par Jaime Pastor et Manuel Gari
Entretien avec Jaime Pastor
- Manuel Gari, membre de la rédaction de Viento Sur, écrit ce 22 mai 2011, dans une contribution intitulée «Demain commence le 15-Mai»: «L'irruption en pleine campagne électorale pour les assemblées communales et régionales d'un ample mouvement qui revendique sur la place publique ce qui est évident a un premier effet: il a bousculé les paramètres du «débat» politique traditionnel dans notre pays. Et ce qui est le plus important, il a rompu le sortilège de la démobilisation sociale dans laquelle nous semblions emprisonnés, sans remèdes. [...] Le mal-être s'est transformé en indignation. L'indignation s'est mise en marche sous la forme d'une action politique collective le 15 mai. Des exemples proches existaient, comme les mobilisations des «Jeunes sans avenir» [sans logement, sans boulot, sans retraite, mais cependant sans peur - voir la traduction de leur plateforme à la fin de l'entretien avec Jaime Pastor]. Néanmoins, ces précédents ont été ignorés par les analystes et les décideurs. Et ce que les dirigeants politiques et leurs intellectuels organiques n'arrivaient pas à comprendre c'est que la force motrice de la mobilisation ne résidait pas tellement dans un éventail de revendications qui existaient antérieurement, mais dans la nécessité et l'objectif de récupérer la dignité. Parce que c'est de dignité qu'il s'agit. C'est ici que s'établit le lien place del Sol (à Madrid) et place Tahrir (au Caire): la dignité d'une jeunesse qui n'a pas d'avenir et agit aussi en notre nom, y compris ceux qui dans notre activité militante avons plus de passé que d'avenir.»
Après avoir souligné les différences et les similitudes entre les deux côtés de la Méditerranée, Manuel Gari indique «qu'un ample secteur de la société se sent maltraité et escroqué. Il a été le témoin silencieux d'un débat politique sectaire des partis, d'une corruption sans limites, de l'action d'un pouvoir judiciaire pour lequel la fin du franquisme n'a pas encore eu lieu, d'un PP (Parti populaire) qui annonce, à partir d'un discours vide, une nouvelle ère pour l'Espagne s'il la gouverne et d'un PSOE qui a perdu la crédibilité et son honneur en appliquant les politiques d'ajustement que lui dictaient les marchés, c'est-à-dire le capital. La société a été expropriée et, en particulier, la jeunesse qui majoritairement ne peut même pas perdre des droits sociaux puisqu'elle ne les a jamais acquis et à laquelle on propose cyniquement comme «voie de sortie» qu'elle devienne une partie du secteur des «entrepreneurs» [...]. Le mouvement du 15 Mai (15-M) pose des questions centrales: Qui doit payer la crise? Comment et par qui les décisions collectives doivent être prises dans une société démocratique? Questions qui résument le contenu social et politique de ladite spanish revolution, sous une formule ingénue et exagérée.»
Nous reviendrons sur cette contribution de Manuel Gari. Nous nous limiterons, en ce 22 mai 2011, de citer sa conclusion: «Le 23 mai 2011 commencera une nouvelle étape du mouvement du 15-M dans un contexte où dans toutes les municipalités et les régions la politique d'ajustement antisociale va se renforcer et où les politiques gouvernementales vont être déterminées par des nouvelles exigences régressives du Pacte pour l'euro. Le futur du mouvement «Démocratie réelle, maintenant» dépendra de sa capacité à offrir des réponses alternatives, à établir des alliances sociales amples, à dessiner des scénarios en relation avec les partis et à résoudre des nouveaux problèmes d'organisation qui permettent un fonctionnement stable, unitaire et pluraliste, quartier par quartier, bourgade par bourgade. Le résultat est incertain, mais le défi consiste à chercher à maintenir et renforcer l'esprit de place del Sol [...] et de toutes ces places, ce qui est une aventure qui vaut la peine d'entreprendre.» Maintenant, la parole à un autre membre la rédaction de Viento Sur: Jaime Pastor. (Rédaction)
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Pouvons-nous déjà parler, en ce 20 mai 2011, d'un Mouvement du 15 mai? Comment le saut se fait-il entre une simple manifestation et un campement?
Jaime Pastor: Peut-être est-ce trop tôt pour le dire, mais je crois que oui, qu'effectivement les manifestations qui ont eu lieu dans plus de cinquante villes et les campements qui ont suivi sur les principales places de beaucoup de villes constituent un «Evénement fondateur» d'un nouveau type de mouvement social ouvrant des perspectives dans la durée. Toutes ces manifestations expriment une indignation collective face aux conséquences négatives de la crise pour une majorité sociale qui ne s'en sent par responsable.
Lors de «sauts» tels que ceux qui viennent de se produire entre manifestation et campement, les motivations peuvent être concrètes. Dans le cas de Madrid, par exemple, les arrestations qui ont eu lieu à la fin de la manifestation de dimanche passé (15 mai) ont conduit un groupe de personne à camper à la Puerta del Sol afin d'exiger la remise en liberté de leurs camarades. Ensuite, c'est le démantèlement du campement par la police qui a provoqué une nouvelle occupation et un nouveau campement le jour suivant et ainsi de suite.
Mais il y a sans doute également des facteurs généraux tels que l'«effet émulation ou contagion» qui jouent.On voit cela dans les comparaisons qui sont faites avec le symbolisme de la place Tahrir au Caire (tout en étant reconnue la différence de situation due au fait qu'il s'agissait pour les Egyptiens de faire tomber une dictature) et dans le fait que l'initiative de Madrid a agi comme une stimulation pour que les gens mobilisés dans d'autres villes expriment leur solidarité. Il s'agit ainsi d'occuper l'espace public dans des lieux spécialement symboliques.
Quelles peuvent être les causes de l'indignation de ces personnes?
J.P.: Il est difficile de généraliser, mais je crois que la cause la plus commune c'est la perception de l'injustice que suppose la réponse donnée par les grands partis à la crise systémique - financière, économique, sociale...- par ceux qui considèrent la «classe politique» comme étant corrompue et au service des grands pouvoirs économiques. Les gens voient que l'on fait payer la facture de la crise par ceux qui ne l'ont pas provoquée, à savoir les jeunes, les femmes, les personnes âgées et les immigrants, au moyen de graves coupes dans les droits sociaux fondamentaux. Le slogan de la plate-forme qui a pris l'initiative de ces mobilisations est très significatif, «Démocratie Réelle, Tout de suite» : «Nous ne sommes par la marchandise des politiques et des banquiers».
De plus, si nous considérons le fait que ce sont les jeunes qui sont les protagonistes de ces événements, le slogan de «Jeunesse Sans Avenir», une autre plate-forme d'appel (voir sa traduction ci-dessous), est lui aussi très représentatif de l'indignation de ceux qui dénoncent leur situation de «sans maison, sans boulot, sans salaire », tout en ajoutant immédiatement «Sans Peur», afin d'exprimer leur volonté de sortir de la résignation et de la recherche de solutions individuelles à la crise.
Comment peut-on interpréter cela dans le contexte d'une campagne électorale?
J.P: Je crois que c'est précisément parce que cela se passe en plein dans cette campagne électorale (locales et régionales, le 22 mai 2001) que cela suppose aussi une expression de protestation face à certains discours de partis que les jeunes considèrent comme faisant beaucoup de promesses qui ne seront pas tenues par ceux qui parviendront au pouvoir. Cela reflète d'ailleurs aussi ce que montrent les enquêtes : la «classe politique» est très largement considérée comme étant l'un des principaux problèmes et, par conséquent, l'on assiste à une désaffection citoyenne non envers la démocratie en elle-même, mais envers la démocratie réellement existante. Les gens pensent que cette démocratie s'est peu à peu vidée de sa substance et que les grandes décisions se prennent hors des parlements et des institutions représentatives. Une phrase de l'un des manifestes peut résumer cela : «Notre démocratie est séquestrée. Nous voulons la liberté ».
Dans quelle mesure cela est-il en relation avec les événements qui se passent au niveau mondial?
J.P. : Depuis l'éclatement de la crise systémique et financière de fin 2008 nous assistons au développement inégal, mais croissant de mouvements de protestation dans différents pays du « nord » face aux réponses néolibérales qui sont données à la crise. Dans l'Union Européenne, nous avons les cas de la Grèce, de la France, de la Grande-Bretagne et du Portugal. Nous avons aussi le cas, jusqu'à maintenant exceptionnel, de l'Islande, qui, à travers deux référendums, a refusé le paiement de la dette générée par une banque privée qui a fait faillite en raison de son propre «aventurisme» spéculatif. C'est pour cela que nous avons aussi vu des slogans tels que «l'Espagne debout, c'est une Islande» ou «Nous voulons être islandais».
Et, enfin, nous avons l'exemple de la révolte du monde arabe et du rôle joué par la jeunesse, à travers l'usage intensif et généralisé des nouvelles technologies de la communication. Sans doute cela a-t-il influé aussi sur nos propres réseaux sociaux qui se sont alors mis à préparer les mobilisations du 15mai passé.
Les mobilisations autour du 15 mai ont été appelées principalement par des réseaux sociaux sur l'internet. Dans quelle mesure l'internet change-t-il le panorama des mobilisations politiques?
J.P.: Manifestement, ces réseaux constituent une révolution dans la contre-information et la communication qui aident à contrecarrer les informations et l'opinion publiées dans les médias traditionnels et à diffuser leurs propres informations avec une rapidité et une économie de temps impensable par le passé. Ces réseaux permettent une coordination entre les militants très supérieure à ce qui existait jusqu'ici et font entrevoir la possibilité d'un fonctionnement plus démocratique et plus horizontal. Enfin, ils contribuent à faire plus facilement le pas entre l'espace virtuel et la réalité au moyen de la diffusion rapide des initiatives de rue et des répliques immédiates données aux réponses venant des autorités.
Que pensez-vous de la manière dont ces mobilisations sont couvertes par les médias traditionnels?
J.P.: Jusqu'au 15 mai dernier, il y a eu un silence quasi-total autour de ce qui se préparait à travers les réseaux sociaux, mais il est évident qu'il y a eu un changement d'attitude dès le jour qui a suivi, lorsqu'on a vu la légitimation sociale que les jeunes avaient obtenue et constaté l'écho massif rencontré dans les rues.
Mais il y a aussi des tentatives claires de montrer déjà les faiblesses présumées de ce mouvement. Son hétérogénéité (réelle mais logique et non négative en elle-même), sa possible manipulation par l'un ou l'autre parti (ce qui renvoie aux théories conspirationnistes en vogue qui prétendent nier les motifs réels de la protestation), l'existence de secteurs «antisystème» (utilisant cela comme une disqualification alors que nous avons vu des slogans comme «C'est le système qui est antipersonnel») ou «violents » (alors que l'on voit que l'option clairement majoritaire est la désobéissance civile non-violente).
Cependant, il y a aussi des médias (spécialement certaines radios) qui donnent la parole aux porte-parole des réseaux d'appel ou à des analystes qui contribuent à la compréhension de ce qui est en train de se passer. C'est quelque chose d'important qui peut aider les gens à chercher des réponses différentes de celles que les grands partis offrent sur le sujet de la démocratie réellement existante et sur la crise.
Pour finir, nous aimerions vous demander quels sont les effets possibles de ces mobilisations à long- comme à court-terme?
J.P.: Un effet important est déjà la construction d'une nouvelle subjectivité commune, plurielle et créative, propre aux gens qui participent à ces mobilisations. Cela est en soi déjà positif pour toutes ces personnes, puisque cela suppose que l'on sort de la paralysie et que l'on cesse de croire qu'il n'y a rien d'autre à faire face à la crise qu'aller voter ou non pour l'un ou l'autre parti le 22 mai.
L'effervescence collective que l'on est en train de vivre ces jours, le sentiment de se sentir faire partie d'un mouvement si étendu et synchronisé dans tant de villes et avec des références à l'échelle internationale, avec un répertoire de messages et d'actions très larges et chaque fois plus créatif, tout cela aura sans doute un impact sur toutes ces personnes. De cette expérience peut surgir un nouveau cycle de mobilisations soutenues dans le temps et de plus en plus coordonnées, même s'il est évidemment fort probable que différents réseaux, discours et propositions vont commencer à s'exprimer publiquement et que les premières tensions vont surgir dans le mouvement. Mais ce dernier point dépendra aussi de l'attitude qu'auront les pouvoirs publics et de leurs tactiques de cooptation et/ou répression face aux revendications des différents secteurs du mouvement.
(Traduction A l'Encontre)
Jaime Pastor est professeur ordinaire de Sciences Politiques. Il fait partie de la rédaction de Viento Sur.
Manifeste du groupe «Ne votez pas pour eux»
La corruption en Espagne atteint des niveaux alarmants. Il ne s'agit pas seulement de la corruption liée à des opérations urbaines, à la subordination de fonctionnaires, à la prévarication, etc. qui touche de manière généralisée les grands partis. Nous nous référons à la corruption qui atteint les fondements mêmes du système. Dans ce contexte s'est établi un système d'alternance politique perpétuelle des organisations politiques ancrées dans le pouvoir depuis des décennies (Parti populaire, PSOE, Convergence et Unité-Catalogne...), sans autre orientation que celles nécessaires pour leurs propres objectifs, sans ouverture à de nouvelles idées, sans permettre la participation active des citoyens, asphyxiant toute possibilité de régénération démocratique.
La loi électorale a été blindée à la mesure des grands partis afin de pénaliser de manière démesurée la représentation des minorités. A la différence d'autres pays avec une démocratie acceptable, nos parlements ne reflètent pas la diversité idéologique de la société espagnole.
La partitocratie s'est professionnalisée: les meilleurs n'arrivent pas au pouvoir si ce n'est ceux qui depuis leur jeune âge se sont dédiés à gérer leurs influences et à imposer la discipline de la hiérarchie. La volonté des citoyens est ignorée à l'occasion de la prise des décisions importantes qui sont adoptées en relation avec les intérêts des groupes de pression qui ne représentent que les intérêts de minorités médiatiques ou de puissances économiques. Les projets de loi sont élaborés dans le dos des citoyens, en manipulant l'information et en présentant comme de bonnes études et de bonnes recherches celles qui relèvent de la fraude. L'unique requête qui nous est adressée est la convocation à des élections. Toutefois, lors de chaque élection, les partis majoritaires présentent des listes fermées et bloquées, avec une campagne jouant sur la crainte, demandant «le vote utile» pour que l'adversaire ne gagne pas dans le jeu de l'alternance au pouvoir. Bien que la société espagnole considère que les politiques constituent le troisième problème du pays, une fois de plus on appelle à voter pour les mêmes: pour des politiques qui gouvernent isolés des citoyens, avec l'intention de maintenir cette situation sur un temps indéfini.
Le 22 mai 2011 [date des élections locales et régionales], nous sommes appelés à exercer notre principal droit démocratique: le vote. Durant la campagne électorale, dans un cadre de crise économique brutal, on fera appel à la crainte plus que jamais. Tu peux une fois de plus l'accepter, en faire cas. Toutefois, tu peux aussi prendre conscience de ton pouvoir comme citoyen: ouvrir les yeux et t'intégrer personnellement dans le réseau des citoyens écœurés qui considèrent que l'amélioration de la situation repose dans nos mains. Tu peux contribuer à ce qu'il y ait plus de débat sur les thèmes importants, à ce qu'on nous informe de manière correcte et objective, à ce que la prise des grandes décisions ne dépend pas seulement de deux ou trois dirigeants élitaires qui se mettent d'accord, dans le dos de l'opinion et des intérêts de la majorité des citoyens.
Un vote - le tien - ne peut pas être un chèque en blanc pour qu'un parti puisse perdre toute préoccupation de la volonté populaire durant quatre ans. La prise de décisions politiques en lien avec les groupes de pression médiatiques constitue le symptôme que quelque chose va très mal dans notre démocratie: c'est le résultat du divorce entre les citoyens et les partis majoritaires qui alternent au pouvoir.
Nous ne te demandons pas, concrètement, le vote pour aucun parti ou idéologie, si ce n'est que nous t'informons pour vérifier s'il existe des alternatives politiques qui pourraient représenter mieux tes idées et ce que les citoyens conçoivent comme la démocratie. La démocratie, ce ne sont pas les grands partis: la démocratie c'est toi et es millions comme toi.
Sans ton vote, ils ne sont rien. Le prochain 22 mai, ne vote pas pour eux. (Traduction A l'Encontre)