« Ce n'est pas une crise, c'est une escroquerie ! », clamaient les « indignés » madrilènes le 19 juin. Après la levée du campement de la Puerta del Sol, le mouvement se poursuit sous d'autres formes.
par Raúl Guillén, juillet 2011
« Dimanche 12, nous démontons le campement de [la Puerta del] Sol et nous partons de manière festive en laissant un point permanent d'information sur la place. Nous poursuivons le travail dans les quartiers, nous continuons à nous réunir dans des lieux publics et, bien entendu, nous maintenons des assemblées à Sol. Telle est la proposition. » Il est 21 heures, le mardi 7 juin 2011, et près de deux mille personnes écoutent le modérateur de l'assemblée générale de la Puerta del Sol la « porte du soleil », une place centrale de la capitale espagnole. Une vaste tente a été dressée avec des bâches pour éviter que la pluie n'en perturbe le bon déroulement, comme c'est arrivé la veille et l'avant-veille. Au centre, l'équipe des modérateurs. Comme on pouvait s'y attendre, la proposition n'emporte pas d'emblée l'unanimité. Des tours de parole s'engagent, d'abord limités à trois pour chaque position.
Les premiers à parler sont opposés au démontage : ils soulignent l'absence de victoires concrètes « Nous allons partir sans avoir rien obtenu » ou l'effet que cela aurait sur les campements des autres villes espagnoles. Vient ensuite le tour des partisans du départ, lesquels insistent sur le fait que le mouvement a atteint un niveau d'organisation suffisant pour pouvoir se passer d'un campement qui épuise ses forces. Les positions semblent irréconciliables et de nouveaux tours de parole se succèdent. Les réfractaires au départ sont une minorité, mais ici les décisions se prennent par consensus.
Derrière les modérateurs, le groupe dit des « facilitateurs » tente de synthétiser toutes les interventions dans une nouvelle proposition. Une personne se charge de dresser le procès-verbal de la réunion. L'assemblée se prolonge pendant quatre heures. Il est plus de minuit et la tension est palpable. L'équipe des modérateurs lance des encouragements : « Allez ! On y est presque. Si on va lentement, c'est qu'on va loin. » Finalement, une nouvelle proposition est lancée. « A ce qui a déjà été dit, nous ajoutons : ceux qui veulent continuer à camper se constitueront en un groupe itinérant qui soutiendra le mouvement, par exemple dans les assemblées de quartier. » Silence. Le sort du campement a fait l'objet de discussions interminables sans qu'on parvienne à un accord. Mais cette fois, lorsque les mains se lèvent, il n'y a pas une seule voix discordante. « Nous sommes enfin parvenus à un consensus ! », clame le modérateur et l'on n'entend plus que les applaudissements.
« Impossible de décrocher, j'en rêve la nuit.
On apprend quelque chose tous les jours »
Depuis le 15 mai (date qui a donné son nom au mouvement), des assemblées générales comme celle-ci, réunissant jusqu'à six mille personnes, ont eu lieu tous les jours à la Puerta del Sol et aux environs. Vera, 28 ans, fait partie de la commission de dynamisation des assemblées. « Impossible de décrocher, j'en rêve la nuit, raconte-t-elle. Ça a été un travail énorme d'apprendre à mener des assemblées, surtout les grandes. On a beaucoup discuté pour savoir s'il fallait ou non continuer à travailler par consensus, mais c'est la base de tout ce qui se passe ici. On apprend quelque chose tous les jours. Il y a une fille qui a été observatrice internationale au Chiapas et qui donne de très bonnes idées. Demain, deux camarades d'un front de résistance sociale et communautaire de Colombie participeront à la réunion. C'est ça qui fait que tu reviens aux réunions et aux assemblées de Sol : voir les gens s'écouter les uns les autres et tenter de faire aboutir quelque chose. »
L'histoire de cette explosion de politique participative est singulière. Dans un contexte marqué par un chômage massif (44,2 % des 16-25 ans en avril 2011, selon Eurostat), par la perte des droits sociaux, les plans de rigueur en matière de santé et d'éducation, la précarité croissante du travail et les saisies de logements commanditées par des banques pourtant secourues avec de l'argent public pour hypothèques impayées, une plate-forme citoyenne lance, notamment via les réseaux sociaux, un appel à manifester le 15 mai. Revendiquant son indépendance vis-à-vis des partis, des syndicats et des organisations politiques, elle remporte un succès inespéré : des milliers de personnes se mobilisent dans une cinquantaine de villes espagnoles. Son mot d'ordre, « ¡ Democracia real ya ! » (« Pour une vraie démocratie maintenant ! »), résume bien le sentiment général de connivence entre pouvoir politique et pouvoir économique, dont l'expression la plus criante est la corruption (1). « Ils ne nous représentent pas » sera l'un des slogans les plus entendus dans les rassemblements.
Encouragées par ce succès, et sans doute par l'exemple de la Tunisie et de l'Egypte, deux cents personnes décident alors, indépendamment de l'appel d'origine, de camper à la Puerta del Sol jusqu'aux élections régionales et municipales du dimanche suivant, le 22 mai. La répression policière (de violentes altercations éclatent à la fin de la manifestation) puis la condamnation politique de ceux qui sont présentés comme des « antisystème » n'affaiblissent pas le mouvement. Au contraire... En deux jours à peine, des bâches bleues couvrent la place ; des haut-parleurs sont installés sur la statue équestre de Charles III, à proximité du groupe électrogène. Quelques planches, et une « cuisine » apparaît : au départ destinée à stocker les dons en nature (l'argent n'est pas accepté), elle évolue rapidement en cantine populaire. Pour l'eau, on remplit des bouteilles de cinq litres à la caserne de pompiers du coin. Quels que soient les besoins matériel de bureau, de construction, médicaments pour l'infirmerie, repas ou vêtements, ils sont inscrits sur un panneau et publiés sur une page Internet. Une entreprise cède trois toilettes chimiques et des voisins mettent leur salle de bains à disposition des manifestants. Une petite ville voit le jour sur la place la plus centrale de Madrid.
A l'une des tables d'information, Borja, chômeur de 31 ans, explique à trois jeunes qui viennent d'arriver avec leurs sacs à dos le fonctionnement du campement : « Il y a d'un côté les commissions qui s'occupent des tâches liées à l'organisation du campement et du mouvement du 15-M [15 mai], cuisine, assistance juridique, préparation des assemblées, infrastructure, etc. Puis, il y a les groupes de travail qui réfléchissent et discutent des propositions adoptées par consensus sur la politique, l'économie, l'environnement, la santé, l'éducation, la culture, l'immigration et tout ce qui peut nous sembler important. Les commissions et les groupes de travail sont ouverts à tout le monde, ils se réunissent généralement l'après-midi, sur les places et dans les rues du quartier. Par ailleurs, une assemblée générale se tient tous les jours, dans le grand espace que nous avons laissé vide. C'est là que se prennent les décisions. Le mieux, c'est peut-être d'observer et d'assister aux assemblées les premiers jours, pour vous familiariser. »
A la Puerta del Sol et aux alentours, les assemblées cohabiteront pendant quatre semaines avec les touristes, les terrasses, les boutiques des grandes chaînes commerciales et les bars à tapas. En effet, il suffit de parcourir une centaine de mètres pour sortir de ce que les médias ont rapidement baptisé Spanish revolution (« révolution espagnole ») et entrer de plain-pied dans le Madrid de tous les jours, celui des gens qui prennent le métro pour aller travailler ou qui font leurs courses.
Carlos, l'un des avocats qui assistent les manifestants sur le plan juridique, raconte ce qu'a été jusque-là sa participation à la vie politique, interrompu de temps à autre par un appel téléphonique sur la ligne qu'on a installée sur la place pour que les commissions puissent communiquer entre elles. Agé de 62 ans, il est docteur en droit, avocat et professeur à l'université. Mis à part quelques manifestations contre la dictature de Francisco Franco, il constate : « C'est la première fois que je participe à une mobilisations politique et c'est la première fois que je descends dans la rue. Je suis venu parce que je m'identifie complètement aux principes que l'on défend ici : refus de l'engagement partisan, dénonciation de la corruption et de notre manque absolu de souveraineté, puisque les gouvernements ne sont plus que des agents commerciaux du pouvoir financier et économique. » Après un moment passé à la Puerta del Sol, Carlos, comme beaucoup d'autres, rentre chez lui pour se reposer et renouer avec ses obligations professionnelles. Bien que son profil ne soit pas le plus représentatif des participants au 15-M souvent plus jeunes et en situation de précarité, il en illustre l'une des caractéristiques les plus frappantes : la capacité à enrôler dans l'action politique, activement et massivement, des secteurs de la société qui ne s'étaient pas mobilisés auparavant.
Cela ne veut pas dire que les rassemblements sont nés spontanément. Ils agrègent au contraire des mouvements préexistants, comme Juventud sin futuro (Jeunesse sans avenir), issu du mouvement étudiant, qui a également rejoint l'appel du 15 mai. Ses revendications ne se cantonnent pas à l'université et ont une portée plus vaste, comme en témoigne son slogan : « Sans logement, sans boulot, sans retraite, sans peur ». Des opposants aux lois visant à contrôler le trafic et le téléchargement sur Internet se sont aussi unis à la mobilisation. Habitués à des actions coups de poing de « hacktivisme », telles que les attaques contre des serveurs, ils avaient lancé une initiative appelée nolesvotes (« ne vote pas pour eux ») qui entre en résonance avec les mots d'ordre du 15-M.
Concerts de casseroles et rassemblements
pour empêcher les saisies de logements
Tous ces groupes véhiculent une défiance vis-à-vis des institutions en place et encouragent des formes de participation décentralisées, horizontales et, dans le cas du « hacktivisme », opposées aux lois en vigueur. Puerta del Sol a également rassemblé des militants, férus d'Internet ou non, aux affiliations politiques ou syndicales plus marquées, ainsi que des personnes qui s'étaient mobilisées à d'autres occasions : contre la guerre en Irak ou, plus récemment, contre le processus de Bologne (réformant l'enseignement supérieur en Europe). On rencontre aussi des individus issus des mouvements sociaux, qu'il s'agisse d'écologistes, de groupes liés aux centres sociaux occupés autogérés, de collectifs culturels et d'éducation populaire, d'aide aux immigrés, de féministes, de travailleurs sociaux, etc.
Dans le campement, l'effort pour se démarquer de toute organisation préexistante et le grand nombre de participants impliquent un certain mélange des groupes, qui tendent à s'organiser principalement par affinités. Par exemple, les journalistes professionnels s'orientent vers la commission de communication et travaillent avec ceux des médias alternatifs ou simplement avec des gens intéressés. De leur côté, les groupes de travail se composent aussi bien d'experts que d'individus ordinaires se sentant concernés, à titre personnel, par tel ou tel sujet.
Au bout de quatre semaines d'occupation de l'espace public, l'idée d'un repli vers les réseaux virtuels suscite le rejet ou est perçue comme une défaite. Après le démantèlement du campement le 12 juin, il s'agit de maintenir un calendrier d'actions. Au programme : des manifestations, comme celle du 19 juin contre le pacte pour l'euro, qui a rassemblé plus de deux cent mille personnes en Espagne, ou la marche populaire des « indignés » qui est partie de Valence et doit rallier Madrid le 23 juillet ; des protestations, telles que des caceroladas concerts de casseroles devant les mairies ; et des rassemblements pour empêcher les saisies de logements.
A plus long terme, les espoirs résident dans les assemblées populaires tenues au niveau des quartiers et dans la continuité de la lutte commencée à la Puerta del Sol. Il s'agira aussi de pouvoir coordonner la vingtaine de villes espagnoles où des mouvements similaires se sont produits et se poursuivent (comme à Barcelone, où le siège du gouvernement régional a été bloqué en signe de protestation contre les mesures d'austérité). De nombreux obstacles se dessinent déjà : durcissement de la répression policière ou difficultés à mobiliser dans la durée pour des objectifs qui peuvent sembler lointains. Mais, quels que soient les résultats, les semaines qui viennent de s'écouler témoignent d'un éveil à la politique de nombre de participants, avec des modes de fonctionnement qui sortent des sentiers battus. « Nous dormions, nous nous sommes réveillés. Place occupée », clame la plaque commémorative que le mouvement a décidé d'adosser à la statue équestre du roi Charles III, sans demander de permission à personne, comme pour tout ce qui a été fait à la Puerta del Sol.
Raúl Guillén
Journaliste, Madrid.
(1) Selon le quotidien El País (10 avril 2011), on comptait plus de cent personnes mises en examen par la justice pour des accusations de pots-de-vin, de trafic d'influence, etc., parmi les candidats aux élections du 22 mai 2011. Cinquante pour cent d'entre elles appartiennent au Parti populaire (PP, droite) et trente-cinq pour cent au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, centre gauche). Lire également Andreu Manresa, « Aux Baléares, la fabrique de la corruption », Le Monde diplomatique, juin 2010.
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