Printemps arabe
Par Judy Fair et Bartholoméo Charpentier (4 avril 2011)
Les Tunisiens ne sont pas contentés de faire fuir un dictateur. Ils traquent aujourd'hui toute forme d'autorité illégitime et aspirent à une démocratie sous contrôle populaire. En attendant l'élection de l'Assemblée constituante, au mois de juillet, la vigilance est de mise. Le peuple n'entend pas se laisser confisquer sa révolution par le gouvernement intermédiaire. Reportage.
Jeudi 3 mars, on crie victoire à Tunis. Le président intérimaire, Foued Mebazaa, et le ministre de transition, Béji Caïd Essebsi, se sont rendus à la volonté du peuple de la Kasbah, du nom de cette place centrale de la capitale où se sont tenues nombre de manifestations depuis le mois de décembre. En plus de la démission du premier ministre de transition, Mohamed Ghannouchi, figure de l'ancien régime, et d'une partie de son gouvernement, les révolutionnaires ont arraché une Assemblée constituante, chargée de rédiger une nouvelle constitution. Ses membres seront élus le 24 juillet prochain par les Tunisiens au suffrage direct.
Vendredi 4 mars, après deux semaines de sit-in, les manifestants satisfaits plient donc bagage et balaient la place dans une joyeuse animation. Les militaires remballent discrètement leurs fagots de barbelés dans leurs camions. Il pleut sur Tunis. Les tentes de la place du gouvernement sont roulées sur les toits des minibus et des voitures. Des cars repartent pour la Tunisie de l'intérieur. Des centaines de Tunisois viennent saluer les participants du sit-in, ils leur offrent des roses et des dragées.
Les révolutionnaires restent vigilants
Ajer, habitante de Tunis, embrasse ceux qui repartent. « Ils vont veiller de là-bas, à ce que la révolution ne soit pas confisquée. » Dans les régions, des comités de protection de la révolution ont pris le contrôle de certaines administrations, à Gabès, par exemple. Toutefois, dans la plupart des villes, les rouages institutionnels restent entre les mains des anciens maîtres. La vigilance reste donc de mise. Les Tunisiens semblent très déterminés à ne pas revoir l'ombre d'une institution fantoche.
Le premier ministre, Béji Caïd Essebsi sait qu'il est sur un siège éjectable. Lors de son discours inaugural, le 4 mars, il s'est engagé dans une double mission : retour au calme et à la sécurité jusqu'à la Constituante. Reconnus et intégrés aux instances de réflexion, les comités de protection de la révolution ne gouvernent pas. La célèbre avocate, Radhia Nasraoui, reste sur ses gardes : « Les méthodes policières n'ont pour l'instant pas changé, des révolutionnaires de Kasserine continuent d'être violentés par la police. Le retour d'anciens membres du RCD dans de nouvelles listes électorales, sous de nouvelles couleurs, est à craindre. »
Préparation de la Constituante
Ce que la Kasbah a véritablement arraché au gouvernement, c'est la possibilité pour le peuple de participer à la refondation d'un nouveau régime. L'assemblée constituante en dehors de sa mission proprement constitutionnelle, qui définira une nouvelle République et nouveau régime, doit aussi réformer le cadre législatif, le code électoral, la loi sur les partis politiques, la loi sur les associations, la loi organique relative au Conseil supérieur de la magistrature et au Conseil d'État.... Bref, tout ce qui a trait à l'organisation des pouvoirs et de la vie politique.
C'est la Commission nationale supérieure de réforme qui a pour mission de préparer la nouvelle loi électorale en vue de la Constituante. Composée au départ d'une dizaine de juristes modérés et ayant pour certains appelés à la réélection de Ben Ali en 2014, elle a été vivement contestée. Elle a dû revoir sa copie et ouvrir son cercle d'experts à la société civile. Des membres des comités de protection de la révolution ont ainsi été intégrés à cette Commission rebaptisée « Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la Révolution ».
Une autre commission, elle aussi instituée par le gouvernement provisoire, doit établir les responsabilités en matière de violence. Des milices ont été engagées pour mater les révolutionnaires, avant comme près la chute de Ben Ali. Près de 300 Tunisiens sont morts. Des milliers d'autres ont été violentés et tabassés. Le décompte commence à peine.
Quels choix économiques ?
Dernière inquiétude pour le peuple de la Kasbah : la politique économique. Dans les premiers jours de mars, une contre-manifestation s'agitait devant la Coupole d'El Menzah, à Tunis. Elle demandait au gouvernement d'inviter à la reprise du travail, au motif que « les gens de la Kasbah » risquaient de mettre en déroute « le miracle tunisien ». La Tunisie va-t-elle reprendre le chemin du libéralisme ? Au temps de Ben Ali, les entreprises étrangères profitaient de nombreux avantages : 0% d'impôt, une installation rapide et aucun engagement vis-à-vis de la région et de ses employés. Résultat : un développement accéléré pour les biens lotis du littoral et la pauvreté, le chômage et la sous-traitance massive à l'intérieur des terres.
Pour le moment, Saïd Beji Caïd Essebsi resserre les rangs. Le 28 mars, le ministre de l'Intérieur Farhat Rajhi a été démis de ses fonctions. Figure probe et populaire, ancien magistrat, il a participé à la dissolution du RCD, de la police politique et débarqué une trentaine de directeurs de la police. Victime d'une cabale de la police ou des troubles sécuritaires agitant encore le pays ? Nul ne sait encore. C'est Habib Essid, ancien chef de cabinet de ce ministère sous Ben Ali de 1997 à 2000, qui reprend les rênes du ministère de l'Intérieur. La Kasbah veille.
Judy Fair et Batholoméo Charpentier