Par Niall Green et Kumaran Ira
12 mai 2011
De jeudi à dimanche, des manifestants s'étaient rassemblés dans la capitale tunisienne, Tunis, pour protester contre le gouvernement transitoire qui dirige ce pays d'Afrique du Nord depuis la chute en janvier du dictateur Zine el Abidine Ben Ali, soutenu par l'Occident.
Les manifestants ont défié un couvre-feu décrété par le gouvernement samedi pour réprimer une opposition croissante contre le régime intérimaire. Le couvre-feu s'applique de 21 heures à 5 heures du matin.
A Tunis, des manifestants antigouvernementaux ont appelé à la démission du gouvernement et exprimé leur mépris à l'égard du premier ministre Beji Caid Sebsi et du ministre de l'Intérieur, Habib Sid. Les manifestants ont également scandé des slogans tels, « Le peuple veut une nouvelle révolution » et « Ni peur ou terreur - le pouvoir appartient au peuple. »
Les protestations se sont propagées à d'autres villes, dont Sfax, Kairouan et Sousse. Le couvre-feu a été imposé après les protestations survenues dans des villes comme Sfax, Kairouan et Métlaoui, ainsi que trois villes de la province du centre-ouest de Gafsa
Le régime tunisien a réagi par une répression violente à ces protestations. A Tunis, la police a tiré des gaz lacrymogènes dans la foule rassemblée dans l'avenue Bourguiba, l'artère principale de la ville. Les manifestants ont riposté par des volées de pierres.
La police aurait chargé les manifestants avec des matraques, isolant de petits groupes puis les frappant à coups de pieds et les battant. « La réaction de la police est trop extrême contre les gens, » a dit l'un des manifestants à l'agence d'information Reuters. « C'est le retour à l'époque de Ben Ali, » a-t-il ajouté.
Le réseau CNN a rapporté que des véhicules blindés de l'armée avaient aussi été déployés dimanche près du principal bâtiment du ministère de l'Intérieur.
Les protestations avaient débuté après que l'ancien ministre de l'Intérieur tunisien du gouvernement transitoire, Farhat Rajhi, ait averti mercredi sur Facebook de la préparation d'un « coup d'Etat militaire » si le groupe islamiste Ennahda gagnait les élections du 24 juillet. Ce jour-là, le régime projette de tenir des élections pour une assemblée constituante afin de préparer les futures formes du gouvernement tunisien. Ennahda qui avait été interdit sous Ben Ali, pourrait, dit-on, gagner du soutien dans le Sud où le mécontentement suscité par la pauvreté et le chômage est grand.
Dans un enregistrement vidéo sur Facebook, Rajhi a dit: « Si Ennahda prend le pouvoir, il y aura un coup d'Etat ». Il a ajouté, « Les gens de la côte [c'est-à-dire l'anciens partisans de Ben Ali dans les régions plus riches du pays] ne sont pas disposés à céder le pouvoir et si les élections ne vont pas dans leur sens, il y aura un coup d'Etat. »
Rajhi a aussi affirmé que la promotion du général Rachid Ammar au rang de chef d'Etat-major faisait partie du projet de s'emparer du pouvoir « en cas de victoire des islamistes aux prochaines élections. »
Le régime tunisien a rapidement rejeté la déclaration de Rajhi qui avait été ministre de l'Intérieur de janvier à fin mars lorsqu'il a été obligé de quitter ses fonctions pour des motifs non déclarés. Il semblerait que Rajhi soit en mauvais termes avec l'appareil de sécurité en raison de ses efforts limités de conférer un nouveau visage à cet Etat répressif.
Rajhi, un ancien magistrat, avait bénéficié d'un certain soutien populaire en Tunisie pour avoir limogé 45 responsables de haut rang du ministère de l'Intérieur accusés de corruption, pour avoir écarté du pouvoir l'ancien parti dirigeant de Ben Ali et pour avoir réorganisé la police secrète.
Une autre expression de la répression contre la contestation est le retour de l'agence tunisienne de l'Internet chargée de la censure et qui avait été suspendue après la chute de Ben Ali. L'agence a été autorisée par une nouvelle loi sur la censure et qui, selon le site d'information Internet tunisien Webdo, a été adoptée secrètement. La première mesure des censeurs a été de fermer la page de Facebook qui avait publié la déclaration de Rajhi.
Le régime tente aussi de faire taire tout reportage sur la répression dans les rues de Tunis. Quelque 15 journalistes des médias régionaux et internationaux ont été interpellés et battus par la police tunisienne durant les protestations de jeudi et de vendredi.
Marwa Rekik, une journaliste de la radio locale Kalima a dit à Al Jazeera qu'elle avait été agressée par une dizaine d'agents de police alors qu'elle réalisait un reportage en direct du centre de Tunis. « Ils m'ont frappé sur toutes les parties de mon corps avec des matraques et leurs casques et les blessures à la tête ont exigé cinq points de sutures, » a-t-elle rapporté samedi.
La réaction du régime transitoire aux protestations est une mise en garde nette qu'il utilisera les méthodes les plus violentes pour réprimer les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière.
Depuis la chute du régime de Ben Ali, aucun des problèmes sociaux sous-jacents auxquels sont confrontées les masses n'a été résolu et le pays a connu une explosion de mouvements de grève et de protestations de la part des travailleurs. Faisant état des craintes de la bourgeoisie, le ministre des Affaires sociales, Mohamed Ennaceur, a expliqué : « Avec la montée en flèche des revendications sociales de la période de l'après révolution, la situation sociale n'a fait qu'empirer. »
Il a dit à La presse: « Plusieurs investisseurs étrangers et tunisiens ont affiché une certaine réticence depuis la révolution, le calme n'étant pas revenu. 281 institutions ont arrêté leurs activités dans la période postrévolutionnaire. Le nombre des grèves a augmenté de plus de 155 % par rapport à l'année 2010 et le nombre des participants a été de 85 pour cent alors que ce chiffre était de 53 pour cent l'année dernière. On relève également une augmentation des grèves sauvages de 85 pour cent alors qu'elles n'étaient que de seulement 19 pour cent l'an dernier. Sans oublier les sit-in et les dépassements commis dans des lieux de travail. Des milliers de personnes sont venues réclamer leurs droits au siège du ministère depuis la révolution. »
Bien que Rajhi se soit rétracté plus tard en attribuant, de manière peu plausible, ses commentaires sur la menace d'un coup d'Etat à « l'immaturité politique » et exprimant son entière confiance à l'armée, ceux-ci ont révélé au grand jour la méfiance des masses à l'égard du régime transitoire. Un étudiant a dit, « Il y a déjà tellement de problèmes en Tunisie. La vidéo que Rajhi a faite aujourd'hui, c'est l'étincelle. La révolution n'est pas finie ! »
Sonia Briki, une manifestante a dit à Reuters : « Nous sommes ici pour réclamer le départ de ce gouvernement qui est malhonnête. Tout est clair maintenant. Nous voulons qu'ils démissionnent afin que nous ayons un gouvernement dont les membres sont uniquement au service du peuple. »
Ces événements soulignent avant tout l'absence d'un parti pour mener les luttes de la classe ouvrière en Tunisie. Les partis existants sont en faillite et hostiles aux travailleurs.
L'indignation populaire soulevée par les commentaires de Rajhi expose le caractère frauduleux de la commission de réforme mise en place par le régime transitoire afin de superviser l'assemblée constituante. Elle comprend l'organisation patronale UTICA, divers groupes de droits de l'Homme, l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) et les partis d'« opposition » officiels tels le Part démocrate progressiste (PDP) ainsi que l'ex mouvement stalinien Ettajdid.
Ces forces ne fournissent qu'un mince vernis pseudo-démocratique à un régime qui cherche désespérément à se maintenir au pouvoir en réprimant les luttes de la classe ouvrière. Il avait été conçu dès le début comme un moyen d'empêcher la classe ouvrière de former des organes de pouvoir pour défier la vieille machine d'Etat de Ben Ali.
La commission est dirigée par un professeur de droit public, Yadh Ben Achour, qui a été interviewé par le quotidien français Le Monde. Interrogé sur sa commission, il a expliqué : « Cette Haute Instance était une simple commission de réforme politique, dont le rôle était de réviser l'ensemble des textes liberticides qu'utilisait l'ancien régime pour opprimer le pays... Puis un conseil de protection de la révolution, avec des partis et des organisations de la société civile, a été créé et conçu comme une sorte de tuteur du gouvernement. »
Ce conseil, qui était opérationnel à la mi-mars, comprend entres autres, des représentants de l'UGTT, du PDP et d'Ettajdid. Son nom a toutefois aussi été une duperie. Loin d'avoir l'intention de mener les masses dans une révolution contre l'Etat, ses membres voulaient trouver des postes dans la machine d'Etat, ce qu'ils firent rapidement en rejoignant la commission de Ben Achour.
En remarquant que la commission était la « synthèse » de ces deux commissions, Achour a dit que si elles étaient séparées, ceci « aurait pu conduire à une crise et à un parallélisme de deux pouvoirs, l'un institutionnel, l'autre révolutionnaire. »
La dernière chose que les partis d'« opposition » officiels souhaitaient faire, c'était mettre en place des institutions qui pourraient contester le pouvoir du régime Ben Ali, Au lieu de cela, ils rejoignirent la commission officielle de « réforme » pour procurer une couverture politique à la machine droitière de l'Etat et à ses chantiers contre les luttes révolutionnaires de la classe ouvrière.
(Article original paru le 9 mai 2011)
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