Abdel Bari Atwan
Est-ce que la Syrie est en train de sombrer dans une guerre civile sectaire, tandis que l'autorité du régime - et sa crédibilité - n'en finissent de s'écrouler ?
Manifestation contre le régime syrien, le 18 novembre 2011 dans la province de Deraa - Photo : YouTube/AFP
Dans la banlieue de Damas et dans des provinces comme Homs, Hama, Adlab, et d'autres, les gens sont déterminés à renverser Assad, malgré la brutalité du régime et ils semblent avoir brisé la « barrière de la peur ».
Mais leur lutte est-elle en vain ? Comme personne n'a prédit les bouleversements étonnants du printemps arabe, les révolutions populaires contre les régimes dictatoriaux, nous aimerions contredire tous les commentateurs et les analystes et leurs prédictions de ce qui pourrait arriver en Syrie en un an ou deux, ou même d'ici un mois.
Quand un groupe alaouite pro-régime s'attaque au quartier Karam al-Zeitoun et massacre 14 membres de la même famille, dont cinq enfants - le plus jeune ayant à peine huit mois - nous ne serons pas surpris si un groupe sunnite décide maintenant d'attaquer les quartiers alaouites et de tuer quelques-uns de leurs habitants dans un acte de vengeance. Mais ce serait désastreux.
Après des décennies de coexistence - une coexistence sous l'oppression la plus terrible, la violation des libertés et des droits de l'homme, et le pouvoir toujours croissant des services de sécurité - nous voyons aujourd'hui la fin du contrat social syrien et le rideau tomber sur la soi-disant unité nationale. La patience a une limite, mais la tolérance a ses limites aussi.
La Syrie est en train de glisser dans l'abîme irakien. L'identité nationale censée tout englober est jetée loin, remplacée par des identités sectaires, confessionnelles et ethniques. Nous avons entendu l'homme fort de l'Irak, le Premier ministre Nouri al-Maliki, dire qu'il est avant tout chiite et ensuite seulement irakien, ce qui veut dire qu'il place la parenté religieuse avant l'identité nationale. Nous craignons de voir les Syriens dans un proche avenir se présenter de la même manière, la loyauté allant à d'abord à sa communauté et à son appartenance religieuse, puis ensuite seulement à son pays.
Nous ne pouvons pas nier, si l'on est de bonne foi, que le fossé sectaire en Syrie ne cesse de s'élargir. Tant le régime que l'opposition jouent un rôle majeur dans cette catastrophe. Ils partagent la responsabilité pour cela. Ils sont aidés par des forces étrangères, dans la Ligue arabe.
Mais nous ne cherchons pas à critiquer à parts égales le régime et l'opposition. Nous ne pouvons pas faire une telle chose. Le régime doit assumer la plus grande part de la faute en raison de ses actes qui ont jeté ce pays dans ce puits sans fond - par son obstination dans la poursuite de son hideux chemin sanglant, pensant que sa force contre un peuple plus faible lui permettrait de revenir en arrière en 1982, année où il était possible de vaincre le soulèvement de la ville de Hama en massacrant des dizaines de milliers d'islamistes.
Nous allons perdre la Syrie comme nous avons perdu l'Irak et comme nous perdons la Libye en ce moment. Les pays arabes se seront dans un proche avenir transformés en complets « États défaillants » et ils sombreront dans le chaos : le chaos des armes, le chaos sectaire et religieux, et le chaos de la séparation géographique.
Et maintenant, plutôt que de considérer les répercussions pour l'ensemble du monde arabe, on s'englue dans des accusations et critiques réciproques, perdant de vue un avenir potentiellement désastreux, ce qui équivaut à tout le moins à un refus de responsabilité. C'est un crime terrible qui fait que la Oummah va se déchirer à cause du plan criminel qui vise à nous diviser.
Malheureusement, et amèrement, je dois dire que nous n'avons pas eu de dirigeants avisés. Et même si nous avons des hommes sages, il semble y avoir ni un endroit oni respect pour eux. Quand ils existent réellement et disent la vérité, les accusations de trahison et de parti pris contre ce côté ou l'autre sont prêts à être lancés sur eux.
Quand la Russie s'obstine à soutenir le régime syrien, et utilise son droit de veto pour empêcher toute sanction contre elle, elle le fait pour les intérêts stratégiques et pour relever le seuil de ses exigences. Dès qu'elle recevra le prix attendu, en nous traitant comme des esclaves sur un march, elle vendra la Syrie et son régime tout comme elle a vendu les régimes irakien et libyen.
Lorsque les États-Unis approuvent et soutiennent l'initiative de la Ligue arabe, ils ne le font pas pour soutenir la légitime révolution syrienne, mais en appui à Israël et à son éternel projet d'humilier la nation arabe et d'épauler les Etats-Unis dans le pillage de nos richesses.
Le régime syrien est le régime criminel qui a commis, et continue de commettre des massacres contre son propre peuple tout simplement parce qu'ils se sont rebellés contre les pires formes d'oppression, contre la répression et la corruption. Nous disons à tous ceux qui ont récemment emboîté le pas de cette révolution : « nous nous sommes opposés à ce régime depuis l'époque de son fondateur, Hafiz al-Asad. A cause de cela nous avons été l'objet de menaces et de bannissement. Mais ce qui est important pour nous est aujourd'hui de sauver la Syrie et pas son régime, en l'écartant d'une guerre civile sanglante et de la division, et en faisant en sort qu'elle n'éclate pas en petits États en conflit les uns avec les autres ».
Si le président Bashar al-Asad aime vraiment la Syrie, il doit faire de réelles concessions à son peuple et à ceux qui se sont rebellés. Il doit montrer qu'il est sérieux sur cette question. Il ne faut pas oublier que le temps de l'oppression, de la corruption et du terrorisme contre les citoyens syriens est terminé. Assez d'envoyer les chiens des services de sécurité sur telle ou telle partie de la population ! Et assez de la torture dans les chambres souterraines qui sont pleines du sang d'hommes nobles ! De même, l'opposition syrienne, avec toutes ses composantes, doit essayer d'offrir un compromis et mettre fin à sa menace d'appeler à l'aide des forces étrangères.
Quant à la Ligue arabe, qui a toujours échoué à soutenir les causes de la nation arabe - pas simplement en omettant de se lever contre les États-Unis et le colonialisme israélien, mais en complotant activement avec eux, soit en gardant le silence soit en les soutenant de façon tacite - il faut reconnaître que ses faucons, qui désormais pleurent sur la perte de l'Irak au profit de l'influence iranienne, précipiteront la Syrie dans la même catastrophe s'ils internationalisent le problème ou font appel à des forces étrangères comme ils l'ont fait en Irak et en Libye.
Ces jours-ci, nous vivons un des pires moments de notre histoire. Les centres de décision des Arabes sont détruits ou divisés en ce qui concerne la Syrie et l'Irak. Nous demandons à Dieu de protéger l'Egypte et de lui épargner les complots de ceux qui, en public, prétendent la protéger, mais cherchent en réalité à faire avorter sa révolution derrière des portes closes.
Le peuple syrien qui a sacrifié 6000 martyrs mérite un système démocratique. Le régime syrien, qui a conduit son pays à cette catastrophe devrait écouter les cris du peuple et des mourants, car jamais il ne vaincra un peuple qui n'a pas hésité un seul instant à sacrifier son sang pendant des mois afin de conquérir sa dignité et sa liberté.
* Abdel Bari Atwan est palestinien et rédacteur en chef du quotidien al-Quds al-Arabi, grand quotidien en langue arabe édité à Londres. Abdel Bari Atwan est considéré comme l'un des analystes les plus pertinents de toute la presse arabe.
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