Un silence assourdissant. La répression de la révolte populaire qui secoue la Tunisie a causé, en moins d'un mois, la mort d'une soixantaine de manifestants. Mais de l'autre côté de la Méditerranée, son ancien « Protecteur » regarde ailleurs : le gouvernement français n'a toujours pas émis de condamnation à propos des violences policières. Même apathie pour l'ensemble des principales personnalités politiques, médiatiques ou culturelles, si promptes d'ordinaire à déplorer les atteintes faites aux droits de l'homme. Surnommé le « clan des Tunisiens », un groupe d'individus se distingue par sa loyauté indéfectible envers le régime tunisien : parmi eux, c'est le cas notamment du ministre de la Culture, [Frédéric Mitterrand], qui a contesté dimanche la dénomination de « dictature » à l'encontre du pays, ou de celui de l'Agriculture, le villepiniste Bruno Le Maire, qui a déclaré mardi ne pas vouloir « juger de l'extérieur, comme ça, un gouvernement étranger » . Une pondération curieusement absente quand il s'agit de condamner l'Iran ou la Côte-d'Ivoire pour leurs manquements démocratiques. Hier, le Premier ministre François Fillon s'est contenté quant à lui, en guise de protestation minimaliste, de déplorer « l'utilisation disproportionnée de la violence ».
Plus grave encore est le cas Michèle Alliot-Marie : la nouvelle ministre des Affaires étrangères, coutumière des séjours privés à Djerba, a fait savoir mercredi aux parlementaires la disponibilité de la France pour porter secours....aux autorités tunisiennes dans leur gestion « sécuritaire » des émeutes.
En 2006, alors qu'elle était, en tant que ministre de la Défense, en déplacement officiel en Tunisie, Michèle Alliot-Marie, interrogée lors d'une conférence de presse sur la question des droits de l'homme, avait fourni cette réponse pour le moins alambiquée : « Je pense qu'il s'agit à la fois d'un problème d'image internationale de la Tunisie et d'un problème d'efficacité (...). La très grande pauvreté est un élément qui donne prétexte au terrorisme. Il est vrai aussi que certaines atteintes qui sont portées à des libertés doivent être examinées sous l'angle de leur intérêt pour la lutte contre le terrorisme mais quand on va trop loin, cela peut avoir un effet inverse et alimenter l'envie de certaines personnes de rejoindre les groupes extrémistes terroristes. C'est une analyse très difficile à faire et c'est un problème qui se pose aussi aux armées quand elles sont sur un territoire. Jusqu'où peut-on aller ? ». Tant que le pays continuera d'accueillir « de manière formidable » Michèle Alliot-Marie, celle-ci se refusera visiblement à lancer des « anathèmes » contre la Tunisie.
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Au-delà de la dirigeante du Quai d'Orsay, timorée par rapport à l'ONU et l'Union européenne, le silence qui gagne l'élite politique et médiatique de la France peut s'expliquer en raison d'un puissant « lobby tunisien » . Ces termes sont ceux employés par le médecin Gabriel Kabla : membre du RCD -le parti de Ben Ali, ce résident de Montreuil, qui préside « l'Association française des juifs de Tunisie », entend promouvoir « le vrai visage de la Tunisie, celui d'un pays ouvert, où les femmes ont des droits, où l'éducation est la priorité ». Une vision tronquée de la réalité, s'apparentant à un déni et longtemps prônée en France par de célèbres natifs du pays, tel Bertrand Delanoë, habitué de Bizerte, et le secrétaire d'Etat au Commerce extérieur Pierre Lellouche.
Bizness is bizness
Et c'est justement dans le domaine du business, à travers la Chambre franco-tunisienne du commerce et de l'industrie, qu'un réseau d'alliance s'est particulièrement tissé et consolidé. Autre signe de la proximité des milieux d'affaires entre les deux pays : Christian de Boissieu, président du Conseil d'analyse économique- un organe consultatif auprès de Matignon-, est également le président du Cercle d'amitié France-Tunisie. En outre, le nouveau dirigeant de l'Institut des cultures d'islam et ancienne plume de Jean-Pierre Raffarin, Hakim El Karoui, est à la fois un membre de l'Institut arabe des chefs d'entreprise et un proche de Hedi Djiilani, le patron des patrons tunisiens.
Dans le milieu médiatique, l'homme du maillage s'appelle Hosni Djemmali : cet ex-journaliste, devenu un pionner de l'hôtellerie chic, est surnommé « l'ambassadeur bis de Tunisie ». Intime de la famille Debré, proche de Guillaume Sarkozy mais aussi de Christian de Villeneuve, directeur des rédactions du groupe Lagardère, Jean Daniel du Nouvel Observateur, Etienne Mougeotte et Alain-Gérard Slama du Figaro, l'homme s'est forgé un épais carnet d'adresses dans le milieu culturel et médiatique de l'Hexagone. C'est aussi lui qui a créée « l'association des Échanges franco-tunisiens » qui va d'ailleurs fêter dans un palace parisien, le 25 janvier, son vingtième anniversaire, en présence de l'influent Abdelwahab Abdallah, ministre conseiller chargé des Affaires politiques auprès du président Ben Ali, et de Frédéric Mitterrand, ministre à la tête de la Culture mais aussi de la Communication.
De communication, justement, il en est aussi question dans les rapports entre les deux pays, à travers les initiatives de Jacques Séguéla, qui vient de faciliter l'installation d' Havas à Tunis, et d' Anne Méaux, peu connue du grand public mais figure incontournable pour de nombreux décideurs politiques, à commencer par Nicolas Sarkozy. Le président de la République ne verra sans doute pas d'un mauvais oeil le repli tactique du « lobby tunisien », lui qui a toujours su fermer les yeux sur la corruption endémique du régime, comme ce fut encore le cas lors de sa visite d'Etat en 2008. Il sermonnait alors les détracteurs de l'Etat tunisien, leur rappelant que la situation générale du Maghreb valait mieux qu'une dérive vers un « régime taliban ». Bonne pioche : pour justifier le statu quo honteux du monde arabe et les privilèges des despotes, le recours à l'épouvantail des barbares-afghans-armés-de-kalachnikovs sera toujours bien utile.
newsnet_47762_jpgphotofintexte-581ea.jpgCouverture d'une revue en ligne, apolitique et tunisienne, été 2010