17/11/2011 mondialisation.ca  7min #60025

 Le mouvement anti-wall Street gagne d'autres pays

Au pays des indignados

par Christian Rioux

Ils ont été les tout premiers, avant Occupy Wall Street. Six mois plus tard, les indignés de la Puerta del Sol se cherchent un avenir. Après la Grèce et l'Italie, l'Espagne s'apprête à changer de gouvernement. Mais la jeune démocratie espagnole le fera en passant par les urnes. Dimanche, le pays se choisira un nouveau dirigeant pour succéder au socialiste Jose Luis Zapatero. Alors que les sondages annoncent la victoire du Parti populaire (PP) de Mariano Rajoy sur le socialiste Alfredo Pérez Rubalcaba (PSOE), Le Devoir en profite pour rendre compte des débats qui agitent ce pays aujourd'hui plongé dans une crise historique et qui fut celui des premiers indignés.

Madrid — Sur la grande place touristique de Madrid, ils sont une centaine assis par terre à écouter les délégués qui défilent. Des étudiants, de jeunes chômeurs et quelques vieux soixante-huitards ragaillardis se succèdent au micro. Il est question de démocratie directe et de participation, de lutte contre la crise et de chômage. De corruption aussi. Les participants silencieux se contentent d'agiter les mains pour manifester leur approbation. Ici, le vote est interdit, le consensus est la règle. Parmi les badauds, quelques touristes ignorent pour une fois la célèbre statue équestre de Charles III pour mitrailler l'assemblée de leur appareil photo. Même s'ils ne le savent pas, les derniers indignés de la Puerta del Sol sont déjà entrés dans les guides touristiques.

À quelques jours des élections qui devraient plébisciter la droite du Parti populaire de Mariano Rajoy, ils sont revenus sur les lieux où tout avait commencé, le 15 mai dernier. Rien n'indiquait alors que, la crise aidant, la protestation se répandrait dans toute l'Espagne, puis, quelques mois plus tard, dans les grandes villes d'Europe et d'Amérique du Nord. «Après avoir été expulsés par la police, nous ne nous attendions à rien lorsque, le 17 mai au matin, nous avons appelé à manifester. Nous n'espérions que quelques centaines de personnes. Il en est venu des dizaines de milliers!», se souvient l'un de ces tout premiers indignés, Jon Aguirre Such. Cet architecte de 27 ans, venu du Pays Basque étudier à Madrid, a campé pendant un mois entier à la Puerta del Sol, avant d'être expulsé avec ses camarades le 22 juin dernier.

Depuis, les indignés ont continué à se réunir dans la plupart des grandes villes d'Espagne. À Madrid, ils ont fondé des assemblées locales où ils se retrouvent une fois par semaine pour discuter des problèmes du quartier et exprimer leurs revendications. Cinq mois plus tard, la plupart veulent croire à la survie du mouvement. Plusieurs d'entre eux occupent toujours l'ancien hôtel Madrid rue de Carretas, mais l'ambiance n'est plus tout à fait la même. Dimanche, ils n'étaient que quelques centaines à battre le pavé de la gare d'Atocha à la Puerta del Sol. Dans le cortège, on portait de gros cercueils noirs censés contenir les dépouilles des deux grands partis espagnols, le Parti populaire (PP) et le Parti socialiste ouvrier (PSOE) de l'actuel premier ministre Jose Luis Zapatero, au pouvoir depuis bientôt huit ans.
Blanc bonnet, bonnet blanc

Même s'ils n'appuient aucun parti, et ne désapprouvent pas l'abstention, les indignés incitent les électeurs à se détourner des deux grandes formations qui dirigent l'Espagne depuis qu'elle est revenue à la démocratie. «Nous ne pouvons pas voter pour ces deux partis qui ont exactement la même politique», dit Jon Aguirre Such. Il faut dire qu'en ces temps de crise, Mariano Rajoy ne cesse de répéter sur toutes les tribunes qu'il poursuivra la politique de son prédécesseur socialiste, mais avec plus de crédibilité, dit-il.

Pendant que les candidats faisaient campagne, les indignés ont tenu leur propre scrutin. Les citoyens étaient invités à déposer leurs revendications dans des urnes disposées sur les places publiques. Dans chaque ville, les militants ont dépouillé les bulletins et fait remonter les demandes. Les principales réclament un scrutin national entièrement proportionnel, la tenue de référendums d'initiatives populaires, le droit de vote pour les immigrants (légaux et illégaux) ainsi que la multiplication des consultations de toutes sortes.

Pourquoi ne pas soutenir un parti ou même en fonder un? Poser la question à un indigné, c'est un peu comme blasphémer devant un évêque. Non seulement les groupes issus de la protestation des indignés, comme Democracia Real Ya («la démocratie réelle tout de suite») ou Toma la plaza («prenez la place»), ne veulent-ils pas fonder de nouveaux partis, mais ils refusent de se donner des représentants élus. «Pour nous, la démocratie, c'est quelque chose de spontané, dit Jon Aguirre Such. On n'a pas d'exécutif. On se coordonne par Internet. Tout se fait en réseau. On ne veut surtout pas commettre les erreurs de ceux qui nous ont précédés.»

Les enfants de la crise

C'est la profondeur de la crise qui frappe la jeunesse espagnole qui explique l'ampleur exceptionnelle qu'ont prise les indignés en Espagne, explique Jose Juan Toharia, qui dirige l'influent institut de sondages Metroscopia. Si les indignés de Madrid ont été des dizaines de milliers, contrairement aux milliers de New York et aux centaines de Montréal, c'est que le chômage touche presque un jeune Espagnol sur deux. Plus encore qu'en Grèce ou en Italie. Selon Toharia, l'appel des indignés à boycotter les deux grands partis n'aura guère d'effet sur le scrutin puisque la défaite des socialistes semble programmée depuis des mois. «Les jeunes ont été révoltés par le virage à 180 degrés de Zapatero, qui a nié, jusqu'en 2010, qu'il y avait une crise. Puis, tout à coup, il a réduit les salaires des fonctionnaires et les pensions, sans la moindre pédagogie.»

Voilà qui explique aussi la sympathie de la population. Environ 73 % des Espagnols disent soutenir leur mouvement de protestation. «Les indignés ont réveillé une certaine conscience civique, et les Espagnols leur en savent gré, même s'ils ne les suivent pas lorsqu'ils condamnent les grands partis», dit Toharia. Selon lui, la force de ce soutien témoigne d'un phénomène entièrement nouveau: pour la première fois depuis 40 ans, les Espagnols sont pessimistes face à l'avenir. Ils sont convaincus que leurs enfants auront un sort moins radieux que les générations précédentes.

«On est la génération la plus éduquée d'Europe et on n'a pas d'emploi, dit Eva Botella Ordinas, une jeune historienne qui enseigne à l'Université autonome de Madrid. Ce n'est pas exactement ce qu'on nous avait promis.»

Anarchie à la sauce Internet

Le discours de ces jeunes professionnels est un curieux mélange d'anarchisme, de pacifisme et de fascination technologique. Une sorte de socialisme utopique à la sauce Internet. Certains, comme John Aguirre Such, rêvent même d'une démocratie numérique où chacun pourrait s'exprimer et voter en permanence sur Internet. «Nous avons maintenant des outils [techniques] pour pouvoir voter en permanence sur les réseaux sociaux, dit-il. Il n'y a pas de raison que nous votions seulement tous les quatre ans. Nous avons tous les outils nécessaires pour imaginer une démocratie numérique sans partis.»

Selon Eva Botella Ordinas, les indignés espagnols puisent leurs racines dans l'histoire du mouvement républicain espagnol et les cabildos abiertos (conseils ouverts), sorte d'assemblées délibérantes qui datent du XVIe siècle et qui ont subsisté dans les petites communes. «L'Espagne a une grande tradition de démocratie directe, dit-elle. Il y a eu les anarchistes au XIXe siècle, mais aussi plus récemment les centres sociaux autogérés et une forte démocratie dans les quartiers.» Depuis six mois, tous les samedis, elle participe au pique-nique des indignés de Lavapiés, un quartier multiethnique de Madrid. «Je m'y suis fait des tas d'amis, dit-elle. Avant, on ne connaissait même pas nos voisins. Maintenant, quand l'un d'eux a un problème, nous essayons de l'aider.»

Mais un mouvement qui refuse de se donner des structures et d'élire ses représentants peut-il avoir un avenir? Eva veut croire que oui. Jon en est aussi convaincu. Il a même un petit scintillement dans les yeux lorsqu'il dit: «Vous verrez, quand la droite prendra le pouvoir, notre mouvement grossira. Nous sommes en train d'écrire l'histoire.» En attendant, bien loin des rêves des indignés, les Espagnols se rendront aux urnes dimanche avec pour seule préoccupation de mettre un peu de baume sur les plaies provoquées par la crise.

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Christian Rioux
Correspondant du Devoir à Paris

 mondialisation.ca

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