30/01/2011 6 articles elcorreo.eu.org  8min #48567

 Le Tunisami s'étend

Tunisie, Égypte, Yémen... quand la peur change de camp. - El Correo

La Révolution de Jasmins contre les autocraties

par Eduardo Febbro

Pour Naïr, dans les manifestations confluent les classes moyennes, les jeunes et les secteurs les plus pauvres de ces sociétés.

La soi-disant Révolution de Jasmins qui a éclaté en Tunisie il y a quelques semaines a pris comme une traînée de poudre dans plusieurs pays arabes, et non des moindres. Le Yémen et surtout l'Égypte vivent aujourd'hui des révoltes qui ont des accents révolutionnaires. Il s'agit d'un phénomène d'autant plus unique que le discours occidental a toujours traité les pays arabes comme incapables d'assumer collectivement un destin démocratique. La Tunisie, l'Algérie, la Mauritanie, le Yémen et l'Égypte démentent non seulement ces arguments, mais font trembler depuis la racine les dictatures qui gouvernent depuis des décennies avec une main en fer et des privilèges exorbitants. Plusieurs analystes assurent aujourd'hui qu'il ne s'agit déjà plus de savoir quel régime tombera en premier mais lequel se sauvera de cette vague d'aspirations démocratiques dont les protagonistes sont les classes moyennes, les secteurs les moins favorisés et les jeunes qui se rassemblent à travers Internet et les réseaux sociaux.

Ce qu'a le monde de plus moderne fait irruption comme instrument de communication et de protestation contre des pleins pouvoirs d'un autre âge. Les manifestations révèlent aussi la rupture sans remède entre de très vieilles autocraties, appuyées historiquement par l'Occident, et la légitimité populaire. Le sociologue et philosophe Sami Naïr, professeur de sciences politiques à l'Université de Paris VIII, président de l'Institut l Maghreb-Europe de la même Université, analyse dans cet entretien l'originalité et les ressorts de cette Révolution Arabe. Auteur d'essais et de brillantes analyses sur la politique internationale, Naïr signale comme premier ressort de la révolte, le fait central que la peur a changé de camp. C'est le pouvoir qui affronte aujourd'hui un peuple qui a perdu la peur.

La Révolution de Jasmins s'est concrétisée en Tunisie avec l'immolation d'un jeune homme et ensuite s'est étendue à d'autres pays. Maintenant, la révolte arrive en Égypte et au Yémen. Vous disiez dans une analyse que, comme cela s'est passé en Amérique Latine d'abord, et ensuite dans les pays de l'Europe de l'Est, une certaine partie du monde arabe s'éveille à l'histoire.

J'ai toujours pensé que, tout au moins durant le XXe siècle, le laboratoire des peuples a été l'Amérique Latine. La Révolution Russe ne peut pas se comprendre sans la Révolution Mexicaine. Les Latinoaméricains ont inventé toutes les formes possibles et imaginables de lutte. En Amérique Latine on a expérimenté les groupes de guérilleros, les luttes politiques, le despotisme, les dictatures. À partir des années 80 et 90, dans presque tous les pays de l'Amérique Latine les dictatures sont tombées. Ce mouvement antidictatorial s'est développé dans d'autres lieux du monde, par exemple dans les pays de l'Europe de l'Est avec la chute du Mur de Berlin. Maintenant, ce mouvement de fond qui s'est initié en Amérique Latine frappe tous les pays de la rive arabe de la Méditerranée, et même plus loin, jusqu'à la péninsule arabique, par exemple au Yémen.

Le problème est que, contrairement à ce qui est arrivé en Amérique Latine, le mouvement qui a éclaté dans ces pays arabes n'a pas de direction, ni d'organisation, ni de programme. C'est un mouvement totalement spontané qui se compose de deux caractéristiques fondamentales : en premier lieu, il s'agit d'un mouvement qui détruit certainement l'idée que ces sociétés sont condamnées à vivre avec le danger extrémiste, le danger fondamentaliste d'un côté et, de l'autre, avec la dictature comme une garantie supposée nécessaire contre ce danger fondamentaliste. Maintenant il est démontré que le problème est beaucoup plus complexe et que ces pays ne veulent pas expérimenter l'islamisme ni l'intégrisme mais, fondamentalement, ils désirent la démocratie. Le deuxième élément important, et qui peut rappeler ce qui est arrivé en Amérique Latine, consiste en ce qu'il s'agit d'une alliance circonstancielle entre les couches les plus pauvres, les plus humbles, sans vraie insertion sociale, et les classes moyennes appauvries durant ces dernières années. Au cours de la dernière décennie tous ces pays ont subi un appauvrissement très important des classes moyennes et maintenant il y a une fusion entre ces couches moyennes et le fond populaire, les classes pauvres totalement exclues du processus d'intégration dans la société.

Si ces révoltes arrivent jusqu'au bout dans ces autocraties arabes, nous vivrions une authentique révolution mondiale, un tournant décisif dans l'histoire de notre conception des systèmes politiques mondiaux. On a toujours cru que les pays arabes étaient incapables d'assumer une forme de démocratie populaire et participative.

Cela correspond à un discours très dédaigneux construit par les pays occidentaux, par le capitalisme international dont le siège est l'OCDE (l'Organisation de Coopération et de Développement Économique), les États-Unis et la Commission Européenne. Ces acteurs veulent que dans les pays arabes il y ait une stabilité et pour cela, ils ont besoin de régimes forts, dictatoriaux, parce que deux choses leur importent : en premier lieu que ces gens n'émigrent pas et, en un second lieu, que les sources des ressources pétrolières soient garanties. C'est pourquoi, ils ont développé ce discours en syntonie totale avec des dictateurs, qui ont toujours répété « nos peuples manquent de maturité politique et culturelle et, par conséquent, ils ne peuvent pas accéder à la démocratie ». Nous savons que tout cela est faux, que les aspirations démocratiques sont très fortes dans cette région du monde. Je crois que ce qui arrive là le démontre d'une manière très claire. Chaque situation est spécifique. On ne peut pas mélanger ce qui s'est passé en Tunisie, un pays qui a une tradition laïque et des élites cultivées et formées, très fortes, avec des couches sociales de forte cohésion, avec la situation au Yémen, où règne un système tribal basé sur la domination despotique d'un clan. L'unique similitude est le degré de domination et la forme de contrôle, s'appuyant sur police ou l'armée.

L'explosion sociale en Égypte a des nuances inédites. En Égypte, l'armée occupe un rôle central, où le président, Hosni Moubarak, lui appartient et où celui qui est appelé à le remplacer, soit son fils, Gamal Moubarak, est un libéral qui n'est pas bien vu par les forces armées.

Le cas égyptien est très particulier, en premier lieu parce que l'Égypte est un vieil État de droit, probablement l'État de droit le plus ancien du monde. L'État de droit moderne a été constitué par Mohamed Ali entre la fin du XVIIIe siècle et les débuts du XIXe, soit, avant que nous, en Europe, nous ne sachions ce que c'était. Mais cet État a été cassé par les Anglais au XIXe siècle. En tout cas, le fils de Moubarak, Gamal, ne représente pas la démocratie. Gamal Moubarak est l'élément clef de la nomenklatura qui domine le pays dans son profil le plus libéral. La question du libéralisme ne peut pas être uniquement conçue comme le libéralisme économique, sauf s'il s'agit de comparer l'Égypte à la Chine. En Chine nous avons le despotisme politique néo communiste et le libéralisme sauvage qui incarne en réalité la domination d'une élite bureaucratique. En Égypte c'est différent. Il est impossible que l'on puisse organiser un système libéral sans démocratisation de la société. Il est indispensable d'éviter que l'Égypte se transforme en république héréditaire où le père dictateur nomme son fils futur dictateur libéral. Les gens cherchent autre chose. Les gens veulent la démocratisation de la société pour que la société civile puisse choisir avec un débat démocratique transparent. Le fils de Moubarak est encore comme son père. Les gens ne le veulent pas parce qu'il y a déjà l'exemple de la Syrie, où le fils a remplacé le père et a fini par instaurer un système plus ou moins libéral mais avec la même dictature.

Vous remarquez que ce qui a commencé à arriver en Tunisie et ensuite s'est étendu à d'autres pays, c'est que la peur a changé de champ. La peur a pris fin.

Cela fut très important dans ce processus. J'étais en Tunisie quand tout cela a commencé et j'ai vu comment la peur changeait de champ. La révolte tunisienne a éclaté dans la localité de Sidi Bouzid avec l'immolation du jeune Mohamed Bouazizi. À partir de là, tout a été bousculé. Jusqu'à ce moment, le régime tunisien était basé sur la crainte. Mais l'immolation de Mohamed Bouazizi, a retourné la situation, surtout par l'attitude du président d'alors, Ben Alí, qui est allé voir la famille de la victime. Les gens se sont rendu compte là, que celui qui avait peur, c'était le pouvoir. La même chose arrive en Égypte. Le plus important dans ces révoltes est la victoire de l'imaginaire qui signifie qu'ils ont transformé la relation avec le pouvoir : maintenant ce sont les dictateurs qui doivent craindre leurs peuples. Cela ne signifie pas que demain nous allons avoir une révolution partout, non. Le mouvement peut avancer, il va reculer, nous ne savons pas ce qui va arriver. Mais ce que nous savons, et cela a été intégré par la population, c'est que les pleins pouvoirs peuvent se changer quand les peuples désirent changer leurs conditions de vie et osent affronter un pouvoir pour choisir leur propre destin. C'est pourquoi je pense que nous sommes devant une vague qui va se répandre. Nous sommes dans la même histoire que les peuples de l'Amérique Latine ont initiée dans les années 80. Ensuite, les peuples de l'Europe de l'Est ont suivi dans les années 90 et maintenant arrivent ces peuples. Nous ne pouvons pas cacher que ce qui arrive est aussi une conséquence de la globalisation. La globalisation est socialement mauvaise mais il a quelque chose de bon qui est la globalisation des valeurs démocratiques dans les sociétés civiles.

Traduit de l'espagnol pour  El Correo par : Estelle et Carlos Debiasi

 Página 12. Paris, le 28 janvier 2011.

 El Correo . Paris, le 28 janvier 2011.

© Eduardo Febbro

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