25/06/2011 2 articles tlaxcala-int.org  14min #54479

 Le Tunisami s'étend

Egypte : un cri de révolte étouffé- Lettre ouverte de la prison de Tora

 Wael Aly (Abouleil) وائل "علي" ابو الليل
Translated by  Tafsut Aït Baamrane

Depuis le 13 avril dernier, Wael Aly (Abouleil) est incarcéré à la suite d'un mandat d'arrêt lancé le 9 avril par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), au motif qu'il aurait incité la population à la révolte contre l'armée, commis des actes de violence contre la population et incendié deux véhicules militaires. Le communiqué du CSFA le présentait comme un homme de main à la solde d'Ibrahim Kamel, un ancien membre du Parti National de l'ex-président Moubarak, et donc contre-révolutionnaire.
En fait, Wael Aly est une figure charismatique de la seconde occupation de la place Tahrir au Caire qui s'est déroulée du 26 février au 9 mars 2011. Il avait rejoint cette place désormais emblématique, le 28 janvier dernier, et ne l'avait pas quittée depuis, mettant ses talents de logisticien -il travaillait comme directeur d'une agence de tourisme à Hurgada- au service de la révolution à laquelle il croyait fermement. Inlassablement, il désamorçait les conflits, favorisait le dialogue entre les différents groupes politiques qui rivalisaient pour le leadership des manifestations, contribuant ainsi à maintenir le caractère pacifique de l'occupation de la place Tahrir.
Jusqu'à ce vendredi 8 avril dernier, durant lequel plus d'un million de personnes s'étaient rassemblées place Tahrir au Caire, à l'appel de différentes organisations dont les Frères Musulmans. Objectif de cette journée : juger symboliquement Moubarak et les hautes personnalités corrompues du régime. Ce jour-là, des "Officiers libres" (27 en tenue militaire et d'autres en civil) venus de Suez, se sont joints au manifestants, volant la vedette au Frères Musulmans. La nuit suivante, la police militaire et des forces spéciales investissaient brutalement la place Tahrir pour tenter de s'emparer des officiers. Deux d'entre eux ont été tués, une partie ont été capturés et d'autres sont en fuite.(lire Égypte : des officiers "libres" sortent de l'ombre et se font piéger, par Rabha Attaf)
Le 11 mai dernier, devant le peu de consistance du dossier d'accusation, le tribunal militaire devant lequel Wael Aly et Tarek Soleiman (son supposé complice) avaient été déférés, prononçait la relaxe. Tarek Soleiman a recouvré la liberté le 14 mais. Wael, quant à lui, a été transféré de la prison militaire de Hayekstep à celle de Tora où il est encore détenu à ce jour (24 juin 2011), sans avoir été inculpé.
Tlaxcala, le réseau international de traducteurs pour la diversité linguistique, a adopté Wael comme membre d'honneur, pour marquer sa solidarité avec lui et tous les Égyptiens qui poursuivent, malgré tous les obstacles dressés contre eux et la répression qui les frappe, la révolution commencée le 25 janvier 2011.Voici sa lettre ouverte, datée du 12 juin dernier.

Tlaxcala

J'étais comme tout Egyptien ayant vécu la dernière période : j'étais loin d'imaginer que les choses pourraient changer. Mais j'espérais tout de même en l'avenir : si la vision des Egyptiens changeait, alors le changement pouvait se produire. On m'a souvent dit que je rêvais. Mais ce « rêve de changement », s'est réalisé avec ce qu'on appelle la révolution du 25 janvier.

1°- Déroulement des événements avant le renversement de Moubarak

Je regardais la télévision chez moi, En voyant ce qui se passait, j'ai cru vivre un rêve et j'ai souhaité être parmi ces jeunes. Mais je devais d'abord m'occuper de ma femme et de mes deux filles. Avant de les quitter, le téléphone a sonné et ma mère m'a informé que mon frère était sur la place (Tahrir). Elle ne pouvait pas le trouver et était très inquiète. J'ai fait mes adieux à ma petite famille, priant Dieu de les protéger. Le 28 janvier 2011, je suis donc parti pour Le Caire. J'ai été impliqué dans la révolution à partir de ce jour-là. J'ai retrouvé un grand nombre de gens : parents, amis, copains, anciens condisciples de l'université et la troupe de théâtre à la Faculté de commerce où j'avais étudié.

Dès lors, on a décidé de faire tout notre possible pour participer aux événements (on sillonnait la place pour ramasser les ordures, on aidait à préparer à manger et à collecter de l'eau). Un ami, Tarik, a récupéré des affiches tachées de sang sur lesquels les révolutionnaires avaient écrit des phrases de mobilisation. Il a aussi ramassé des balles à blanc et les a déposées au sol en manière d'exposition. Il y en avait des tas le long des caniveaux. Notre groupe a grandi, des révolutionnaires nous ont rejoints, avec des banderoles, allant et venant. Progressivement il s'est créé comme un musée vivant de la révolution. Je leur ai proposé d'exposer les affiches sous des feuilles en plastique pour les préserver. Par nos échanges d'idées et nos efforts, notre rassemblement est devenu un cadre d'expression artistique et musical. Au départ, nous n'étions que l'ex-groupe de théâtre à l'université.

Le groupe s'est soudé sur le terrain. Pas seulement autour de l'exposition mais aussi au fil des affrontements sporadiques suite à des provocations venant de certains immeubles bordant la place. Finalement, toutes les personnes présentes sur la place Tahrir connaissaient l'exposition. Nous avons été filmés dans plusieurs reportages de télévision. A ce moment-là, il ne serait venu à l'esprit de personne qu'un jour arriverait à le rassemblement sur la place serait démembré. Mais les réactions du régime ont alimenté la révolution jusqu'à la démission de Moubarak.

Sur le terrain, les Frères musulmans ne se distinguaient pas des autres révolutionnaires. Ils n'étaient pas seuls sur la scène et ils n'agissaient pas à part. Toutes les affaires et le travail qui se faisaient sur la place se menaient en commun. Le podium de la révolution était ouvert à tous les Egyptiens, même si, à certains moments, certains critiquaient ce podium, disant qu'il n'avait ni chef ni même coordinateur. Mais malgré cela, ça a marché : le président a été destitué.

Le groupe des Frères a alors commencé à montrer un autre visage, auquel on n'avait pas été habitués jusqu'à la chute de Moubarak.

Le monument aux martyrs de la révolution édifié sur la place Tahrir

2°- Déroulement des événements après le renversement de Moubarak

1-Le groupe des Frères musulmans a commencé à prendre des décisions sans consulter les cadres du mouvement présents sur la place, sauf quelques mouvements et partis déclarés. La place a commencé à se fissurer. Les Frères sont montés au créneau en se montrent de plus en plus durs dans le dialogue. Les jeunes de la Coalition de la révolution n'ont pas accordé d'importance à ce durcissement, car cette coalition était pluraliste et construite sur beaucoup d'espoir.

2- Nous n'étions favorables ni à la division ni aux tractations jusqu'à ce que la révolution aboutisse, mais les circonstances ont conduit à la division. Les tensions ont pris le pas sur la tolérance, l'irrespect sur l'honneur, puis la déception est arrivée avec les résultats du référendum.

3- Au lieu de consolider l'unité qui avait commencé à se constituer du début de la révolution jusqu'à la chute du président, tout le monde s'est dispersé pour créer des coalitions et des groupements. J'ai fait des efforts énormes pour empêcher qu'un courant nous récupère. C'est pourquoi nous sommes restés sur le terrain en essayant de rassembler les révolutionnaires dispersés. J'ai rencontré beaucoup de personnalités : Wael Ibrashy, Dr Chadi Al Ghazali, Dr Zyad El Alimy, Dr Mohamed Abla, entre autres.

4- Je suis allé voir les Frères plusieurs fois, pour les convaincre de ne pas se détacher du peuple, notamment lors d'une rencontre sur le campus universitaire. Mais ils n'ont pas voulu écouter et le Dr Mohamed El Beltagui s'est montré très dur envers nous. Quand j'étais étudiant et membre de la troupe de théâtre de la faculté de commerce, nous étions parvenus à unir les étudiants, bien que les Frères soient les plus organisés. Depuis cette époque, je n'ai plus fait de politique, car la situation en Egypte n'encourageait pas à s'engager dans un parti.

5- Malgré toutes les tentatives de division, la place a gardé sa force jusqu'au« vendredi du jugement et du nettoyage » (8 avril 2011). Une rumeur disait que les Frères seraient absents de la place ce jour-là pour célébrer ailleurs le « vendredi de soutien aux orphelins ». Mais ces derniers ont annoncé qu'ils viendraient soutenir le rassemblement et entendaient poursuivre leur appui à la place Tahrir. Nous avions préparé ce podium pendant trois semaines sans leur aide.

6- Nous avons été surpris de découvrir qu'une invitation à une conférence de presse pour présenter la journée avait été envoyée au syndicat des journalistes par Tarek Zidane, chef d'un groupe contrôlé en sous-main par les Frères.

7- Nous sommes allés assister à la conférence de presse au syndicat des journalistes - six responsables de la préparation du podium. Là, nous avons découvert que la journée du 8 avril était présentée comme une initiative d'un Comité de coordination dont nous n'avions jamais entendu parler, constitué d'une série de groupes issus des Frères musulmans et de quelques associations nationales pour le changement. Nous sommes restés écouter, mais les Frères se sont attribué le mérite de tous nos efforts des trois semaines écoulées. J'ai demandé la parole par écrit et Ahmed Mansour, le journaliste d'Al Jazeera qui coordonnait la conférence de presse, a passé ma feuille à Tarek Zidane, lequel s'est énervé. Mansour a donc dit que la parole était réservée aux seuls membres du « Comité de coordination » qui étaient à la tribune.

8- Nous avons quitté la conférence de presse. Mais le Dr Safouat Higazi (des Frères musulmans) et d'autres personnes nous ont suivis. Ils ont passé trois heures avec nous. Ils ont coordonné avec nous la journée du vendredi, préparée pendant trois semaines avec les familles de martyrs. Higazi nous a même déclaré : « Ce ne serait pas juste de ne pas participer à un événement aussi important ».

Place Tahrir, 8 avril 2011

9- Au matin du vendredi 8 avril, Safouat Higazi et Tarek Zidane n'ont pas respecté leur accord avec nous, faisant comme s'ils ne nous connaissaient pas. Ils ont fait encercler le podium par un important service d'ordre, chargé d'empêcher toute personne du peuple ou tout parent de martyr d'y accéder. Devant notre insistance pour que les parents des martyrs puissent monter sur le podium, et grâce à la sympathie de quelques jeunes militants des Frères, des parents ont pu y accéder. Ma promesse aux parents avait été tenue et je suis donc descendu du podium pour aller me reposer un peu.

10- J'ai été réveillé un moment plus tard par des cris : « Le podium risque de s'écrouler ! » Une bousculade avait lieu autour de Safouat Higazi. Puis des officiers sont apparus sur le podium et je me suis précipité pour y monter. J'ai trouvé des officiers qui criaient des slogans révolutionnaires (« Conseil présidentiel civil ! », « Désobéissance ! »), puis un autre, juché sur les épaules de gens que je ne connaissais pas, s'est accroché à mes pieds pour grimper sur le podium. Je lui ai tendu la main pour le hisser. Une dame corpulente nous a demandé de veiller sur son fils, qui était parmi ces officiers, ignorant comme nous la catastrophe qui nous attendait. J'ai commencé à rassurer cette maman inquiète pour son fils - elle craignait qu'il ne se fasse tirer dessus. Puis les événements se sont précipités sur la place.

Sur le podium du 8 avril, Tarek Zidane et Abdelhakim El Bahiry

11- Je suis retourné à la maison, à Bab El Louk, près de la place Tahrir, pour me changer. Soudain Chadi El Ghazali m'appela pour m'informer qu'il y avait eu une agression contre des membres de la police militaire sur la place et qu'ils étaient retenus en otage dans un immeuble. Il m'a demandé de faire vite pour règler ce problème sans violence. Je me suis donc précipité place Tahrir avec un groupe de militants pour éloigner les agresseurs, des jeunes qui n'avaient pas plus de 20 ans.

12- J'ai essayé de convaincre les gens qui poursuivaient leur sit-in de rentrer chez eux en attendant que la tension baisse. Beaucoup de gens sont partis, mais d'autres sont restés. Ils ne voulaient pas partir, parce qu'ils venaient de l'extérieur et n'habitaient pas au Caire. D'autres encore, par sympathie avec les officiers protestataires, voulaient rester pour savoir comment la manifestation des officiers allait finir. Il y avait même des proches de ces officiers qui demandaient aux gens de ne pas les laisser seuls.

Les officiers libres le 8 avril

13-J'ai entendu des informations selon lesquelles le Dr Safouat Higazi est allé dans la tente des officiers pour les convaincre d'abandonner leur sit-in. Il se faisait tard. Higazi nous a fait savoir que les officiers lui avaient répondu qu'ils décideraient eux-mêmes de la poursuite de leur action. Ils ont demandé à toutes les personnes présentes de sortir de leur tente. Quelques minutes plus tard, des soldats ont encerclé leur tente de toutes parts.

Un des officiers libres

14-je me suis retrouvé avec d'autres sur le pont Qasr El Nil. J'ai contacté un de mes amis habitant rue Qasr El Ayni pour qu'il m'héberge, car les rues étaient fermées et j'ai passé la nuit chez lui.

15- Le matin du 9 avril, j'ai été réveillé par un appel téléphonique m'informant d'un communiqué du CSFA me concernant, et des attaques contre moi lancées par Abdelhakim El Bahiri, un homme fort des Frères musulmans, qui m'a insulté sur Al jJazeera.

Je suis alors sorti précipitamment pour essayer de comprendre ce qui se passait. Mille questions m'assaillaient : est-ce que j'allais être assassiné parce que j'étais opposé à ce que la révolution soit divisée de manière si humiliante, ou bien parce que je sentais la souffrance vécue par les parents des martyrs et des blessés, essayant d'être à leurs côtés pour atténuer leur douleur, que je partageais ? Je fais appel à tout citoyen libre qui veut laisser à ses enfants un héritage de dignité et de liberté et non de haine, refusant de créer une division entre l'armée et le peuple. Je n'ai pas comme objectif de trouver un poste. Si tel était le cas, j'aurais adhéré à l'un des mouvements ou regroupements qui m'ont sollicité pour m'indiquer le chemin à suivre.

Je n'ai pas peur de la mort mais je crains que mon assassinat ne facilite celui d'autres révolutionnaires.

Le CSFA a annoncé qu'il veillerait à prendre des décisions précises en raison de la situation du pays. Après enquête, il a décidé de nous relaxer, moi et les autres inculpés. Ceci 35 jours après que je m'étais livré aux autorités judiciaires, sûr de mon innocence, car je n'ai pas été membre du Parti national démocratique un seul jour de ma vie et je n'ai jamais travaillé avec Ibrahim Kamel, comme cela a été affirmé par certains (Abdelhakim El Bahri, Mohamed El Beltagui, Tarek Zidane et Safout Higazi), qui veulent semer la discorde entre l'armée et le peuple.

Concentrez-vous bien : ceux qui veulent enfoncer un coin entre l'armée et le peuple mènent tout le monde en bateau en dénonçant ceux qu'ils présentent comme des ennemis du CSFA, sont en vérité les véritables ennemis de l'union entre le peuple et l'armée (les Frères musulmans essaient de faire croire qu'ils sont soumis à l'armée mais tout le monde sait qu'ils ne sont soumis qu'à leurs propres instances suprêmes, le Maktab Al Irshad et la Choura Jemaâ).

Je subis de fausses accusations pour avoir multiplié les efforts pour unifier le peuple et les partis, alors que je n'appartiens à aucun parti. Nous avons travaillé ensemble, dans le pluralisme, pour le triomphe de la vérité et la défaite du mensonge. Notre tente était en plastique transparent et j'ai insisté là-dessus pour que nous maintenions la transparence. Nous n'avions pas de secrets sur la place Tahrir. Même ceux qui m'en veulent ont eu la possibilité de faire des conférences sous notre tente, car elle était ouverte à tout le monde.

Manifestation pour la libération de Wael Aly et des autres prisonniers politiques, place Tahrir le 6 mai 20111

Est-ce pour cela qu'on m'a arrêté et jeté dans la prison de Tora en m'accusant de faire partie d'un « groupe contre les libertés privées et publiques » ? J'ai été innocenté par le tribunal militaire mais, au lieu de me libérer, on a informé ma famille que je n'allais pas être libéré, qu'il avait été demandé au responsable de la Commission pour la vérité d'ordonner de me transférer dans une autre prison. La Commission s'est ainsi transformée en organe d'investigation judicaire. L'accusation de « rébellion contre l'armée » a été transformée en accusation de « rébellion contre le peuple et la Commission ».

Je ressens une grande injustice et la peur. Est-cela que nous voulions, quand nous étions sur le place Tahrir ? Est-ce pour cela que nous avons fait cette révolution ? Celle-ci avait pour objectifs la liberté et la justice... même ces mots nous ont été volés.

Je vous en supplie, agissez, ce n'est pas pour moi ou mes enfants, mais pour notre pays, qui s'est soulevé après des années de souffrance et de défaites. Personne parmi nous n'est contre l'armée ou le gouvernement, nous sommes tous fidèles au pays, mais certains essaient de dresser un mur de séparation entre nous et les autres tout en faisant croire qu'ils sont très forts. Mais ils ne font que du mal. Ils complotent et planifient pour nous diviser, mais Dieu est le plus grand planificateur.

Ma détention a été prolongée à plusieurs reprises, j'ignore pourquoi. J'ai fait une grève de la faim, non pas pour me suicider mais pour donner de la force à mon cri de révolte. A celui qui se voit dénier le droit de protester et de s'opposer, ou même de participer à la construction (de l'Egypte nouvelle), il ne reste que l'arme de la grève de la faim.

Photos de Rabha Attaf

 tlaxcala-int.org


Courtesy of  Wael Aly
Publication date of original article: 12/06/2011
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