19/06/2011 mondialisation.ca  13min #54271

 Tunisie, notre fierté et notre espoir

De la prise de la Bastille à la prise de la Kasbah : La parole est à la société civile

par Chems Eddine Chitour

«A propos des révolutions arabes, un peuple ne se change que par sa volonté réelle»
Slimane Benaïssa (Immense homme de théâtre)

Les assises de la société civile ont débuté le 14 juin au Club des Pins. Ce fut le rendez-vous de tous les sans-voix mais pas sans droit, à l'exception notable et perturbante de personnes qui se sont trompées de logiciels, nous resservant un remake du plus pur produit des années de plomb et de l'article 120. Bref, mises à part ces irruptions qui visaient à créer une fois de plus, le chaos par la langue de bois, les interventions des différents orateurs furent d'une bonne facture. Après l'intervention du président Mohamed Seghir Babès dont le mérite, quoi qu'on dise, a été de rendre possible de faire rencontrer des membres de la société civile qui ne se connaissaient pas et qui prirent conscience de leur importance. Les thèmes proposés au débat couvrent l'essentiel des préoccupations du citoyen et une trame se dégage, à savoir, une vision nouvelle de société, celle de l'alternance, de la démocratie, de la nécessité de rendre compte à tous les niveaux, celle d'aller vers une citoyenneté qui doit impérativement remplacer les légitimités de la naissance de la tribu, de l'argent et plus généralement de la 'accabya (l'esprit de corps).

Parmi les orateurs, deux interventions ont retenu mon attention: celle du président du Forum de Crans Montana. Revenant sur les révolutions dans le Monde arabe, il décrit des révolutions sans guide, sans leader, mais un refus d'une mondialisation inhumaine qui accentue les fractures entre ceux qui sont logés et qui mangent à leur faim et ceux qui n'ont rien. Pour lui-même, dans les pays évolués, cette fracture existe. Il salue l'avènement de la société civile boostée par les nouvelles technologies de l'information. En un mot, il conclut que l'économie doit être au service de l'homme et non au service du capital.

L'autre oratrice, qui a retenu mon attention, est madame Hele Beji, fille du ministre M. Mondher Ben Ammar. Agrégée de lettres modernes, elle a enseigné la littérature à l'Université de Tunis avant de travailler à l'Unesco. Elle fit un exposé où elle nous rappela son passé en décrivant le passé militant de son père de la cause algérienne. Elle recueillit des applaudissements nourris de reconnaissance. Cependant, dans son désir de présenter la Tunisie sous un jour rose, elle tomba de notre point de vue dans l'excès inverse qui lui a fait perdre le sens de la mesure et partant, toute objectivité scientifique en pareil cas.

Le vent de la liberté

Pour Heli Beji La Tunisie post 14 représente la fin de l'histoire d'une révolution universelle sublimée, au point où l'oratrice, larguant les amarres de son identité originelle à la fois sur le plan culturel et cultuel, tente de s'arrimer, en vain, en tout cas par le verbe, à une sphère civilisationnelle qu'elle décrit comme incomplète et qu'elle ambitionne de parfaire en ajoutant un terme au tryptique incanté de la Révolution française. Elle propose ce faisant, d'ajouter à la «Liberté, Egalité, Fraternité» le concept de dignité, oubliant- mais est-ce un oubli?- que la notion de dignité n'a pas attendu le post 14 pour émerger. Elle a accompagné la civilisation humaine aussi bien dans les civilisations de l'Orient que plus tard dans l'Occident. Mieux encore, le concept des déshérités des sans-voix mais pas sans droit, les «mousta'afine», est présent dans les livres religieux du monothéisme (judaïsme, christianisme et Islam). Enfin, notre arabe algérien a donné ses lettres de noblesse au mot «hogra», le déni de dignité que la langue française a fait sienne au même titre d'ailleurs que hittiste et harrgaa, qu'elle a su adopter.

Pourquoi alors absolument vouloir, absolument se chercher une parenté suspecte avec une doxa occidentale et principalement française pour se donner des certitudes qui reposent sur du vent?

Interviewée par le journal la Croix et dans un véritable plaidoyer laudateur de la Tunisie, elle déclare: «En dépit de certaines outrances, de surenchères et de colères rentrées qui ont besoin de s'exprimer, la Tunisie est sur les rails de la démocratisation. (...) Il y a des coups de théâtre, des commissions qui se montent, des élans de coeur magnifiques, des retours au religieux et quelques dérives aussi. Tunis s'est transformée en agora. Il s'y tient une manifestation toutes les cinq minutes. Et la télévision est devenue un immense cahier de doléances. (...) Quand le vent de la liberté se met à souffler ainsi, personne ne peut résister. Tout le monde descend dans la rue et chacun veut apporter sa pierre à l'édifice. Des initiatives citoyennes surgissent de partout pour soutenir les victimes de la révolution et aider les régions du centre du pays. La révolution tunisienne tient à la fois de la Révolution de 1789 dans sa dimension chute du monarque et de l'Ancien Régime, de l'effondrement du mur de Berlin en 1989 avec la dissolution de l'État-parti et de Mai 68 pour son ambiance de fête permanente de la liberté. Le pays est un peu ingouvernable, (...) » (1)

« Pour un oui, pour un non, on descend dans la rue dès qu'on est mécontent. La rue fait un peu la loi. C'est naturel, après tant d'années d'absence de débat public. Il reste encore beaucoup de colère rentrée qui a besoin de s'exprimer. La Révolution française a produit aussi la Terreur et le despotisme, nous avons cela en tête. Mais, en dépit des symptômes d'anarchie, je reste profondément optimiste. (...) Il va falloir pour cela sortir de l'ambiance de vacances révolutionnaires et se mettre à travailler(...). La révolution tunisienne est une révolution civile pour les droits humains, la justice, la dignité et le travail, sans signes religieux. Il s'agit d'une révolution à fondement humaniste, profondément moderne. Des manifestants ont défilé au cri de: «Musulmans, juifs, chrétiens, nous sommes tous Tunisiens.» C'est réconfortant. Ce n'est pas un hasard si la révolution a démarré en Tunisie, là où les femmes jouissent de la liberté et de l'égalité. (...) Le voile fait son retour en Tunisie comme en France. (...) J'ai dû moi-même faire un travail pour aller au-delà de mon refus du voile, afin de comprendre pourquoi des femmes font ce choix(..)»(1)

On l'aura compris! Pour l'oratrice, la révolution a jailli du fait de la connaissance par la société tunisienne (peuple profond compris) des repères de l'histoire de France, 1789, la Terreur; Varenne, c'est-à-dire en définitive des repères coloniaux aux lieu et place des repères identitaires et religieux du peuple tunisien et qui ont mis des siècles à sédimenter. Nous ne le croyons pas. Chaque peuple a ses référents et on ne grandit pas dans le mimétisme ravageur. Je ne suis pas sûr que l'humanisme occidental qui sert de repère à l'auteur soit une marque déposée de l'Occident, valable dans les anciennes «colonies».

Madame Hele Beji doit certainement savoir que Jules Ferry, le chantre de l'Ecole républicaine et du mythe des races supérieures, affirmait que pour lui «les Droits de l'Homme ne sont pas valables dans les colonies». Dans sa conférence à Alger, Hedi Beji persiste et signe. Pour elle, il y a un avant 14 janvier et un post 14 janvier. La Tunisie est devenue le marqueur universel de l'ouverture de la démocratie. Pas un mot sur Misr Oum Eddounia où la révolution de la place Tahrir fut au moins aussi épique. Pas un mot sur la mère des révolutions que fut la Révolution algérienne. Pas un mot sur Octobre 88, nouveau précurseur d'un mai 1968 des pays arabes» pour imiter les référents colonialistes de l'auteure.

Vit-on bien alors, dans cette atmosphère du beau désordre en Tunisie? Les signes extérieurs sont contrastés. Le débat d'idées est toujours aussi vivace. Il faut espérer que le pouvoir ne siffle la fin de la récréation comme ce fut le cas en Algérie après 88, l'ouverture du multipartisme où la parole libérée faisait le bonheur des Tunisiens qui étaient en extase devant l'expérience algérienne au point qu'ils étaient rivés à leur poste de télévision chaque soir pour capter Alger. C'est à se demander si ce pays décrit comme idyllique une abbaye de Theleme avec le fameux «Fay ce que voudras» mis en oeuvre par Rabelais, n'est en fait et c'est normal, un terrain d'affrontement où les plus faibles sont laminés au point de braver la mer et y mourir pour atteindre en vain Lampédusa porte du supermarché planétaire. Où des dynamiques souterraines sont en train de reconfigurer le paysage politique tunisien au point que le pouvoir mais peut être aussi les donneurs de leçons humanistes, craignent un raz-de-marée islamiste et jouent sur le temps pour gagner du temps en décalant à octobre les élections en vain, d'un côté un pays structuré qui cherche le salut en Tunisie et dans l'Islam depuis plus de trente ans, de l'autre côté 92 partis au 14 juin, tous plus évanescents les uns que les autres qui veulent chacun comme le dit Bourguiba à propos de l'Algérie «chaque Algérien a un Parlement en tête» témoignant par là de la nature frondeuse de l'Algérien et plus globalement du Maghrébin.

Mentalité dominante

Nous préférons, pour notre part, l'analyse de Gilles Kepel qui décrit les révolutions arabes dans leur ensemble comme un modèle à suivre. Nous l'écoutons: «Tout cela ne va nullement de soi. Face à l'oppression et à la violence exercées par les États en question, face aux centaines de morts et de blessés, les gens n'ont pas abandonné la lutte. Tout au contraire: ils ont vu des amis tomber à leurs côtés, et sont redescendus dans la rue le lendemain. Il faudrait vraiment comparer cette attitude avec la frilosité française, notamment, et le fait que mourir pour quelque chose - et surtout pour une cause politique - apparaît dans le monde occidental comme quelque chose de baroque, voire d'exotique, puisqu'une telle conception de la vie et de la mort rompt complètement avec l'ambiance qui règne au sein de nos sociétés de consommation et qui réduit la politique à une demande de protection de nos «jouissances privées». Le fait que des gens qui descendent dans la rue pour la première fois de leur vie montrent tant de courage en ne reculant pas face à la brutalité policière, dénote un sens aigu de la dignité. C'est précisément ce qui nous manque dans les pays occidentaux, où la mentalité dominante (pseudo-individualisme, autoculpabilité, cynisme, indifférence, etc.) sape de plus en plus les bases d'un certain bon sens populaire - ainsi que d'un courage physique et moral que le Français moyen appelle «fanatisme» - capables de nous faire nous révolter contre l'appauvrissement croissant de notre vie dans tous les domaines. Gilles Kepel explique cette réaction salutaire qui frise le fanatisme pour les biens-pensants occidentaux, par une certaine «immunité» Ecoutons-le: «Il nous semble que les cultures non occidentales ne sont pas encore entièrement corrodées par la culture de consommation et la cohorte de malheurs sociaux et mentaux qui lui sont propres, en dépit de la rhétorique néolibérale. Cela permet à leurs membres de conserver encore un certain nombre de vertus de base, un certain type de sociabilité élémentaire nécessaire à tout type de société et a fortiori à tout mouvement populaire autonome. (...)»(2)

Qu'en pense la conférencière? Elle prend totalement le contre-pied de cette vision pragmatique plus proche de la réalité. Pour elle, il faut arrimer la Tunisie à l'universel qui, dans son imaginaire, se limite à 1789 et à ses droits de l'homme! Cela me rappelle le refus de Margaret Thatcher d'assister aux cérémonies du bicentenaire de la Révolution de 1789, arguant du fait que la patrie de l'habeas corpus n'a rien à apprendre de la Révolution française qui semble fasciner la conférencière tunisienne. L'histoire et les repères qu'elle cite auraient une certaine légitimité si elle s'était d'abord arrimée puissamment à sa civilisation culturelle et cultuelle. Elle pourrait, alors, se départir du magister dixit de la doxa occidentale. Citer Louis XVI, la fuite à Varennes en carrosse, le comparer au roi Ben Ali qui fuit en avion, la fuite le 14 comme le 14 juillet, sont autant de marqueurs d'une colonisation mentale tenace qui fait que l'ancien colonisé se détruit pour tenter de renaître comme l'a si bien écrit Albert Memmi dans les habits du colonisateur.

Maturité du peuple

Pour la conférencière Hele Beji, plus rien ne sera comme avant pour l'humanité, il y a un avant et un post 14 (14 janvier départ de Ben Ali en Arabie Saoudite). Elle va même jusqu'à revendiquer une nouvelle définition des Droits de l'Homme en convoquant le Siècle des lumières dont on peut se demander si elle sait, qu'en définitive, ce fut à bien des égards, un Siècle des ténèbres pour les pays colonisés tels que l'Algérie et la Tunisie, qui, heureusement, n'eut pas à perdre la moitié de sa population en un siècle de lutte, un million de morts pendant la révolution de 8 ans, 588 morts lors des évènements de 1988, que notre décence nous interdit d'en faire des référents universels.
De tout coeur, nous ne souhaitons pas à la Tunisie de connaître la décennie rouge dont on dit qu'elle fit au moins 200.000 morts. Sans tomber dans la concurrence victimaire, on est en admiration dans une révolution qui s'est faite sans heureusement, beaucoup de morts. Il ne faut cependant pas que «l'ouverture» débouche sur le chaos. La réalité de la Tunisie est controversée: on apprend que 1 519 personnes ont été arrêtées, durant la période allant du 4 au 10 juin 2011, à l'issue des campagnes sécuritaires menées conjointement par les unités de la sécurité et celles de l'armée nationale.

Pour le journal France-soir «En Tunisie, le rétablissement du couvre-feu, la répression de manifestants inquiets du retard du processus constitutionnel et électoral; les pillages commis par d'anciens sbires de Ben Ali ou les surenchères de l'extrême gauche; enfin, l'annonce du ministre de l'Intérieur, Farhat Rajhi, d'un coup d'Etat en cas de victoire des islamistes, montrent que la situation demeure explosive. La «seconde révolution» opposera donc, premièrement, l'actuel gouvernement, qui a gardé des réflexes autoritaires, aux premiers révolutionnaires et, deuxièmement, les défenseurs des acquis de la Tunisie de Bourguiba aux islamistes qui tentent de confisquer la révolution pour rétablir la charia, comme les Frères musulmans égyptiens, qui attendent eux aussi les prochaines élections, si elles ont lieu...»(3)

Pour en revenir aux Etats généraux de la Société Civile : naturellement, sans être naïfs totalement, ces états généraux de la Société civile qui sont le commencement d'un processus continu, devront déboucher sur une vision nouvelle de société qui mette véritablement en oeuvre une démocratie participative où l'Algérienne et l'Algérien ne sont plus spectateurs passifs du façonnement de leur destin par les gouvernants mais véritablement des acteurs de leurs destins, acteurs qui doivent être régulièrement consultés sur les grands dossiers du pays. De ce fait, nous devons tordre le coup de la mentalité de Djeha «hate takhti rassi» «pourvu que je m'en sorte».

Nous sommes impliqués par le devenir de notre pays surtout dans cette conjoncture difficile où des dynamiques déstabilisatrices et dévastatrices concoctées dans les officines sont prêtes à être mises en oeuvre, le déclic est l'anomie que l'on veut à tout prix créer. Il nous paraît souhaitable que le Président tienne compte de cette requête qui prône une transition apaisée. Sinon, à Dieu ne plaise, ce «gain de temps» se retournera contre nous et nous ne sommes pas immunisés quoi qu'on dise, contre un tsunami dévastateur. Un signe fort est attendu qui traduira d'une façon concrète la sollicitude du pouvoir envers les préoccupations réelles qui ne sont pas, il faut le regretter, celles du pouvoir actuel qui donne l'impression d'être en roue libre laissant passer «l'orage» pour que tout redevienne comme avant. Rien n'est moins sûr! Même de l'extérieur, le changement est attendu, qu'il se fasse par les Algériens dans le calme et la sérénité est le plus sûr signe de la maturité du peuple.

En tout cas ce qui s'est passé pendant ces trois jours au Club des Pins est une rupture. Quoiqu'en dise les Algériens ont fait l'apprentissage de la démocratie et du respect de l'autre. Les résultats de ces assises sont une promesse qu'il y a possibilité de sortie de crise dans le calme et la sérénité. Aux dirigeants actuels de rentrer dans l'histoire en tournant le dos au cinquante and de népotisme et donner une perspective surtout à cette jeunesse en panne d'espérance.

1. Marie Verdier  la-croix.com

2.  magmaweb.fr

3.  francesoir.fr

Professeur Chems Eddine Chitour 
Ecole Polytechnique enp-edu.dz

 mondialisation.ca

 Commenter