30/05/2011 tlaxcala-int.org  27min #53617

 Les Egyptiens de retour à Tahrir pour réclamer plus de changement

Égypte : les Frères musulmans à la conquête du pouvoir

 Rabha Attaf رابحة عطاف

Imaginez un meeting des Frères musulmans dans une station balnéaire huppée de la mer Rouge ! Impensable ? Non, c'est désormais chose faite, le 21 avril dernier à Hourgada, cette ville nouvelle digne de la Costa del Sol dédiée au farniente des riches bourgeois égyptiens et des touristes venus par vols spéciaux du monde entier.

L'info s'est répandue comme une trainée de poudre. À 18h plus de 500 personnes étaient au rendez-vous sous le chapiteau à ciel ouvert, dressé pour l'occasion sur un terre-plein en bordure de l'avenue Nasser, l'un des grand axes de la ville. La plupart ont fait le déplacement en famille, par curiosité. Le nom de Safouat Higazi était sur toutes les lèvres. Safouat Higazi ? C'est l'orateur vedette des Frères musulmans, celui-là même qui a enflammé de ses prêches la place Tahrir, durant les vendredis qui ont suivi les journées révolutionnaires de janvier. Il était sur toutes les affiches, pour un numéro en duo avec Mohamed Albeltagy, la vedette montante du parti, élu député en 2005 et 2010. Et de plus représentant de la Confrérie au Conseil des dépositaires la Révolution consulté par le Majliss El Askari (le Conseil Suprême des Forces Armées, CSFA).

Ce soir-là, un service d'ordre musclé filtrait les entrées. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Ici, la mixité n'est pas de mise : les femmes sont dirigées vers un espace réservé, une sorte de long corridor séparé par une tenture en toile.

Pas question pour moi de me retrouver parquée au rayon potiches voilées ! Mais à peine avais-je franchi l'accès « hommes » qu'un body guard imposant se précipitait vers moi pour me barrer la route.

- Les femmes, c'est à droite !, me lança-t-il d'une voix ferme.

- Je ne suis journaliste et je viens de Paris, rétorquais-je du tac au tac.

– Journaliste ? Attendez, je vais vous faire accompagner.

Une stricte séparation des sexes. On fera une exception pour la journaliste venue de France.

En un rien de temps, je me suis retrouvée encadrée par deux hommes - rasés de près et affublés d'un costume-cravate façon « Nation of Islam » - qui m'ont ouvert la voie à travers l'allée centrale avant de m'installer au premier rang. Les « frères » soignent particulièrement leur image de marque, surtout dans les médias occidentaux, histoire de casser la mauvaise réputation qui colle aux mouvements islamistes. Et pour cause : avant la chute de Moubarak, les Frères musulmans égyptiens figuraient encore parmi les organisations terroristes listées par le département d'État US, et certains de leurs chefs étaient même en prison.

La tribune du meeting

En me voyant arriver, Mohamed Albeltagy, du haut de la tribune, n'a pu retenir un sourire complice.

Nous nous sommes en effet déjà rencontrés en mars, dans son cabinet médical de Manal El Roda, un quartier petit-bourgeois du Caire. J'avais d'ailleurs eu du mal à décrocher un rendez-vous. Il s'était décommandé à plusieurs reprises, prétextant des imprévus... À croire qu'il jouait à cache-cache avec moi. Il faut dire que, comme les mouvements longtemps interdits, les FM entretiennent une véritable culture du secret. Impossible par exemple de connaître le nombre de leurs adhérents ou de leurs structures à travers le pays. Finalement, j'avais dû me rendre directement à son cabinet pour le coincer !

C'était quelques jours avant le 19 mars, jour de référendum sur la Constitution. La campagne battait son plein et les Frères faisaient campagne pour le « Oui », c'est à dire l'approbation de quelques amendements permettant un simple lifting constitutionnel plutôt qu'une véritable révision. Pour convaincre l'électorat populaire, ils n'y étaient pas allés de main morte. Un tract, distribué à des millions d'exemplaires dans les mosquées - ainsi que par leur très efficace réseau de taxis et de commerçants - était censé frapper les esprits avec des arguments de choc. « Pour changer la Constitution cela prendrait trop de temps... Nous sommes à la croisée des chemins : la renaissance ou le chaos ! », y lisait-on avec cet exemple loufoque : « Si vous êtes nus, allez-vous penser à la taille des vêtements que vous allez mettre ou bien vous dépêcher de couvrir votre nudité avec n'importe quels habits ? ». Sans oublier que « le président élu pour un seul mandat de 4 ans ne sera plus qu'un symbole ! ». Et finalement une conclusion, un rien menaçante : « Oui ! Car tous les musulmans organisés, le Haut Conseil des Affaires islamiques, les scientifiques musulmans et l'armée, qui est partenaire dans l'État, approuvent ces modifications. Le Conseil Suprême des Forces Armées le souhaite ! Si le résultat du référendum est « Non », l'autorité peut opter pour une autre solution de pouvoir. ». En clair : il faut s'engouffrer dans la brèche ouverte par la « Révolution du 25 janvier » et accepter la principale concession de l'armée : un régime parlementaire dans lequel les Frères musulmans seront évidemment en bonne place car ils représentent la principale force d'opposition organisée du pays.

Mohamed Albeltagy

Pas fous les « frères », mais pragmatiques ! Leur expérience de la répression depuis Nasser leur a appris les limites à ne pas dépasser ! Exclue de la politique depuis 1954 en tant que parti, mais tolérée en tant qu'association religieuse, la Confrérie s'est essentiellement investie dans le social depuis les années 70 - avec l'assentiment du président Anouar El Sadate qui voulait ainsi couper l'herbe sous les pieds des marxistes. Son activité s'est principalement déployée à travers tout un réseau d'organisations caritatives et professionnelles. Dont la puissante Gam'iya Chari'ya, la plus grande association de bienfaisance fondée au début du 20ème siècle et qui a longtemps encouragé la prédication d'un islam rigoriste. Forte de cet « État dans l'État » qui ne comptait pas moins de deux millions et demi de membres, 450 filiales et 6000 mosquées, la Confrérie a investi les deux secteurs publics les plus dégradés : l'éducation et la santé. Multipliant ainsi ses hôpitaux, ses établissements scolaires, ses jardins d'enfants, ses soupes populaires... Sans oublier la formation des jeunes chômeurs et l'aide au mariage. Ce qui lui a valu un nombre croissant d'adhérents et de sympathisants dans les milieux populaires et les classes moyennes urbaines, de plus en plus touchées par la crise.

Au fil du temps, les Frères musulmans ont remporté une à une les élections syndicales - chaque corporation professionnelle ayant son syndicat - même si au Parlement ils ne pouvaient siéger que comme élus indépendants sans étiquette. Encore un paradoxe imposé par le régime. Ce qui ne les a pas empêchés de rafler un cinquième des sièges de l'assemblée en 2005, devenant la première force d'opposition parlementaire.

Avec ce maillage de la société, et surtout la contestation révolutionnaire de janvier dernier dont ils on su tirer parti en fins tacticiens, les « frères » se sentent désormais pousser des ailes. Ils savent pertinemment que le calendrier électoral fixant les législatives à l'automne prochain les favorise par rapport aux autres formations politiques. Ces dernières n'auront en effet pas le temps de s'organiser et avaient donc appelé à voter « Non » au référendum. Les mauvaises langues prétendent que la Confrérie religieuse a dealé avec le CSFA. Elle était en effet la seule formation politique officieusement représentée au Conseil des sages chargé de la révision de la Constitution. Pas étonnant donc qu'elle joue maintenant les pompiers, avec un calendrier frénétique de réunions publiques à travers tout le pays, pour calmer la fronde populaire qui s'était propagée comme une trainée de poudre tout en récupérant le mécontentement. Bref, un contre-feu utile entre les mains du pouvoir militaire pour encadrer les mouvements démocratiques naissants !

Retour donc sous le chapiteau d'Hourgada. Pour l'heure, le meeting commence. À la tribune, un présentateur, rasé lui aussi de près, fait la réclame à l'américaine d'une voix radiophonique, ponctuant la fin de ses phrases par la gestuelle d'un Monsieur Loyal sur une piste de cirque. Minutieusement, il récapitule le parcours singulier de Kheirat El Shater, le numero 3 dans l'organigramme de la Confrérie, qui avait longuement été entendu par la délégation européenne en visite éclair au Caire en mars dernier. Cet idéologue réformiste, élu député en 2005 et perçu comme dangereux par le pouvoir, avait été condamné en 2006 pour « blanchiment d'argent » et « terrorisme » par un tribunal militaire expéditif, avant d'être libéré le 3 mars, après la chute de Moubarak, sur ordre du CSFA. Kheirat El Shater n'est pas là en personne, mais apparaît soudain sur un écran géant tandis que l'assistance observe un silence quasi-religieux. Ce quinquagénaire, au visage buriné et mangé par une barbe grisonnante, a la réputation d'être populaire auprès des jeunes islamistes. Après un hommage rendu aux « martyrs de la révolution du 25 janvier » tombés au champ d'honneur de la place Tahrir au Caire, dont les portraits trônent derrière la tribune, il annonce la création du nouveau parti des Frères, le Parti pour la Justice et la Liberté. Un parti laïque dans lequel toutes les composantes de la société égyptienne pourront être représentées, y compris les coptes et les femmes. Le ton se veut rassurant. Fondu au noir.

« Jusque-là, rien à redire ! », s'exclame mon voisin. Walid, un commerçant qui travaille principalement avec les hôtels touristiques de la ville, est venu pour s'informer. La sortie au grand jour des Frères musulmans l'inquiète. « Je n'ai pas envie de changer mon mode de vie ni d'être contraint de couvrir ma fille d'un voile », m'explique-t-il discrètement. Autour de nous, le public reste imperturbable, malgré l'excitation exagérée du présentateur qui bondit sur le micro à peine le film fini pour annoncer l'orateur suivant dans une tirade théâtrale digne d'un show américain : « Et voici le non moins célèèèèbre Docteur... Mohammmad Albeltaaaaguy !!!! ». La mine réjouie, ce dernier se lève, et se lance aussitôt dans un discours populiste bien rodé. Rien n'y manque : la récupération de la révolte populaire, la tirade fustigeant Moubarak et sa femme Suzanne, la dénonciation de la corruption et, bien sûr, la promesse de lendemains qui chantent... à condition, bien sûr, de voter pour le PJL aux prochaines élections ! Devant le peu d'enthousiasme de l'assistance, il explique maladroitement que le tant attendu Safouat Higazi était trop fatigué pour faire le déplacement.

Des papiers sont aussitôt distribués à la demande. Place aux questions écrites, méthode classique des meeting unanimistes pour éviter que des contestataires ne monopolisent la parole où ne détournent l'attention du public !

C'est le présentateur qui se charge de les lire et Mohamed Albeltagy d'y répondre :

- La république islamique est-elle encore au programme de ce nouveau parti ?

- Non, le PJL est un parti laïque qui s'inspire des valeurs coraniques !

- Quelle est la vision des Frères concernant le tourisme ? Vont-ils imposer des nouvelles normes ?

- Le tourisme est le fleuron économique de l'Égypte. Nous avons l'intention de le préserver et même de le développer ! Est-il judicieux de transformer une belle poupée en un laideron répugnant ? Bien sûr que non !

- Et les coptes ?

- Les coptes sont d'abord des Égyptiens. Ils ont leur place à la direction du PJL.

Décidément, Mohamed Albeltagy a l'art de la démagogie. Et en fin tacticien, il esquive mes questions gênantes, notamment celles concernant la place des femmes à des postes politiques ou le port du voile. Lors de notre entretien, j'avais eu d'ailleurs du mal à le faire sortir de sa langue de bois. Il s'était lancé dans une longue tirade pour m'expliquer le bien-fondé de la position des « frères » concernant le référendum, arguant du fait qu'en s'obstinant à en demander trop, on risquait de mettre en péril la démocratie naissante.

- « Mais une démocratie ne peut pas naitre à l'abri des mitraillettes ? », avais-je fini par lui rétorquer en lui faisant remarquer que, dans son rapport avec le pouvoir, la confrérie avait connu des phases répressives après chaque éclaircie.

- Les temps ont changé, me répondit-il sans se décontenancer. Notre objectif n'est pas de prendre le pouvoir, juste de transformer la société.

Justement, transformer la société par le bas, c'est ce qu'ils se sont appliqués à faire depuis des décennies. Et le résultat nous saute aux yeux dans les rues du Caire et même à l'université ! Désormais, hidjabs et nikabs sont de rigueur ! Certes, bariolés et colorés, déclinés sous différentes formes et longueurs, mais il n'en demeure pas moins que les femmes sont couvertes. Et gare aux musulmanes qui arborent encore leur chevelure. Quand elles ne sont pas prises pour des chrétiennes - voire même de lesbiennes !- elles font tout simplement l'objet d'un harcèlement sexuel incessant dû à l'énorme frustration des jeunes. Sauf dans le métro ou le compartiment réservé aux femmes est un anti pinces-fesses efficace... à condition de pouvoir supporter le regard réprobateur des femmes en majorité voilées ! Quant à l'université du Caire, seules les chrétiennes ne s'y couvrent pas. Le foulard, porté paradoxalement par des jeunes filles fardées à la Betty Boop et portant des jeans moulants, est de rigueur. Un vrai paradoxe : les Frères musulmans n'ont fait qu'un score de 9% aux dernières élections universitaires, mais leurs idées conservatrices et puritaines se sont généralisées dans toutes les strates de la société ! D'où l'inquiétude croissante des coptes qui y voient un signe d'intolérance menaçant leur liberté religieuse.

A Hourgada, le meeting se termine par une ovation stand up des premier rangs. Derrière, la salle s'était vidée avant même la fin. Assurément, le succès n'était pas au rendez-vous. Ce qui n'a pas empêché Mohamed Albeltagy, ravi, de me faire un signe de la main pour que je le suive. Ce que je fis immédiatement. Il me restait en effet une question à lui poser, mais en aparté, loin de toute oreille indiscrète.

Wael Aly
- - Depuis le 13 avril dernier en effet, Wael Aly, l'un des principaux organisateurs de la seconde occupation de la place Tahrir (cf.  Place Tahrir : avec les partisans de la République libre d'Egypte) est emprisonné suite à un mandat d'arrêt lancé contre lui par le CSFA, le présentant comme un homme de main d'Ibrahim Kamel, un ancien ponte de l'ex-Parti National Démocratique, le parti de Moubarak. Il est accusé d'avoir poussé la population à la révolte contre l'armée dans la nuit du 9 avril pour couvrir la fuite des « officiers libres ». Ces derniers avaient rejoint la place Tahrir, volant ainsi la vedette aux Frères musulmans lors du rassemblement monstre qui avait réuni plus d'un million de manifestants la veille. Durant cette journée, j'avais assisté à un véritable bras de fer entre le service d'ordre des « frères » et ces révolutionnaires populaires qui demandaient que les familles des « martyrs de la révolution du 25 janvier » puissent prendre la parole sur la tribune. Après des tractations houleuses, ils ont eu finalement gain de cause : les familles se sont exprimées et ont ensuite rejoint la foule. Mais soudain, une agitation s'empara de la tribune. Des officiers y furent hissés, 27 au total. Complètement exaltés, les manifestants leur firent alors une véritable ovation, reprenant en clameur le fameux slogan « Chaab, djeich, yad ouahda !» (le peuple, l'armée, une seule main !). Même Safouat Higazi, l'orateur vedette des Frères musulmans présent à ce moment-là, n'a pu s'empêcher de lancer un « Ce sont nos frères, ce sont nos frères ! », avant de quitter rapidement le lieu devenu trop sulfureux. Prudence oblige ! Une ligne rouge venait en effet d'être franchie. Les Frères musulmans, conscients de la gravité de la situation, se sont très vite retirés, tandis que Wael Aly grimpait sur la tribune pour voir ce qui s'y passait, se retrouvant en première ligne avec les officiers. Car jusque-là il s'était réfugié en dessous... pour se plonger dans un sommeil de plomb !

Est-ce par crainte d'être accusés de collusion avec des officiers contre le CSFA ? Les Frères musulmans, en ordre rangé, se sont alors mis à clamer haut et fort « c'est un complot ! c'est un complot ! », réussissant même, en fins manipulateurs, à faire reprendre par les premiers rangs des manifestants agglutinés devant la tribune un slogan assassin : « chaab yourid eskat ezzabbat ! » (le peuple exige l'expulsion des officiers !). Mohamed Albaltagy, lui aussi présent, réagit aussitôt, lançant une accusation grave à l'encontre de Wael Aly. « C'est un agent de Hezb el Watani (Parti National) ! », lança-t-il à ses partisans qui diffusèrent l'intox aussitôt. Une façon plutôt déloyale de disqualifier un adversaire politique... qui ne lui était cependant pas inconnu ! Mohamed Albeltagy avait en effet déjà croisé le fer avec Wael Aly. C'était dans les années 90, à l'époque où ils étaient tous deux étudiants. Les Frères musulmans étaient partis à la conquête des Conseils universitaires avec succès. Sauf à l'Université du Caire où une bande de joyeux théâtreux, avec à leur tête Wael Aly, avait réussi à mettre en échec la liste des FM... conduite justement par Mohamed Albeltagy ! Un vieux compte à régler ? L'occasion fait souvent le larron !

- Alors Docteur, que pensez-vous de l'affaire Wael Aly ?, lui demandais-je une fois seule avec lui.

- Je suis convaincu qu'il a fait venir les officiers à Tahrir, me répond dit-il avec un aplomb surprenant, s'empressant de détourner aussitôt la conversation face à mon étonnement.

- Décidément, vous êtes diabolique !, reprit-il.

- Non, tout simplement une journaliste consciencieuse.

- Bravooo ! On se reverra ! », me lança-t-il avant de s'engouffrer dans sa voiture pour rejoindre l'aéroport.

Manifestation de Frères musulmans devant le Ministère de la Défense pour la libération des prisonniers politiques. Le manifestant ci-dessous, un Frère de base, brandit un portrait de Wael Aly, dont il demande la libération. Il n'est évidemment pas au fait des manoeuvres des dirigeants du mouvement. Relaxé par le tribunal militaire, Wael Aly a vu sa détention prolongée de 15 jours dimanche 29 mai. Il n'est toujours pas inculpé. En quelque sorte une détention administrative à l'israélienne...

J'étais perplexe. Je savais que le Dr Albeltagy mentait. Le lieutenant Yasser, chef de file des « officiers libres », m'avait en effet clairement affirmé que ces derniers n'avaient de relation avec personne sur la Place Tahrir et avaient décidé de venir de leur propre initiative ! (cf. interview :  Des officiers libres sortent de l'ombre et se font piéger). Je savais aussi que le docteur avait fait un faux témoignage devant le procureur du tribunal militaire, tout comme Safouat Higazi et d'autres délateurs. Et moi qui croyais que les Frères musulmans, dont le symbole est le Coran cerclé de deux sabres, étaient tenus par les valeurs religieuses qu'ils affirment défendre. Quelle naïveté ! À l'évidence, les sabres de la politique ont pris le dessus !

J'avais d'ailleurs commencé à m'en rendre compte à Moukatam, une bourgade située à une heure de route du Caire, où Mohamed El Baradey devait venir voter lors du référendum du 19 mars. Les Égyptiens s'étaient déplacés en masse. Devant le bureau de vote, les files d'attente débordaient largement dans la rue, avec.... les hommes d'un côté et les femmes de l'autre ! Les Frères musulmans s'activaient à convaincre les récalcitrants du bien-fondé du « oui » tandis que les partisans d'El Baradey préparaient un comité d'accueil pour leur chef charismatique. Mohamed El Baradey a en effet une envergure internationale. Il s'était notamment distingué en Irak, lorsqu'il était à la tête de l'Agence internationale de l'énergie atomique (l'AIEA). La mission d'inspection qu'il dirigeait avait conclu à l'absence d'armes de destruction massive. Après sa démission de l'AIEA, cet homme austère de 68 ans avait fait un retour triomphal au pays en février 2010, accueilli par une foule de sympathisants à l'aéroport du Caire. Il tente depuis de fédérer l'opposition au régime autour d'un projet de réformes démocratique et d'une révision de la Constitution, en vue de se présenter aux élections présidentielles. Sa réputation d'intégrité a séduit une grande partie de l'opinion, en particulier chez les jeunes et les classes moyennes. Autant dire que c'est un adversaire redouté par les Frères musulmans qui, comme les tenants du régime, n'ont pas hésité à mener une campagne de dénigrement sous la plume de leurs relais dans la presse.

Mais à Moukatam, ils ont franchi un pas dans la surenchère. Très vite, les esprits se sont échauffés, non pas sous l'influence de la chaleur mais des invectives lancées par des militants FM contre El Baradey. A son arrivée, un « Voici l'étranger ! » à retenti dans la foule. Aussitôt, des jets de pierres et de projectiles en tout genre se sont abattus sur sa voiture. Un caillassage d' une violence telle que le pare-brise a volé en éclats. Mohamed El Bardey a dû rebrousser chemin. Mais son frère Ali, « public-relations » du mouvement, a été poursuivi et violenté par une foule en furie. Plaqué en fin de course contre le portail d'une école, il a failli être lynché... sous mes yeux ! Bien sûr, je n'ai pas trainé. Unique femme au milieu de ces fous furieux, j'ai très vite été repérée et n'ai pas demandé mon reste !

Une violence qui tranche avec la civilité affichée de Adel Afifi, l'élu FM de la circonscription de Gizeh, au Caire. Je l'avais rencontré lors d'une conférence de presse de la Coordination de la Révolution, un conseil consultatif censé représenter la société civile auprès du Premier ministre. Ce jour là, il m'avait invité gentiment chez lui pour me présenter Mervat, sa sœur francophile. Rendez-vous fut pris pour le 7 avril. Adel Afifi habite Agouza, l'un des quartiers huppés de la capitale. Ici, les rues sont larges et propres, les immeubles ravalés. On est loin des trottoirs défoncés et des murs lépreux des quartiers populaires de Down town, le vieux centre ville du Caire. Son appartement est juste au-dessus du show-room de son entreprise de fabrication de sanitaires. Mervat m'accueille, un grand sourire aux lèvres, et me fait entrer dans un salon. Adel Afifi nous y rejoint et me lance le traditionnel « Salam A'laïkoum ! » tandis que je jette rapidement un œil autour de moi. Nous sommes dans l'appartement type de la haute bourgeoisie égyptienne. Rien n'y manque : les meubles de style victorien à l'apparence luxuriante, l'abondance des bibelots, les portraits de famille y compris à la gouache, les services à thé exposés dans des vitrines dorées... Bref, rien qui rappelle la culture arabo-musulmane, excepté un Coran en bonne place sur un guéridon. D'ailleurs, à y regarder de près, mes hôtes sont habillés à l'occidentale, façon british un rien désuet. Simple détail distinctif pour Mervat : un foulard assorti à la couleur de ses vêtements.

Adel Afifi fait partie de cette élite industrielle des Frères musulmans. Entré dans la Confrérie dès ses années lycée, il est très vie monté en grade. Il a d'abord fait ses preuves dans les campagnes électorales de 1984 et 1987, alors qu'il était encore étudiant, fréquentant les futurs leaders du « parti » comme Essam El 'Erian ou Mohamed el Odeibi. Mais son entrée en politique, il l'a faite véritablement en remportant les élections au syndicat des commerçants en 1992, puis de sa circonscription en 1996. Ce qui lui a valu d'être nommé, depuis 1997 responsable du bureau politique de la Confrérie pour le gouvernorat de Gizeh, situé juste à la limite du Caire. Un succès couronné par son élection, en tant que député, à la tête du groupe parlementaire des Frères en 2005. A 51 ans, c'est un homme accompli qui affiche toujours un sourire avenant et des convictions guidées par une foi profondément ancrée. D'emblée, il m'explique le programme du Parti pour la Justice et la Liberté, résumé dans le slogan « L'Islam est LA solution ! ».

- Nous défendons une économie libérale, mais inspirée de nos valeurs morales. Celui qui travaille selon les principes de l'Islam le fait en toute conscience. Par exemple, pour régler le problème de la corruption des fonctionnaires, il faut augmenter leur salaire pour qu'ils laissent tomber la pratique de la « commission ».

- Et la pauvreté endémique ?

- C'est une de nos priorités, avec la lutte contre l'illettrisme. Nous avons déjà toute un programme de développement de microprojets économiques pour les plus compétents, et d'action caritative pour les plus démunis.

- L'argent vient d'où ?

– Nous avons de l'argent, et des riches entrepreneurs contribuent à alimenter nos fonds. En Islam, nous avons la zakat, un impôt qui nous oblige a donner chaque année 2,5% de notre épargne pour les nécessiteux. C'est une excellente façon de lutter contre la délinquance liée à la pauvreté !

- Oui mais si c'était le cas, il n'y aurait pas de pauvreté chez les Musulmans !

- Nous avons tout un travail d'éducation à faire, et ça prend du temps !, répondit-il en riant.

Comme si les travers de la nature humaine, et en particulier la cupidité, pouvaient s'éduquer ! Adel Afifi est une figure emblématique des infitahin, ceux qui se sont engouffré dans le l'ouverture libérale à l'époque de Sadate. Des sortes de protestants américains, alliant le goût de l'argent et la bonne conscience charitable. Avec eux, plus question d'un « État islamique » mais d'un « État minimum », laissant une large place à l'initiative individuelle et au secteur privé dans tous les domaines. Une sorte de néolibéralisme dans lequel la religion trouve sa place dans la société, et très en phase avec la globalisation. Pas étonnant dès lors que les Frères musulmans égyptiens, mais aussi des autres contrées du monde y compris en Europe, aient les sympathies de l'administration US.

- Alors vous êtes des réformistes, pas des révolutionnaires !

– Nous souhaitons avant tout que le Majliss el askari (le CSFA) remette le pouvoir aux civils et réintègre la caserne après les élections législatives et présidentielles. Mais nous sommes aussi conscients que l'ancien système est encore présent avec sa police. L'armée reste la garante de la cohésion nationale.

Adel Afifi est lucide. Pas question de remettre en cause le programme de transition décidé par la haute hiérarchie militaire. Pas question non plus d'une assemblée constituante chargée d'une vraie refondation du système. Les Frères musulmans ont renoncé à leur demande de révision de la Constitution... officiellement pour « aller plus vite » dans le processus de réforme. De plus, ils ne comptent même pas présenter un candidat aux futures présidentielles. Car la réalité est plus triviale ! Peu importe, en effet que le nouveau président soit laïque, ou que d'autres formations politiques, même opposées à eux, accèdent à l'assemblée nationale. Fort de leur assurance d'être la première force politique organisée du pays -y compris au sein de l'administration étatique- ils n'auront en effet rien à craindre d'un président, même issu des rangs de l'armée. En 2005, ils avaient d'ailleurs soutenu la reconduction du président Moubarak, privilégiant une logique de tractation avec le régime. Une démocratie contrôlée à la turque leur irait comme un gant. Et comme leurs homologues à Istanbul, ils ont d'ailleurs promis de respecter les accords de l'Égypte avec Israël.

« Nous voulons donner la chance aux autres partis d'être représentés », reprend Adel Afifi. Nous ne souhaitons pas être en position de monopole ! ». A l'évidence, les FM ont tiré les leçons de l'expérience algérienne. Un raz-de-marée islamiste risquerait en effet de faire peur à l'Occident. Même couplet angélique concernant les libertés individuelles et publiques. « Dans l'Islam, il y a le culte et les règles sociales. Les Juifs et les Chrétiens sont libres de pratiquer leur culte. Vous êtes libres de faire ce que vous voulez dans votre espace privé. Mais les règles sociales s'appliquent à eux comme aux musulmans, comme à tout Égyptien ! », poursuit Afifi. Logique : dans toute démocratie, la loi s'applique à tous les citoyens. Sauf qu'en Égypte, on est au début d'un processus transitionnel -et non démocratique !- qui laisse présager des tensions à venir sur les questions de libertés publiques. Comme les néoconservateurs américains, les FM sont hostiles à la pluralisation des modes de vie, considérée comme immorale, fustigeant le féminisme, l'avortement, l'homosexualité et toutes les pratiques sociales jugées par eux contraires aux bonnes mœurs.

La minorité copte, qui représente 10% des Égyptiens, manifeste d'ailleurs vivement son inquiétude, surtout après les violents affrontements - 9 morts et plus de 140 blessés- qui ont eu lieu le 7 mai dernier à Imbaba, un quartier populaire du Caire, entre Chrétiens, Musulmans... et les fameux baltaguya (hommes de main) qui ont incendié une à une les églises environnantes. Une rumeur -genre légende urbaine- colportée par les milieux salafi s'était propagée comme une trainée de poudre sous forme de SMS. « Alerte ! Une copte convertie à l'Islam est retenue prisonnière, et entravée par des cordes, dans l'église d'Imbaba ! » Il n'en fallut pas plus pour échauffer les esprits et réveiller les vieilles tensions sociales. Dans les quartiers populaires en effet, les Chrétiens réussissent mieux que les autres -solidarité communautaire oblige !- et font bien des envieux. Question tolérance, les FM ont encore du travail sur la planche ! En Égypte, près de la moitié des 84 millions d'habitants vit sous le seuil de pauvreté, et plus d'un quart de la population égyptienne est illettré.

Mais les « frères » ont toujours réponse à tout ! « La meilleure façon de lutter contre l'obscurantisme, c'est l'éducation », m'affirmait Adel Afifi. « Chez les salafis, il y a des gens proches de nous qui acceptent notre pensée politique et notre programme pour reconstruire le pays. Mais d'autres, proche du wahhabisme, nous trouvent laxistes. Ils souhaitent appliquer immédiatement les principes de l'Islam. C'est une hérésie ! Il faut l'adhésion des gens et non les contraindre par la force ! ».

Ces « autres » justement, ces musulmans rigoristes très ancrés dans les quartiers populaires, viennent de créer un parti pour aller aux élections. Et galvanisés par le résultat du référendum pour la constitution -une partie des salafi avaient fait campagne avec les FM pour le « oui »- leur chef de file, le cheikh Mohamed Hassan Yakoub, du haut de son arrogance, avait fait une déclaration tonitruante à la télé : « Nous avons gagné la bataille des urnes. Ceux qui ne sont pas contents, qu'ils aillent vivre en Amérique ! ». Ce qui avait soulevé des protestations dans ses propres rangs. Des dissidents avaient en effet organisé une manifestation dès le lendemain devant la mosquée du cheikh... à Imbaba ! Alors, schizophrènes, ces salafi contestataires ? Par forcément quand on sait qu'une partie d'entre eux sont des sortes de quakers musulmans, formant des petites communautés autour de certaines mosquées de leurs quartiers. Ils prônent un retour aux sources de l'Islam dans leurs comportements individuels sans toutefois cracher sur les outils de la modernité, téléphone mobile et internet en tête ! Car l' intériorisation des standards occidentaux dans cette société égyptienne en pleine mutation a pour conséquence de renvoyer la norme islamique à l'espace public. Ce qui fait dire au cheikh Gamil 'Allam, un ouléma très respecté de l'institut islamique d'Al-Azhar, que les derniers salafi étaient... les compagnons du Prophète !

Mais « au pays des aveugles, le borgne est roi ! ». La concurrence dans les milieux islamistes s'annonce donc rude pour se rallier la rue, lors prochaines élections législatives prévues en septembre. Pour preuve, la Confrérie soufie des 'Azzamiyen - un million d'adeptes !- se lance aussi dans la bataille électorale avec son propre parti politique, le Parti pour la libération de l'Égypte, pour barrer la route à la foi aux salafis et aux Frères musulmans. Car bien qu'ils s'en défendent, ces derniers n'ont pas toujours bonne presse. Dans les milieux huppés comme dans les quartiers pauvres, les « frères » sont en effet souvent accusés de s'être enrichis sous l'ère honnie de Moubarak ! Sans compter qu'avec la nouvelle ouverture politique, une véritable fronde « révolutionnaire » a vu le jour au sein même de la Confrérie. La vielle garde conservatrice a en effet sérieusement été bousculée par une jeunesse connectée sur la modernité, qui parle plus de démocratie que de Coran. Les contestataires avaient fait scission et créé un mouvement, El Wassat, premier parti autorisé par le CSFA après la chute de Moubarak. Il faut dire que l'ébauche de programme proposé il y a quatre ans en avait échaudé plus d'un. Le texte proposait en effet un comité religieux suprême, présidant comme en Iran aux destinées du pays, et interdisant aux femmes et aux coptes d'être candidats à la présidence de la République. Depuis, les FM ont révisé leur copie !

Mais le coup le plus rude a été asséné par le docteur Abdelmoneim Abdelfotouh, le patron de la toute puissante Union arabe médicale -plus de 400 000 membres à travers le monde arabo-musulman sauf en Arabie Saoudite- et fondateur du 2ème bureau politique de la confrérie lors de sa reconstitution en 1969. Connu particulièrement pour ses idées réformistes, et son ouverture en faveur des femmes et de la minorité chrétienne, cet homme sophistiqué et cultivé proche de la soixantaine, a décidé de présenter sa candidature à la prochaine élection présidentielle. Et ce, contre l'avis de ses pairs qui ont déclaré publiquement que la Confrérie ne le soutiendra pas. En mars 2011, le docteur Abdoulfotouh et plusieurs autres personnalités réformatrices, ont même annoncé leur intention de créer leur propre parti, Ennahda, la « Renaissance », reprenant ainsi le nom emblématique du mouvement de renaissance arabe moderne, à la fois politique, culturel et religieux de la fin du 19ème siècle. « Le CSFA doit veiller à ce que le processus révolutionnaire soit mené jusqu'au bout », m'expliquait-il lors de notre rencontre à la Maison de la Sagesse, siège de l'Union arabe médicale et du Syndicat égyptien des médecins. « À la différence du coup d'État de 1952 qui a destitué le roi Farouk, le peuple a fait la révolution et l'armée est intervenue pour la préserver », m'expliqua-t-il avec conviction.

Peut-être ! Mais au lendemain du référendum sur la constitution les Égyptiens se sont réveillés avec la gueule de bois. Finie l'euphorie démocratique ! Le « oui » massif (77% des 20 millions d'électeurs) au lifting constitutionnel a entériné la fin de la « révolution du 25 janvier » et confirmé le rôle de premier plan des Frères musulmans dans la scène politique égyptienne. Certes, la tâche ne sera pas facile pour autant. Car les Frères musulmans, attendus au tournant par les courants islamistes radicaux, mais aussi par le pôle démocratique naissant, pourraient essuyer les plâtres de cette transition politique dont l'arbitre est, quoi qu'on en dise...le Conseil suprême des forces armées qui n'a toujours pas fixé la date de l'élection présidentielle !

Photos Rabha Attaf


Courtesy of  Les Inrockuptibles
Publication date of original article: 30/05/2011
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