"Les bailleurs de fonds contrôlent les leviers de commande de la politique économique et sociale de la Tunisie, ce qui touche à notre souveraineté nationale. Le peuple tunisien sous Ben Ali n'était pas souverain, il ne l'est pas encore parce que les leviers essentiels lui échappent", selon Fathi Chamkhi, enseignant universitaire et porte-parole de l'association Raid ATTAC (Rassemblement pour une alternative internationale de développement), et du comité pour l'Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM). Fathi Chamkhi qui se bat pour la suspension du remboursement de la dette publique extérieure tunisienne, reproche à Mustapha Kamel Nabli, gouverneur de la BCT, "ses options néolibérales, dans la mesure où il privilégie le remboursement du service de la dette, au détriment des droits socio-économiques des Tunisiens". Entretien.
Parlez-nous de votre association, le Rassemblement pour une alternative internationale de développement...
Notre association regroupe des investisseurs, avocats, étudiants et jeunes. Elle s'intéresse au volet économique et social en rapport avec la mondialisation, le néolibéralisme et l'ajustement structurel. Son but est d'informer et d'éduquer les Tunisiens, afin qu'ils puissent décider en connaissance de cause. Nous voulons que les Tunisiens se réapproprient leur destin. Notre militantisme ne date pas d'aujourd'hui. Personnellement, j'étais emprisonné en 1999, et condamné à 12 ans de prison, pour quatre chefs d'inculpation : création d'une association non-reconnue, incitation des Tunisiens à la rébellion, diffusion de fausses nouvelles de nature à troubler l'ordre public, et insulte à corps constitué en la personne de Ben Ali. J'ai été libéré après un mois grâce à une mobilisation internationale. Après les élections de 2004, la dictature s'est durcie et on a subi ce durcissement. J'étais passé à tabac deux fois, et cambriolé deux fois.
Comment vous êtes-vous attirés les foudres de l'ancien régime ?
C'est à l'issue d'un certain nombre de rencontres que nous avons organisées. Notre premier débat a eu lieu le 17 décembre 1999 après la fameuse réunion de Seattle de l'OMC, et la naissance du mouvement altermondialiste. En avril 2000, nous avons organisé une conférence sur la dette et le développement. Par la suite, nous avons tenu une autre conférence sur la citoyenneté et une journée portes-ouvertes sur la privatisation, et nous avons dévoilé l'histoire des cimenteries alors bradées.
Vous exigez la suspension du remboursement de la dette publique extérieure tunisienne. Sur quoi vous fondez votre appel ?
La question de la dette n'est pas nouvelle pour nous. La révolution a eu lieu le 14 janvier. Le lundi 17 janvier, les Tunisiens se sont réveillés et se sont aperçus qu'un haut fonctionnaire de la Banque mondiale, Mustapha Kamel Nabli qui était en fonction à Washington, a pris place en tant que gouverneur de la Banque centrale, un poste stratégique.
Kamel Nabli est un homme connu pour son intégrité et sa compétence...
Nous ne mettons pas en doute ses compétences, mais elles seront inutiles si elles ne sont pas mises au service de la Tunisie. Le gouverneur de la banque centrale a tenu le 21 janvier une conférence de presse, et tout le monde sait dans quel état était la Tunisie, et il s'empresse de rassurer les riches créanciers du Nord que la Tunisie va payer le service de la dette. La seule préoccupation de M. Nabli est de payer 580 millions d'euros, voire 1120 millions de dinars aux riches créanciers. C'est comme si quelqu'un qui a le feu chez lui, fait le tour du boucher et de l'épicier pour leur dire, je vais vous rembourser. C'est incompréhensible. Nous avons tout de suite réagi pour dire qu'il y a péril en la demeure. Nous avons besoins de mobiliser ces ressources financières pour faire face à l'urgence sociale, c'est là, l'obligation de l'Etat.
Peut-être qu'il a voulu envoyer des signes forts aux agences de notation -a fortiori que Fitch Ratings, Moody's et Standard & Poor's ont déjà baissé les notes de la Tunisie- et calmer ainsi les investisseurs, à un moment où nous avons le plus besoin d'IDE...
Kamel Nabli a une compréhension du monde néolibérale, c'est pour cela qu'il était dans la banque mondiale. Il est convaincu que c'est la meilleure politique pour notre pays, car, il ne peut concevoir le monde que sous l'angle du marché et du libre-échange.
Son annonce et les arguments qu'il a présentés n'ont servi à rien et les agences de notation ont baissé la note. Aujourd'hui, tout le monde veut le retour de la stabilité pour relancer l'économie. Il aurait été donc préférable d'envoyer des signes forts aux Tunisiens. La Tunisie ne demande pas un rééchelonnement de la dette, elle n'est pas en cessation de paiement, elle est en révolution. Elle a des urgences et des obligations, et la première obligation n'est pas le remboursement de la dette, mais les droits socio-économiques des citoyens et M. Kamel Nabli, aussi doué qu'il soit ne semble pas préoccupé de cela. Par ailleurs, la présence des IDE dans les conditions actuelles contredit et bafoue un des fondements de la démocratie, dans la mesure où ils ne paient pas l'impôt.
C'est le code d'incitation aux investissements qui leur accorde des exonérations...
Le code des investissements de 1993 est fondé sur un principe antidémocratique. Le fait que les investisseurs soient exonérés d'impôts est anticonstitutionnel. Il ne s'agit pas de les chasser de la Tunisie, mais de leur dire que vous faites des bénéfices, donc vous devez payer des impôts. Le paiement des impôts est un devoir inscrit dans la constitution, même si celle-ci est maintenant suspendue. Il faut tout renégocier avec ces investisseurs et leur dire que vous allez faire beaucoup plus de bénéficies sous la démocratie, que sous la dictature. Il s'agit de promouvoir un vrai partenariat gagnant/gagnant.
Vous avez adressé une lettre au gouverneur de la Banque centrale où vous lui demandez un audit et un moratoire sur la dette publique tunisienne. A-t-il accédé à votre demande ?
On lui a rappelé dans cette lettre une situation dont il semble ne pas tenir compte. Nous lui avons dit que nous porterons plainte contre vous, si vous manquez à vos devoirs et à vos engagements, et vous privez la Tunisie de ses moyens, en mettant comme priorité le paiement de la dette. Si l'instabilité persiste, et si le phénomène d'immigration clandestine s'aggrave, c'est parce que les autorités n'ont pas envoyé des signes forts à la jeunesse et continuent à tergiverser sur pas mal de projets dont le programme Amal.
Le gouverneur de la BCT vous-a-t-il répondu ?
Nous n'avons jusque-là eu aucune réaction du gouverneur de la BCT. La moindre des choses aurait été qu'il réponde publiquement, a fortiori qu'il a à sa disposition tout l'appareil de l'Etat et la télévision. En ce qui nous concerne, notre association souffre d'un blackout médiatique, le sujet de la dette est un tabou notamment pour la télévision tunisienne qui est censée traduire les préoccupations des citoyens.
Une conférence a été organisée le 24 mars dernier au parlement européen sur l'annulation de la dette odieuse de la Tunisie. Les parlementaires européens ont-ils été sensibles à cet appel ?
La conférence a eu lieu en présence de 60 députés européens, français, belges et allemands, ainsi que la presse internationale. Les députés agissent en tant que citoyens et parlementaires des pays qui ont donné des crédits et financé la Tunisie. L'Union européenne avait toujours soutenu le dictateur contre le peuple. José manuel Barroso, lors de sa toute dernière visite en Tunisie, n'a même pas pris la peine d'inventer de nouveaux mots. Il a repris les mêmes mots utilisés lors de la signature de l'accord d'association entre la Tunisie et l'Union européenne, soit la prospérité partagée et la démocratie. Je dis que le peuple tunisien est, aujourd'hui, libre et n'a rien à quémander à qui que ce soit. Barroso aurait dû commencer par s'excuser d'avoir soutenu le dictateur. Les Européens ont appuyé la dictature jusqu'à la fin, ce qui importait pour eux c'était la stabilité de façade.
Mon message à cette conférence était que nous sommes un peuple paisible, et que les Européens ont une opportunité historique pour faire un projet autour de la Méditerranée avec des peuples souverains, par la paix, la prospérité et la démocratie. Les Européens ont toujours misé sur la dictature et ça s'est retourné contre eux. La révolution a sonné le glas de la période de domination et du néo-colonialisme. Je leur ai demandé, de nous laisser tranquille, le peuple tunisien est libre grâce à ses propres moyens, sans le soutien de qui que ce soit.
Il y a aussi une action menée dans ce sens par la TACC, chambre tuniso-américaine du Commerce, qui a demandé un soutien américain à l'annulation de la dette de la Tunisie. Les Etats-Unis sont d'accord, mais leur part dans la dette tunisienne est à peine de 2 %...
Les Américains sont hypocrites. Mais, cela rentre dans les jeux stratégiques des grandes puissances. Le Maghreb est la chasse gardée de l'Europe. Pour contourner l'influence européenne dans la région, et après la politique de partenariat euro-méditerranéen lancée par l'Europe dans les années 1990, les Américains ont sorti leur projet du Grand Moyen-Orient. Maintenant, les Américains cherchent à redorer leur blason en Tunisie, et s'ils marquent des pas en Tunisie, ce sera de bonne guerre face à leurs concurrents européens, mais cela ne leur coûte rien, puisque leur part dans la dette tunisienne est peu significative.
Depuis la révolution du 14 janvier, les pays donateurs et les bailleurs de fonds se sont bousculés pour aider la Tunisie...Qu'en dites-vous ?
Les aides, c'est de l'hypocrisie. Voilà c'est quoi le principe : je vous prête 100 millions d'euros, à un taux d'intérêt préférentiel ; alors que le taux du marché est de 7%, je vous l'accorde à 5%. Ainsi, au lieu que vous remboursez 130 millions d'euros, vous remboursez 110 millions d'euros. La différence, soit les 20 millions d'euros, est considérée comme une aide sous forme de crédit concessionnel. Par ailleurs, dans la logique des bailleurs de fonds, les crédits à taux préférentiels doivent servir à acheter ce qu'ils ont à vendre. Les prêts obéissent également au principe de conditionnalité. Tous les prêts sont conditionnés, voire des prêts affectés, pour construire des routes ou autres, ou encore soumis à des conditionnalités politiques, par exemple ne pas dépasser un seuil déterminé de déficit budgétaire. C'est-à-dire que les bailleurs de fonds contrôlent les leviers de commande de la politique économique et sociale de la Tunisie, ce qui touche à une question fondamentale qui est la souveraineté nationale. Le peuple tunisien sous Ben Ali n'était pas souverain, il ne l'est pas encore parce que les leviers essentiels lui échappent. En Tunisie, les gouvernants successifs n'ont pas agi en tant que gouvernants souverains d'un pays souverain, mais en tant qu'exécutants.
En juillet 1986, Rachid Sfar, nommé Premier ministre, a envoyé une lettre d'intention au FMI dans laquelle, il a dit, au nom du gouvernement tunisien, accepter le programme d'ajustement structurel. Cette lettre est toujours valable, et n'a pas été dénoncée.
Le financement du programme économique et social à court terme, annoncé le 1er avril dernier par le ministre des Finances, requiert 4 mille MD. La Tunisie est en discussion avec les bailleurs de fonds en vue de contracter des crédits d'appui au budget...
L'article 34 de la constitution, même si on n'a plus de constitution, n'autorise pas le gouvernement de contracter des crédits, seul le parlement est habilité à le faire. Mais, ce gouvernement sembler agir selon la logique de "après moi le déluge". Autre chose, le rapport de la mission du FMI, de septembre 2010 en Tunisie, dit dans son article 22, que la Tunisie doit tout de suite baisser les impôts et augmenter la TVA, donc faire des cadeaux aux patrons, au détriment de la population. Le ministère des Finances est dans ce même schéma suivi depuis 23 ans, même s'il ne peut pas augmenter dans les circonstances actuelles la TVA. Aujourd'hui, une autre Tunisie est possible, pourquoi n'a-t-on pas réfléchi à d'autres options ?
Quelles sont les options que vous préconisez ?
Tout d'abord, la mesure de la suspension du remboursement de la dette va nous faire gagner beaucoup d'argent. Par ailleurs, il y a des sommes faramineuses programmées dans la loi de finances, à la présidence de la République, ou au ministère de l'Intérieur. Le réaménagement de la loi de finances va nous permettre de dégager beaucoup d'argent. A l'heure qu'il est, l'image de la Tunisie est formidable, elle est au zénith, pourquoi ne pas prévoir une souscription solidaire envers les peuples du monde entier. Les peuples veulent nous aider.
Propos recueillis par H.J.
Source : GlobalNet