article11.info Depuis le 14 janvier et la chute du despote Ben Ali, la Tunisie a quasiment disparu des radars médiatiques occidentaux. Pas assez de sang, de morts, de scènes d'émeute... Le pays reste pourtant en pleine ébullition, la rue n'entendant pas se laisser déposséder de sa révolution par d'éternels caciques. Depuis Tunis, le point avec un militant très impliqué dans les événements et bien décidé à ne rien lâcher.
jeudi 31 mars 2011, par Lémi
Il ne tient pas à donner son nom - malgré la chute de Ben Ali et les déclarations officielles, la police politique reste toujours prête à fondre sur les "agitateurs". Appelons-le Wahlid. Il a été de toutes les manifestations qui ont amené la révolution, et même de celles d'avant. Comme nombre de ses amis, il a été emprisonné : six mois de prison en 1993 pour avoir, alors étudiant, participé à des manifestations contre celui qu'il appelle "le despote". Aujourd'hui, Wahlid continue, encouragé par les avancées - ses yeux brillent quand il évoque le 14 janvier (bye bye Ben Ali) ou le 27 février ( bye bye Ghannouchi). Sa crainte : que le mouvement amorcé ne débouche sur rien de concret, reste a mi-chemin, embourbé dans les miasmes de l'ancien régime. C'est que si la tête a été coupée,d'autres repoussent, période de transition, voire de contre-révolution. Rencontre autour d'un café, près de la Kasbah de Tunis.
Zoo Project in Tunis / peinture murale [1].
- Concrètement, ou en est le mouvement ?
Nous vivons une situation étrange, celle d'une société sans autorité politique légitime. Le pouvoir qui tirait sa légitimité de la dictature et de la peur - l'essence du système Ben Ali - est disqualifié, et le peuple tente de s'y substituer. Il s'agit désormais de déterminer sur quelles bases s'appuyer, sachant qu'on ne peut repartir de zéro : il reste beaucoup d'éléments de l'ancien régime. L'administration de Ben Ali est toujours là, sa police aussi, son argent,... Il faut bien comprendre que le système Ben Ali fonctionnait comme un réseau mafieux, à l'image de la pieuvre camorriste - les récentes révélations de wikileaks sont très parlantes a ce sujet. Le système Ben Ali, adossé au parti RCD, était comme un cancer qui a proliféré partout, dans toutes les directions, toutes les associations, tous les partis - on ne sait par où l'attaquer. Même dans ce café que nous buvons, on trouve la culture de Ben Ali. Comment purger la société de ce cancer politique ?
Il y a des réponses à cette question. Les jeunes du sit-in de la Kasbah [2] proposent de "geler" les hommes politiques de Ben Ali qui ont commis des crimes contre le peuple, qu'ils soient politiques ou économiques. Il faut empêcher tous ces gens compromis de participer au jeu politique en relançant des partis, comme certains sont en train de le faire en ce moment. Si les mêmes hommes reviennent jouer un rôle dans le pouvoir, ce sera une catastrophe. Ils ne doivent participer à rien de collectif, ne pas disposer du moindre poste de leader. Il faut ressortir le mot d'ordre « Dégage ! » dès qu'ils se manifestent.
Zoo Project in Tunis / peinture murale.
Les manifestants de la Kasbah réclament aussi que les responsables des meurtres de manifestants soient mis en prison [3]. Et pour les gens liés directement à Ben Ali, ceux du premier rang, il faut que les tribunaux s'en chargent et les jugent en toute impartialité. Comme les criminels qu'ils sont. Et il y en a des centaines.
Il n'y a plus d'anciens ministres de Ben Ali dans le gouvernement depuis que le premier ministre Ghannouchi a été dégagé, non ?
Non, il n'y en a plus [4]. Mais il y en a qui ont crée des partis, qui commencent à se repositionner. Il ne faut pas laisser passer ça, c'est un processus dangereux, qui va contre les valeurs de la révolution. Tout le monde cherche à se placer pour siéger à l'assemblée constituante (dont les membres seront élus le 24 juillet), avec une effervescence de création de partis (plus de 50 à ce jour).
Ceci dit, les partis politiques restent pour le moment au second plan : ils ne représentent pas grand chose. La voix du peuple se trouve ailleurs, dans la rue. Les manifestants, les jeunes, le peuple tunisien qui a secoué le despote en formulant des demandes que personne n'avait osé formulé - voilà la voix légitime. Et il parle beaucoup, ce peuple, il ne cesse de s'interroger sur la suite à donner au mouvement, sur la manière de continuer la révolution. Les partis sont à la traîne, suivent sans bien comprendre ce qui se passe.
« Et il parle beaucoup, ce peuple, il ne cesse de s'interroger sur la suite à donner au mouvement, sur la manière de continuer la révolution »
Mais il existe un réel danger de voir la révolution tunisienne confisquée. D'autant que nous traversons une période que l'on pourrait qualifier de "contre-révolutionnaire". Voilà pourquoi les jeunes doivent être présents dans l'assemblée constituante, comme les femmes. Certains évoquent même l'idée d'instaurer des quotas, par exemple 30 % pour les jeunes, 40 % pour les femmes, etc.
Les jeunes étaient les fers de lance de la révolution ?
Évidemment, ils étaient au premier rang de toutes les manifestations, se sont montrés les plus motivés. C'est logique : partout dans le monde, quand les flics sortent, ce sont les jeunes qui vont au clash. Et 80 % des gens qui ont été tués, ceux que l'on appelle les martyrs, sont des jeunes. Même s'il y avait des gens de tout âges et de toutes conditions dans les manifestations, et si ça reste le cas aujourd'hui.
Ben Ali ne faisait pas de discriminations, il mettait en prison tout le monde, jeunes comme vieux. Toutes les générations sont concernées par la chute de ce régime honni. Moi, j'ai été emprisonné en 1993 quand j'étais à la faculté, alors que je faisait partie de l'UGE (Union générale des étudiants), lors d'une manifestation où il s'agissait de dire "Non !" à Ben Ali. Les cinquante ou soixante personnes qui formaient le premier rang de la manifestation ont été emprisonnées. J'ai passé 6 mois en prison après un procès illégal, j'ai été torturé, on m'a mis un pistolet sur la tempe... tout ça à cause de la police universitaire, une spécialité tunisienne.
« Toutes les générations sont concernées par la chute de ce régime honni »
Bref, comme tous les Tunisiens, je connais bien cette culture de la peur. J'y ai été directement confronté, et je sais qu'elle reste présente, qu'il faut la combattre encore aujourd'hui. Le premier ministre actuel, qui a remplacé Ghannouchi le 27 mars, Beji Caid Essebsi, a joué de ce registre dès son arrivée au pouvoir. Il a dit : « Je vais restaurer la dignité de l'État. » Pour lui, après deux mois de révolution, la dignité de l'État est en chute libre. Et la culture bourguibiste de cet ancien ministre implique de semer la peur, la culture de l'ordre et de la sécurité, celle qu'on connait si bien. Lui estime que lorsque nous sommes dans la rue, lorsque nous prenons la parole en public, nous semons le chaos. Il ne comprend rien.
Tout le monde ici connait Essebsi, et personne n'a confiance en lui. Il fut un serviteur des deux dictateurs, Bourguiba et Ben Ali, il fait partie de ce réseau que j'évoquais. Et il n'est pas question d'accepter ça.
Zoo Project in Tunis / dessins.
Comment faire pour déboulonner ces figures du passé ?
Prenons la question de la Caisse sociale, sur laquelle Ben Ali avait une véritable mainmise : des milliards ont disparu. Et bien, deux jours après la révolution, les gens ont simplement dit « Dégage ! » à son PDG, à ce voleur. Ils se sont postés devant le siège de la Caisse, et ils l'ont forcé à démissionner. En Tunisie, la culture du « Dégage ! » marque une véritable coupure épistémologique, un changement fondamental. Ce mot est devenu notre emblème. Il s'agit de couper tout ce qui relève de la dictature, de faire le ménage.
Cela ne passe pas par des violences, nous sommes des pacifistes. Il n'y a pas eu d'épuration brutale après la chute de Ben Ali, ce n'est pas dans notre culture. Mais nous menons quand même un grand ménage. Il y a des ouvriers qui disent « Dégage ! » à leur patron, des citoyens qui font de même avec leur ministre. On sait qu'on ne peut pas compter sur l'État et la classe politique actuelle pour le faire à notre place, vu qu'eux-mêmes sont mouillés. On le fait donc nous-mêmes.
Des syndicats demandent actuellement que les dossiers de la corruption soient ouverts, notamment en ce qui concerne les caisses sociales de l'assurance maladie ou de la fonction publique, mais le gouvernement fait traîner. Les corrompus sont encore là, avec leurs méthodes et leurs privilèges ahurissants, leur adulation aux maîtres du pays. Comment ces gens-là, ces serviteurs criminels de Leila et Ben Ali, peuvent ils rester en place ?
On en revient à cette question de la non-épuration violente. Pas question d'aller trouver ces gens avec des pistolets ou des manche de pioche. Après le 14, les RCDistes [5] ont peu été inquiétés, hors quelques cas isolés. La culture tunisienne est une culture humaniste, qui ne veut pas utiliser la force jusqu'au bout. Il faut les mettre au ban, les isoler, pas les tuer.
Entre retour en arrière et réelle révolution, qu'est ce qui peut faire pencher la balance du bon côté ?
D'abord, il y a le fait que les gens sont désormais impliqués dans le processus. Tout le monde discute de ça, chacun a son avis, se sent investi. C'est très précieux, cette libération de la parole. Les personnes qui discutent de l'avenir sont comme des feux en train de faire bouillir l'eau. D'ici quelques jours, je peux t'affirmer que ces feux bouillonnants dans la rue et sur Internet vont se manifester de manière massive. Il y a des choses en préparation, des grandes manifestations en vue. Je viens de te montrer les photos de la manifestation de la Kasbah, celle qui a fait tomber Ghannouchi : il y avait bien 200 000 personnes. Eh bien, quelques jours avant cet événement, le climat était comme aujourd'hui : ça bruissait, quelque chose se préparait. Les gens parlaient partout, dans la rue, sur Facebook, dans des petits sit-ins...
Zoo Project in Tunis / peinture murale.
En 1987, peu après son arrivée au pouvoir, Ben Ali avait lancé un "printemps des libertés". Il avait entamé des négociations avec tout le monde, y compris les islamistes, et les gens croyaient à une réelle amélioration. Il annonçait la fin de la présidence à vie, de la censure, de la police politique, de la corruption. J'avais treize ans à l'époque, et je m'en souviens bien : Ben Ali se posait en garant de la modernité et de la liberté face à un vieux président fatigué, son putsch semblait porteur d'espoir même s'il s'inscrivait dans le bourguibisme. Mais très vite, dès 1989, il a mis fin à ce "printemps" et a orienté le pays tout entier dans un virage despotique, avec un culte de la personnalité exacerbé.
Les benalistes n'attendent que ça, pensent qu'il va en aller de même cette fois-ci : une période de liberté, et puis retour à la case départ, avec un régime équivalent. Il faut se battre contre ça, de toutes nos forces.
« C'est très précieux, cette libération de la parole. Les personnes qui discutent de l'avenir sont comme des feux en train de faire bouillir l'eau »
La fuite de Ben Ali n'a pas découragé ses partisans ?
Non, parce que le benalisme est un système, un réseau. C'est une grande équipe aux ramifications immenses. Les hommes qui avaient servi Bourguiba n'ont eu aucun problème à servir Ben Ali, ils y ont trouvé une continuité. Ils comptent désormais sur une transition du même type. Le RCD, parti de Ben Ali, était la photocopie de celui de Bourguiba, seul le nom avait changé. Aujourd'hui, nous craignons que ces gens ayant essaimé partout confisquent notre révolte, l'adaptent à leur sauce.
Le discours prônant la fin de la révolution, le "retour au sérieux" pour "sauver l'économie", semble très répandu. Il suffit de lire les journaux...
Justement : dans les journaux aussi, les postes restent aux mains des mêmes. Et ceux qui auparavant encensaient le despote se permettent désormais de commenter la révolution. Ils racontent que le pays entre en plein gouffre, que le chaos économique est à notre porte (alors même que Ben Ali et sa clique ont littéralement pillé le pays pendant 24 ans et qu'ils ne trouvaient rien à y redire), que les manifestants sont irresponsables et violents... D'ailleurs, les médias ne montrent jamais l'ampleur des manifestations actuelles : ils les minimisent pour faire croire que c'est marginal.
Mais nous avons appris à contourner ça, grâce à Internet. Ce qui se dit sur Facebook a aujourd'hui plus de poids que l'ensemble des articles publiés par les journaux. C'est là que se trouve l'information. Pas de longs discours, mais une logistique de la contestation. Le sit-in du week-end prochain se construit comme ça, je suis bien placé pour te le dire.
C'est aussi sur ce site que sortent les affaires de corruption. Chaque jour, il y a du nouveau, avec des documents mis en ligne, des précisions. Sur les blogs, sur Facebook, des gens font le boulot que ne font ni les journalistes ni les politiques. Voilà pourquoi on peut lire "Thank you Facebook" sur beaucoup de murs du pays.
Ce mouvement se place finalement dans la droite ligne des manifestations d'avant le 14 janvier. Quand tous les médias désignaient les manifestants comme des terroristes et des ennemis de la Tunisie, seul Internet permettait de dire la réalité des choses. Tout le monde filmait, tout le monde écrivait ce qui se passait : on a gardé le pli.
Notes[1] Plus d'infos sur cet artiste actuellement basé à Tunis dans le numéro 1 de la version papier d'Article11 / Photos Lémi.
[2] La Kasbah est une place gigantesque située dans les hauteurs de Tunis. C'est là que se tiennent la plupart des manifestations, étalées sur plusieurs jours, voire semaines, depuis la chute de Ben Ali.
[3] Le chiffre officiel des "martyrs" tués pendant les manifestations est de 246, mais il semble qu'il faille largement le revoir a la hausse.
[4] Peu après cet entretien, un nouveau ministre de l'Intérieur, ancien chef de cabinet sous Ben Ali, prenait ses fonctions...
[5] Le RCD était le parti de Ben Ali. À la chute de Ben Ali, un Tunisien sur cinq, soit deux millions de personne, y avait sa carte.