Sur les routes de Tunisie (2/3)
Par Bernard Dréano (4 mars 2011)
Bernard Dréano, responsable du Centre d'études et d'initiatives de solidarité internationale (CEDETIM), a accompagné le militant Mouhieddine Cherbib au tribunal de Gafsa. Il a rencontré des avocats, qui ont été nombreux à défendre les accusés politiques mais aussi ceux qui subissaient spoliation et déni de justice de la part des profiteurs du régime de Ben Ali. Témoignage, en trois actes, de la rencontre avec ceux qui construisent une société démocratique en Tunisie.
Nous étions venus pour un procès, celui de Mouhieddine Cherbib (voir première partie). Rendez-vous donc au tribunal, à Gafsa. C'est jour de marché. Il faut faire un détour car on ne passe pas devant le bâtiment du gouvernorat. Deux blindés légers, des barbelés, quelques soldats. Devant le tribunal un petit attroupement, une barrière métallique, deux soldats qui filtrent les entrées.
La région est présentée comme peu sûre dans la presse nationale tunisienne.
Incontestablement, juste avant la chute du dictateur, certains ont tenté une stratégie de tension, sans grand succès. Mais il y a eu, ces derniers jours, quelques incidents sérieux, attribués à des anciens miliciens RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique) et des nostalgiques de Ben Ali. À Gafsa la situation est calme, seul le magasin Carrefour-Market a fait l'objet de quelques casses et réquisitions (la chaîne est en partie contrôlée par le clan Ben Ali-Trabelsi), mais derrière des vitrines en contreplaqué le commerce a repris. Sur la place Bourguiba, des jeunes nettoient consciencieusement le square : le mouvement des « Smerka Boys » (les garçons aux balais), inspiré des Égyptiens de la place Tahrir, qui nettoie effectivement mais aussi symboliquement certains lieux. Ici, coeur symbolique de la ville, la statue du « combattant suprême », Bourguiba, qui trônait au centre du square avait été renversée lors des émeutes de la faim de 1984 et n'a jamais été remplacée.
Ailleurs dans le pays, il y a quelques provocations : agressions physiques ou verbales à l'encontre de synagogues notamment par les extrémistes du Hizb ut-Tharir, règlements de comptes et agressions diverses... Un prêtre chrétien va être assassiné quelques jours plus tard dans la banlieue de Tunis... Et il y en aura d'autres. Manoeuvres de déstabilisation pilotées de l'extérieur ? La police, détestée de la population, a disparu des rues (elle commençait à y revenir en cette mi-février), ce qui a ça et là favorisé des situations de désordre. Mais les médias ont tendance à valoriser ces incidents plus ou moins graves. Certains cercles du pouvoir prennent argument de cette « insécurité » pour réclamer une fin rapide de « l'effervescence révolutionnaire », l'arrêt des mouvements revendicatifs qui fleurissent un peu partout, et le retour à l'ordre.
Dans une fourrière près de El Haouaria, au nord du pays, où étaient entreposés des bateaux confisqués à des passeurs d'immigrés, l'absence soudaine de surveillance policière a permis une vaste opération de récupération, et à une foule de jeunes migrants (et sans doute quelques benalistes de seconde zone en fuite), de prendre le large vers l'île italienne de Lampedusa, alimentant immédiatement les fantasmes d'invasion de nos côtes européennes et d'insécurité en Tunisie !
Difficile de tenir une audience publique
À Gafsa, passé le barrage des militaires, nous entrons dans un palais de justice relativement vide. Nous attendons dans une salle d'audience poussiéreuse, Mouhieddine et ses avocats sont en grande conversation avec des magistrats... qui leur demandent conseil ! Les conditions d'un jugement en toute sérénité ne sont pas réunies. Un juge chargé du dossier a cru bon de s'éclipser. Il est difficile de tenir une audience publique. Des familles de condamnés de droits commun dans certaines affaires locales, semblent chercher à profiter de la situation pour peser sur des juges, voire les agresser. On dit que certains ont même reçu de l'argent pour le faire. Ce qui explique le « filtre » militaire à l'entrée. Bref, il est décidé de repousser l'audience, rendez-vous fin avril... Avocats et magistrats enfilent leurs robes, le tribunal, en accord avec le prévenu, décide du report...
Nous quittons le palais de justice de Gafsa... pour un autre tribunal, celui de Sidi Bouzid.
La révolution que certains appellent « de jasmin » a commencé ici, deux mois plus tôt, à quelques pas du palais de justice, devant le palais du gouverneur, quand Mohamed Bouazizi, qui vendait des fruits pour survivre, n'a pas supporté, le 17 décembre 2010 de voir, une fois de plus, son étal confisqué par la police, et s'est immolé par le feu. Et c'est toute la Tunisie, puis tout le monde arabe, qui se sont embrasés.
Des graffitis racontent en arabe, parfois en français, deux mois de lutte
Sur l'une de ses statues kitchs qui ont fleuris dans toutes les villes de Tunisie ces dernières années, son portrait souriant surplombe le lieu de son martyre. A côté de lui, les photos d'autres jeunes tombés lors des manifestations. Et partout sur les murs des graffitis racontent en arabe, parfois en français ou en anglais, deux mois de lutte. Contre la corruption, les brigades policières, pour le départ de Ben Ali, la fin de l'État RCD, affirmant fierté et combativité, et, pour les plus récents, la vigilance face au gouvernement provisoire.
L'entrée de ce palais de justice-ci n'est pas filtrée par des militaires. Nous rejoignons un groupe de militants et surtout d'avocats dans une petite salle. Parmi les quelques milliers d'avocats que compte le pays, un nombre très significatif a lutté pour le droit, défendant les accusés politiques mais aussi ceux qui avaient à subir spoliation et déni de justice de la part des profiteurs du régime. À plusieurs reprises, ils se sont exprimés collectivement, manifestant même en robe dans la rue. Une guérilla des combattants du droit menée sans relâche par des avocats et parfois des magistrats, comme le juge Mokhtar Yahyaoui... Des luttes emblématiques comme celles de l'avocate Radhia Nasraoui, plusieurs fois en grève de la faim, notamment lors de la tenue du Sommet mondial sur la société de l'information en 2005 à Tunis, mais aussi des avocats anonymes qui, à Sidi Bouzid comme ailleurs, défendaient quotidiennement les droits de Tunisiens ordinaires subissant l'arbitraire ou les exactions.
La crainte d'un enlisement du processus démocratique
Ils nous racontent les événements de Sidi Bouzid. L'agitation sociale en 2010, notamment les actions de paysans de cette région agricole, victimes de spoliations, les protestations des diplômés chômeurs vivant dans la précarité. Les manifestations de plus en plus amples après le martyre de Mohamed Bouazizi, la mobilisation des jeunes jours et nuits (et aussi la leur, auprès des jeunes manifestants, nuits et jours). Un avocat souligne qu'ils ont bénéficié localement du soutien de l'UGTT, et aussi du Parti Démocratique Populaire (PDP), un des petits partis de l'opposition tolérée par le pouvoir mais circonscrite dans des limites étroites d'expression et de capacité d'action. Le leader local du PDP, présent, semble avoir joué un rôle important.
Plusieurs avocats précisent qu'ils ne sont toutefois pas forcement d'accord avec le PDP - dont le leader Ahmed Néjib Chebbi est ministre du gouvernement provisoire -, et l'un d'eux, citant Trotski, ajoute qu'il faut craindre la « révolution trahie », une révolution qui court un danger interne d'enlisement du processus démocratique, d'exclusion de groupes sociaux ou de mouvements, et un danger externe, de sabotage et de dénigrement. « Contre ce dernier danger », ajoute l'un d'eux, « on compte sur vous ». Plusieurs interlocuteurs rappellent le soutien constant des gouvernements et responsables politiques français au régime de Ben Ali.
Deux avocates affirment que, quoi qu'il arrive, la situation ne sera plus comme avant, en termes de liberté d'expression notamment. L'une, voilée, ajoute qu'elle peut maintenant porter le voile, même dans l'exercice de ses fonctions de défense de la justice.
Bernard Dréano, Centre d'études et d'initiatives de solidarité internationale (CEDETIM)