par Maurizio Matteuzzi
TRIPOLI
Hier soir (samedi 26 février 2011), le gouvernement anglais a décidé d'évacuer son ambassade ici à Tripoli. Pareil pour la France : ambassade fermée, personnel évacué. Quelques heures plus tôt le fils « modéré » de Kadhafi, Saif Al-Islam, avait déclaré à la télévision arabe Al Arabiya : « Nous sommes prêts à tout, même à la guerre civile ». Le message est clair : la situation est limite, et au-delà.
Mais la réponse des Libyens aussi est claire : faire venir à Tripoli des journalistes étrangers, les garder le plus possible à l'abri de mauvaises aventures ou d'éclats affolés (comme quand nous sommes arrivés, les neuf journalistes italiens, jeudi dernier, et maltraités et l'un de nous malmené par un groupe de civils armés de kalachnikov à un check-points le long de la route de l'aéroport), les faire circuler dans la ville n'importe où ils veuillent aller, les faire parler avec les gens pour qu'ils touchent du doigt « la normalité » de la situation. Dans la tentative désespérée de s'opposer à une campagne médiatique systématique et massive d'information droguée, ou de désinformation, provenant de l'étranger, qui n'hésite pas à recourir à des bobards parfois impudents, pour discréditer de plus en plus un leader désormais grillé par 42 années de règne absolu (à moins qu'on ne veuille croire à la fable que Muammar Kadhafi, n'ayant plus depuis longtemps de charges formelles, ne soit qu'un grand-père un peu sui generis dépourvu de réel pouvoir).
Pour porter à terme un « regime change » décidé ailleurs, au nom d'une »démocratie » dont nous verrons « après » de quelle marque elle sera faite, pour remettre au pas un pays comme la Libye trop riche et trop proche de l'Europe pour qu'on le laisse dans les mains d'un type impromptu et imprévisible comme le Colonel.
Hier, donc, nos anges gardiens libyens, après un vendredi musulman difficile dans les rues, une inquiétante apparition de Kadhafi en colback sur la Place verte et une conférence de presse nocturne de Saif Al-Islam, le fils qui essaie de sauver ce qui peut l'être (et la dynastie), on nous a fait changer d'hôtel, en invitant tous les journalistes étrangers sur place ou presque dans un luxueux hôtel de construction turque plus éloigné de la Place verte, où se tiennent des conférences de presse (comme celle de Saif) et des briefing quotidiens : on part en petits groupes, faisant l'objet de toutes les attentions possibles (les Libyens sont extraordinairement gentils, sans être jamais serviles).
Après le changement d'hôtel, où voulez-vous aller ? Dans Tripoli blindée qui, comme l'écrit la BBC, « se prépare pour de nouvelles batailles » ? A Tajoura, le quartier des « fosses communes » et de l'aéroport militaire de Mantiga « enlevé » par les insurgés (deux énormes bobards), où la nuit dernière il semble qu'il y ait eu une bataille terrible avec un nombre non précisé de morts ? A Falashoum, le quartier que Kadhafi a ordonné de bombarder par les avions de chasse ? Dans le vieux centre aux vestiges italiens pour voir « la ville militarisée » et parcourue par des « camions de civils pro-Kadhafi qui patrouillent dans les rues » (information de l'Ap qui l'a eue « par des résidents » qui la lui ont racontée « par téléphone ») ? Le long du bord de mer et des rues d'Andalous, le quartier ultra-chic, où la BBC dit que « l'Ap dit qu'on lui a dit » que « le gouvernement est en train d'armer des supporters civils pour organiser des check-points » ? Vous voulez faire quatre pas sur la Place Verte et dans les ruelles du souk derrière, qui, comme tous les souks, donne la température émotionnelle d'une ville arabe ?
OK. Tripoli apparaissait hier tranquille, plus tranquille que vendredi et les jours derniers. Trafic normal, gens dans les rues, peu de policiers et de miliciens au brassard vert, plusieurs magasins fermés et quelques queues pour le pain. A Tajoura nous ne trouvons ni les morts (mais on pourrait les avoir évacués), ni les douilles tirées pendant la nuit (mais les télévisions, arrivées avant, les ont vues et filmées). A Falashoun pas de trace de maisons touchées par les bombes. Le vieux centre, modérément animé, et le bord de mer ne montrent ni camions ni check-point de civils armés (comme ceux qui ont nous arrêtés, nous journalistes italiens, jeudi). La Place verte est surveillée par une petite foule de fan qui arrêtent les journalistes étrangers en leur demandant « please » d'écrire « la vérité » (mot important) et de démentir « les mensonges » d'al-Jazeera et al-Arabiya, de rappeler leur « amour » pour le leader et qui crient comme des obsédés ce qui est devenu leur mantra : « Allah/Libia/Muammar/w'bas », qui veut dire « et ça suffit ». Dans les ruelles du souk, les magasins et les étals sont tous fermés. Salah Karoui, qui vend des objets en or et parle bien l'italien, dit que lui et les autres sont fermés, depuis au moins une semaine, seulement à cause de « travaux en cours » et certes pas parce qu'ils s'opposent à Kadhafi. Tout le monde fermé pour travaux en cours semble lui semble un peu trop à lui aussi, et du coup il nous confesse que le souk « a peur » (et ce n'est pas un bon signal pour Kadhafi), mais peur des « diables » comme il définit ceux qui se rebellent, « envoyés ici par d'autres diables pires encore ». Quels diables ? « Vous le savez très bien. Mais faites attention parce que les barbus doivent vous faire peur à vous aussi, parce que s'ils arrivent chez nous ils arriveront ensuite chez vous aussi » les maudits fondamentalistes, conclue-t-il et il salue avec un très italien « cazzo ! » de stentor.
Tout ceci ne veut pas dire qu'à Tripoli (et bien sûr « dans le pays ») reviennent « le calme et la paix », comme s'est hasardé à soutenir vendredi Saif al-Islam en parlant avec les journalistes étrangers, ni que soit fausse l'affirmation d'hier de la BBC que « Tripoli se prépare à de nouvelles batailles », qu'elles arriveront et seront, celles-là, décisives. Et cela ne veut pas être une défense de Kadhafi qui, après plus de quatre décennies au commandes, a de façon évidente perdu le sens du temps et des proportions, et aurait du s'en aller avant que tout ce drame (ou tragédie) se déchaînât en Libye et que le vent du Maghreb ne commençât à souffler (au moins pour ne pas être inévitablement mis dans le même lot que des types comme Moubarak et Ben Ali).
Sauf qu'une fois de plus apparaît insupportable la campagne médiatique dont la Libye (la Libye, avant même Kadhafi) est victime. L'autre jour un entrepreneur tripolitain - qui a fait ses études en Italie et parle un italien très rigoureux- disait : « Ce que nous sommes en train de vivre ici est une situation qui contraste de façon paradoxale avec ce qu'on raconte qu'il se passe ». Et ceux qui le racontent sont surtout al Jazeera et al Arabiya, les media plus suivis pour des raisons surtout de langue. Et les plus haïes par la partie kadhafienne de la Libye : les télés qui se font les porte-parole des « diables pire encore » dont parlait le marchand d'or du souk. Singulier destin que celui d'al Jazeera, qui ici à Tripoli n'a même pas un bureau de correspondance mais seulement une correspondante qui, lit-on, « ne peut pas être indiquée par son nom pour des raisons de sécurité » : quand elle suivait la télé états-unienne en Irak, Bush et les siens la définissait come « la porte-parole d'al Qaeda », maintenant qu'elle suit la crise terrible de la Libye, Kadhafi et les siens la définissent comme « la porte-parole d'al Qaeda ». Peut-être est-ce l'unique fois que le Colonel se trouve en syntonie avec les Usa.
A Tripoli le feu couve sous la cendre. Voilà le compte-rendu de ce qu'on a pu voir dans la Tripoli d'hier (samedi 26 février). Aujourd'hui, ça peut être une toute autre histoire. Ou même déjà dans la nuit, parce que quand l'obscurité tombe, la ville, déjà difficile à déchiffrer à la lumière du jour, devient un mystère. Mystère fait de rafales soudaines de kalachnikovs qu'on entend distinctement (en ce moment justement) même dans les hôtels ouatés d'où nous suivons cette tragédie. Saif al-Islam, vendredi, a réaffirmé la ligne intransigeante de son père -nous résisterons jusqu'à la mort- mais en même temps il l'a contournée : nous sommes en train de lancer des négociations avec l'opposition. Mais négociations avec qui ? Sur quoi ? Avec quelles marges de manuvres ? La Libye, avec sa forte structure tribale et son armée faible, n'est ni la Tunisie ni l'Egypte. Kadhafi, à moins d'imprévisibles et improbables coups de théâtre finaux, a perdu la partie. Et les possibilités que son fils « réformateur » n'arrive à sauver la barque contre vents et marées, jusqu'à hier soir au moins, sont minimes.
Edition de dimanche 27 février 2011 de il manifesto
Traduit de l'italien par Marie-Ange Patrizio