25/02/2011 tlaxcala-int.org  13min #49948

 La révolution égyptienne

Une des causes de l'insurrection en Egypte : Comment banques et investisseurs affament le tiers-monde

Ellen Hodgson Brown
Traduit par Isabelle Rousselot

“Ce qui constitue le pain quotidien d'un pauvre représente, pour un riche, un placement sûr.” Ann Berg, trader de contrats à termes, citée dans  The Guardian

Les explosions de colère qu'ont subitement connues l'Egypte et la Tunisie s'inscrivent dans le contexte d'une crise mondiale grandissante provoquée par une forte hausse du chômage et du prix des denrées alimentaires. L’Associated Press signale qu’environ 40% des Egyptiens luttent pour survivre avec moins de deux dollars par jour, le seuil de pauvreté défini par la Banque Mondiale. Les analystes estiment que l’inflation annuelle du prix desdenrées alimentaires en Égypte atteint le taux insoutenable de 17%. Dans les pays pauvres, la population consacre 60 à 80% de ses revenus àl’alimentation, contre seulement 10 à 20% dans les pays industrialisés. Une augmentation d’un dollar du prix du lait ou du pain pour les Américainspeut équivaloir à la famine pour une partie de la population d'Égypte ou d’autres pays pauvres.

La faute à l'argent ?

Les causes de la récente flambée mondiale du prix des denrées alimentaires restent un sujet controversé. Certains analystes montrent du doigt le programme « quantitative easing » de la Réserve fédérale des Etats-Unis (destiné à augmenter la masse monétaire en circulation en accordant des crédits fondés sur de simples écritures comptables), jugeant qu'il engendre une hyperinflation. Trop d’argent et pas assez de biens: c’est l’explication classique de la hausse des prix.

Or, cette théorie ne correspond pas à la réalité. Depuis 2006, la masse monétaire mondiale  diminue, alors que les prix de l’alimentation grimpent de façon spectaculaire. Aujourd’hui pratiquement toute la création monétaire est le fait de jeux comptables opérés par les banques, qui parallèlement accordent de moins en moins de prêts. Ces faits d'inscrivent dans un processus croissant de désendettement et de désinvestissement (on rembourse ou on amortit les crédits sans en contracter de nouveaux ; voir qui s'est accéléré quand le marché immobilier des subprimes s’est effondré et que les banques ont augmenté leurs exigences en matière de fonds propres. Paradoxalement, plus la dette est élevée, plus il y a d’argent dans le système. Et si la dette diminue, la masse monétaire fait de même.

La dette publique n’est donc pas vraiment, de nos jours, le grand méchant loup que les pourfendeurs du déficit ont voulu en faire. La dette a son bon côté, le crédit, qui permet aux entreprises de fonctionner. Quand il s’effondre, le commerce plonge avec lui. Si la dette des ménages diminue, la dette publique doit alors intervenir pour la suppléer. Le « bon » crédit et la « bonne » dette servent à développer les infrastructures et les autres moyens de production, ce qui augmente aussi le PIB et les salaires ; et c’est à ce type de crédit et de dette que les gouvernements peuvent de recourir. Les formes parasitaires du crédit ou de la dette sont les outils des spéculateurs, qui font de l’argent avec de l’argent, sans accroître le PIB.

Les prix ont certes grimpé car il y a trop d’argent pour trop peu de biens, mais l'argent n'est consacré qu'à certains d'entre eux seulement. Ainsi, les prix des denrées alimentaires et du carburant sont en hausse, alors que ceux de l’immobilier chutent. En définitive, dans son ensemble, l’inflation reste modérée.

Même si l'on ne saurait donc rejeter la faute sur le programme d'assouplissement adopté par la Fed, celle-ci a pris d'autres mesures, qui ont provoqué une ruée sur les matières premières agricoles. En réponse à la crise bancaire de 2008, notamment, elle a abaissé son taux directeur (taux appliqué aux prêts interbancaires) à un niveau proche de zéro. Cette manœuvre a permis aux banques et à leurs clients d’emprunter aux États-Unis à des taux très bas et d’investir à l’étranger pour obtenir des retours sur investissement plus élevés, une opération spéculative basée sur un écart de rendement, appelée aussi « carry trade ».

Dans le même temps, la Fed a également ramené les taux des actions et obligations fédérales à un niveau très bas, privant ainsi les investisseurs d’une option stable et sans risques pour financer leurs retraites. Les « capitaux spéculatifs » – des investissements qui ont pour objectif un meilleur rendement – ont fui le marché immobilier, qui s’était effondré, pour se diriger vers tout  ce qui n’était pas le dollar, principalement vers les biens de consommation courante.

Nouveau sens pour le vieux dicton : Il ne faut pas jouer avec la nourriture”

Autrefois, les spéculateurs trouvaient peu intéressant d'investir dans les produits agricoles, trop périssables pour être stockés dans l'attente de conditions propices à la revente. Mais cela a changé avec l'arrivée des « fonds indiciels cotés» (exchange-traded funds ou ETF) et d'autres produits financiers.

Sous sa forme première, la spéculation sur les contrats à terme concernant des produits agricoles était pratiquement inoffensive, puisqu’à l’expiration du contrat, l’acheteur était tenu d'acquérir la marchandise, selon le cours du jour. Dans les faits, les prix fantaisistes des contrats à terme s’alignaient sur les prix du jour, plus réalistes. Mais tout a changé en 1991. Dans un article révélateur publié en juillet 2010 par le magazine Harper et intitulé “The Food Bubble: How Wall Street Starved Millions and Got Away with It (La bulle alimentaire : comment Wall Street a affamé des millions de personnes dans le monde sans être inquiété)", Frederick Kaufman écrit :

L’histoire des denrées alimentaires a pris un tournant fatidique en 1991, à un moment où personne n’y prêtait grande attention. C’est l’année où Goldman Sachs a décidé que notre pain quotidien pourrait donner lieu à d'excellents investissements…

Les barons voleurs, les assoiffés d’or et les financiers de tout acabit ont longtemps rêvé de contrôler totalement ce dont tout le monde a besoin ou envie, afin de le stocker pour faire grimper la demande, et donc les prix.

Kaufman explique cette innovation financière dans un  entretien accordé à Democracy Now le 16 juillet 2010:

Goldman (…) a inventé le « fonds d'investissement dans les indices sur les matières premières » (Commodity index funds) qui lui permettrait d’amasser d’énormes quantités d’argent (…). Au lieu d’acheter et de vendre simultanément, comme tout le monde le fait sur ces marchés, Goldman a cessé de vendre et n'a fait qu’acheter. Il faisait de la rétention et attendait la montée des cours. Goldman a commencé à appliquer cette pratique aux contrats à terme sur le blé (…) Chaque fois qu’un contrat arrivait à échéance, il le reconduisait, en renouvelant les promesses d’achat (…) Il a continué à acheter à tour de bras et à accumuler une quantité inouïe de contrats d’achat à terme, du jamais vu dans l’histoire. Ce cumul a déclenché sur le marché un phénomène très singulier, le “choc de la demande”. Habituellement les prix augmentent quand l’offre baisse… Mais là, Goldman et les autres banques avaient créé une demande complètement artificielle et c’est ce qui a fait grimper les prix… Le blé dur roux se vendait entre 3 et 6 $ le boisseau (27,2kg). Il est monté à 12, puis 15, puis 18 $. Puis il a dépassé les 20 $. Et le 25 février 2008, le blé dur roux d’été a atteint 25 $... Ironie du sort, la récolte de blé de 2008 a été la meilleure de toute l’histoire …

Autre scandale : pendant que Goldman et les autres banques chamboulaient complètement ce marché, ils ont assuré leurs arrières au moyen d’une technique perverse appelée “réplication”…. Supposons que vous voulez investir dans le marché du blé. Vous me donnez 100 $ pour les investir dans le marché du blé. Mais je n’y suis nullement obligé, il me suffit d’investir 5 $, qui garantiront vos 100 $. Il m’en reste donc 95 ; qu’en ont fait Goldman et les autres banques ? iIs les ont investis dans le plus sûr des placements : dans les bons du Trésor américain. Des milliards de dollars, … Puis avec ces milliards en bons du Trésor, ils ont gagné des trillions de dollars… Ils ont alors confié ces trillions à leurs traders et leur ont dit “Allez-y, les gars. Faites le plus d’argent possible avec ça.” Ainsi, tandis des milliards de gens avaient faim, ils ont investi cet argent pour gagner d’autres milliards.

D’autres journalistes d’investigation rejoignent cette explication de la crise alimentaire. En juillet 2010, dans un article intitulé “ Comment Goldman Sachs a causé un "génocide silencieux" en pariant sur la famine dans le tiers-monde ”, Johann Hari observait:

« À la fin de 2006, les prix alimentaires mondiaux ont commencé à augmenter de manière drastique et brutale. En l’espace d’un an, le prix du blé a augmenté de 80%, le maïs de 90% et le riz de 320%. En un éclair, 200 millions de personnes, pour la plupart des enfants, ne pouvant plus acheter de nourriture, ont sombré dans la malnutrition et la famine. Il y a eu des émeutes dans plus de 30 pays et au moins un gouvernement a été renversé de manière violente. Puis, au printemps 2008, tout aussi mystérieusement, les prix sont retombés à leur niveau initial. Jean Ziegler, l’envoyé spécial des Nations-Unies a qualifié cet épisode de “génocide silencieux”, entièrement provoqué par une action humaine. »

Certains économistes prétendent que les hausses résultent de la demande croissante émanant des classes moyennes chinoise et indienne en pleine expansion et de l'utilisation massive de maïs pour la fabrication d’éthanol. Or, selon le Professeur Jayati Ghosh, du Centre des Etudes Economiques à New Delhi, la demande de ces pays a baissé de 3%. Par ailleurs, le Conseil international des céréales a déclaré que la production mondiale de blé avait augmenté pendant la période d'envolée des prix.

Selon une étude de feu Lehman Brothers, la spéculation sur l’ETF (les fonds indiciels) est passée de 13 à 260 milliards de dollars entre 2003 et 2008. En toute logique, les prix des denrées ont suivi cette augmentation, dès le début de 2003. Michael Masters, gestionnaire de hedge funds, a estimé que sur les marchés réglementés américains, 64% de tous les contrats concernant le blé étaient aux mains de spéculateurs qui ne s’intéressaient nullement au blé en lui-même, mais qui détenaient cette denrée uniquement pour attendre la montée des prix avant de la revendre. George Soros a estimé que cela revenait à “stocker secrètement de la nourriture pendant une famine pour profiter de l’augmentation des prix”.

Dans un article daté d’août 2009, Jayati Ghosh, professeur au Centre d’études économiques et de planification à l’Université Jawaharlal Nehru à New Delhi, compare les aliments de base commercialisés sur le marché des contrats à terme et ceux qui ne le sont pas. Elle observe que le prix des aliments de base non échangés sur les marchés de contrats à terme, comme le millet, le manioc et la pomme de terre, augmentait infiniment moins que celui des denrées soumises à la spéculation, comme le blé.

En 2008, dans le magazine Mother Jones,  Nomi Prins considère elle aussi la spéculation comme responsable de la hausse des prix. Elle constate que les contrats à terme ayant pour objet des produits agricoles ou de l’énergie sont groupés et vendus exactement comme des obligations adossées à des actifs (CDO), sauf qu’en ce cas on les appelle obligations adossées à des denrées (CCO). Plus les prix des denrées grimpent, plus les investisseurs engrangent de bénéfices. Nomi Prins fait cette mise en garde :

« Sans une réglementation sévère des échanges électroniques et produits dérivés qui permettent aux spéculateurs de manipuler d’énormes pans du marché des contrats à terme – dont celui des matières premières agricoles - l'introduction de quelques règles à la bourse de Londres ne résoudra rien. Dans l’état actuel des choses, cette bulle causera la perte non seulement de biens immobiliers, mais aussi de vies humaines. »

Que faire ?

Selon Kaufman, la bulle alimentaire a porté à plus de 250 millions le nombre des personnes condamnées à la famine. Le 21 juillet 2010, le président Obama a signé une loi de réforme de Wall Street censée colmater de nombreuses brèches réglementaires dont les grosses institutions financières profitent pour spéculer sur les denrées agricoles dans le marché des contrats à terme, mais Kaufman estime que les mesures adoptées ont peu de chances de succès. Les « innovateurs » de Wall Street inventeront sans difficulté de nouvelles façons de spéculer en contournant la législation, qui est peu maniable et a toujours un temps de retard. Les tentatives d’interdire toute spéculation sur les denrées alimentaires ont également peu de chance d’aboutir, dit-il, car il suffit aux entreprises de décrocher leur téléphone et de donner leurs ordres via Londres, ou de passer des contrats privés de gré à gré.

Kaufman suggère de constituer un stock national ou international de céréales afin que les régulateurs puissent déverser du blé sur le marché lorsqu'une stabilisation des prix s'impose. Il note que sous l’ère Clinton, avant la manie de la déréglementation, on gardait en réserve une grande quantité de céréales. En 1938 déjà, dans sa seconde Loi d’ajustement agricole, le président Franklin Roosevelt s’était engagé à conserver d'importants stocks.

Chris Cook, ancien directeur d’une Bourse mondiale de l’énergie, affirme:

« La seule solution à long terme est de réagencer complètement les marchés. Premièrement, en supprimant les intermédiaires, ce qui est déjà en cours. Deuxièmement, en établissant un nouvel accord entre pays producteurs et pays consommateurs : un Bretton Woods II, en quelque sorte. »

Selon Cook, les marchés spéculatifs sont aujourd’hui gouvernés davantage par la peur que par l’avidité. Les investisseurs recherchent des placements sécurisés qui leur rapporteront un bénéfice satisfaisant, c’est à dire leur garantiront de quoi vivre durant leur retraite. S'ils ont besoin de ces investissements, c'est parce que ni leurs employeurs ni le gouvernement ne leur offrent un système de protection adéquat.

Autrefois, les titres émis par l'Etat étaient un investissement sans risque et bien adapté aux retraites. Puis les taux d’intérêt fédéraux ont plongé et les investisseurs se sont tournés vers les obligations municipales. Maintenant, ce marché s'effondre également, en raison de la faillite latente de certains émetteurs d’obligations. Les villes, régions et États mis à mal par la crise du crédit se sont vu refuser l’accès aux outils utilisés pour renflouer les banques (quantitative easing), alors que ce sont les banques et non les municipalités qui ont engendré la crise. Voir " The Fed Has Spoken: No Bailout for Main Street

Pendant ce temps, les retraites subissent des coupes et la couverture sociale fait l'objet d'incessantes attaques. Nous avons besoin non seulement de réserves de grains telles que Franklin Roosevelt les a institutionnalisées, mais aussi d’une Déclaration des Droits, comme celle qu’il avait imaginée, qui assurerait aux citoyens un revenu minimum, par exemple en garantissant un emploi à ceux qui sont en mesure de travailler et des prestations sociales à ceux qui ne le sont pas. Le programme pourrait être financé par des crédits créés par le gouvernement conjointement avec des banques, ce qui n’entraînerait pas d’hyperinflation. Ce vaste sujet est traité en détail dans mon livre " Web of Debt ". Par ailleurs, les crédits nécessaires pour relancer l'économie locale pourraient être accordés par des banques publiques. Pour en savoir plus sur cette possibilité, voir  http://PublicBankingInstitute.org.


Courtesy of  Truth Out
Source:  tlaxcala-int.org
Publication date of original article: 03/02/2011
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