Algérie
par Ali Chibani
(18 février 2011)
Certains la considèrent comme « le début de quelque chose » ; d'autres n'y voient qu'une « vaine agitation ». La journée du 12 février a vu la mobilisation de quelque trois mille personnes dans les rues d'Alger, venues exiger le départ du régime au pouvoir. A ce chiffre, avancé par la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (CNCD), s'opposait l'impressionnant dispositif de sécurité déployé pour empêcher la marche : environ trente mille policiers ont quadrillé la capitale.
La CNCD a été créée après les manifestations du 5 au 14 janvier, pour en prolonger la dynamique de manière pacifique. Parmi ses revendications : la levée de l'état d'urgence, en vigueur depuis 1992. Elle sera effective avant la fin du mois de février, a annoncé le premier ministre Ahmed Ouyahia. Les premiers à avoir appelé à une rencontre de toutes les forces démocratiques sont la Ligue algérienne des droits humains et quatre syndicats autonomes (Snapap, CLA, CNES et Satef). Fragilisés par de multiples stratégies du pouvoir pour les détruire (infiltrations, création de syndicats-clones, arrestations...), ces syndicats sont malgré tout restés au coeur des luttes sociales en Algérie ces dix dernières années.
Sur le rôle des syndicats autonomes dans la CNCD, Rachid Malaoui, du Syndicat des personnels de l'administration publique (Snapap), précise qu'ils sont seulement des initiateurs : « La Coordination n'est pas une institution. Sans leader ni porte-parole, elle rassemble partis politiques, associations et jeunes internautes. » Mais le pouvoir sait où il lui faut frapper pour paralyser la structure. Le 12 février, les représentants syndicaux ont été parmi les premiers à être arrêtés et gardés dans les postes de police « de 10 à 19 heures pour les empêcher de participer à l'encadrement de la manifestation », précise Salem Sadali, secrétaire général du syndicat de l'éducation et de la formation (Satef).
L'ombre de la décennie noire
De l'avis de la CNCD, la manifestation du 12 février est un succès, car elle a « brisé le mur de la peur ». Pour le Front des forces socialistes (FFS), qui n'adhère pas à l'organisation, il n'y a pas de quoi se réjouir. Karim Tabbou, le numéro deux du plus vieux parti de l'opposition, réfute même le nombre de 3 000 manifestants et regrette que, « au lieu de privilégier le questionnement et une évaluation objective de la situation, les signataires de la Coordination préfèrent la logique des appareils où les gens se suffisent de multiplier les sigles et les activités médiatiques ». Karim Tabbou remarque également que les adhérents à la CNCD n'ont pas d'ancrage social et dénonce la présence de personnalités issues du régime, des alliances « infra-politiques », et surtout le rejet du passé qui les porte pour ne se concentrer que sur l'avenir : « Ce n'est pas à Ahmed Benbitour, qui a préfacé le livre du général Khaled Nezzar, ni à Abdelaziz Rahabi, ancien ambassadeur qui a soutenu la junte militaire dans les années 1990, de nous donner des leçons de démocratie. Ni à Sid Ahmed Ghozali, qui était premier ministre quand l'état d'urgence a été imposé et les prisons spéciales créées. Si aujourd'hui, on voit [le leader du RCD] Saïd Saadi aux côtés d'Ali Belhadj [le numéro deux de l'ex-FIS], à quoi auront servi les deux cent mille morts des années 1990 ? » Ce sont là des motifs qui minent la Coordination de l'intérieur comme le prouve un message envoyé par l'Action pour le changement de l'Algérie, un groupe du réseau social Facebook et membre de la CNCD : « Nous sommes en train de nous diviser ! (...) Il y a des membres qui répètent (...) qu'ils ne marcheront plus si Saadi (est) là. Il y a d'autres membres qui affirment qu'ils ne marcheront pas si on exclut Saadi de la marche ! »
La Tunisie, l'Egypte ? Oui mais...
Pour Karim Tabbou, « en Tunisie et en Egypte, c'est le peuple qui a convoqué la classe politique. En Algérie, c'est la classe politique qui veut convoquer le peuple ». Mais Rachid Malaoui ne partage pas cette lecture : « Nous devons changer les choses, car s'il reste deux ou trois dictateurs dans la région, ils feront tout pour casser la démocratisation de la Tunisie et de l'Egypte. » L'autre divergence entre MM. Tabbou et Malaoui est liée au rôle que jouerait l'armée en cas de révolution algérienne. Pour le premier, « les Algériens ne feront jamais confiance aux militaires qui ont créé de faux maquis pour éviter les vrais », alors que le second rappelle que « l'armée égyptienne a, elle aussi, tué et torturé des opposants dans le passé et nos jeunes n'ont pas peur d'être tués puisqu'ils se tuent eux-mêmes tous les jours ».
Le FFS préconise un « travail de proximité » à travers des meetings prévus sur l'ensemble du territoire national pour sensibiliser le peuple avant de l'appeler à marcher. Cela suffira-t-il pour mobiliser les populations rurales, fer de lance de toutes les révolutions algériennes ? Force est de constater que la CNCD touche essentiellement des personnes rompues à l'expérience militante dans les appareils traditionnels (politiques, syndicaux et associatifs) et concentrées dans les milieux urbains. En tout cas, les montagnes rebelles de Kabylie, qui estiment avoir été abandonnées par les autres régions du pays lors du Printemps noir de 2001, préfèrent pour le moment observer de loin les défilés dans la capitale.
C'est ce que dit un jeune kabyle qui était en première ligne des manifestations d'il y a dix ans : « Pourquoi est-ce toujours à nous d'aller marcher dans une ville qui compte quatre millions d'habitants. Et les Algérois, pourquoi est-ce qu'ils ne manifestent pas ? » Bien qu'il se réjouisse de voir les Algériens réagir uniment, il doute qu'ils aillent jusqu'au bout de leur combat : « Nous sommes épuisés par tout ce qui se passe. Ils [le pouvoir] nous font marcher comme ils veulent et ils achètent leur tranquillité avec de l'argent. Ici, on raconte que le premier ministre a appelé personnellement le caïd de la ville de Tizi-Ouzou pour lui demander de faire arrêter les "émeutes" dans la ville en janvier. »
De son côté, le Satef veut « susciter des débats dans les universités, aider les différentes catégories sociales à s'organiser au plan local et, au moment opportun, lancer une grève générale qui pourrait être un tournant décisif pour le mouvement ». Pour l'heure, la CNCD appelle à manifester dans la capitale tous les samedis. Réussira-t-elle à mobiliser pendant longtemps si ses membres lèvent le camp le reste de la semaine ? Le risque est que cette démarche exaspère davantage une population en colère, ce qui aboutirait à de nouvelles manifestations violentes dont le régime tire toujours profit pour assurer sa pérennité.
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