Bien peu de temps s'était écoulé depuis l'annonce du départ de Moubarak avant que les généraux du Conseil militaire suprême affirment dans un communiqué télévisé - le numéro 5 - que les « Égyptiens honorables savent que les grèves, dans cette période délicate, produisent des résultats négatifs » et « appellent les citoyens et les syndicats professionnels et ouvriers à assumer leur rôle de la meilleure manière, chacun à sa place ».
Viviane Lafont - Lutte Ouvrière
Les travailleurs, ces « Égyptiens non honorables » sans doute, avaient depuis le départ du dictateur multiplié les mouvements de grève et les sit-in, au Caire et dans d'autres villes. Le responsable d'une organisation syndicale d'opposition jugeait même plus juste, plutôt que de se demander qui est en grève, de poser la question : « Qui ne l'est pas ? ».
On peut, malgré l'éloignement, se référer à de nombreux témoignages pour constater que, dans de multiples secteurs de l'industrie et des services, les travailleurs sont mobilisés pour que leurs revendications essentielles, sur les salaires très insuffisants, les conditions de travail souvent moyenâgeuses et la précarité des emplois, soient exprimées, publiquement, dans cette « période délicate », comme la nomment les militaires au pouvoir.
Dans une Égypte de 85 millions d'habitants environ, comprenant près de 27 millions d'« actifs », plus de la moitié de ceux-ci survivraient, selon une statistique syndicale récente, dans le secteur que les économistes nomment « l'économie informelle », de ces petits jobs que tous les travailleurs des pays pauvres connaissent de près. Les autres, quelques millions de paysans pauvres, quelques millions de petits employés de l'État et quelques millions d'ouvriers et employés, ont depuis longtemps accumulé les raisons de se révolter. Le salaire moyen, quelques centaines de livres égyptiennes, soit 50 à 70 euros, permet difficilement, même en cumulant plusieurs emplois, d'assurer à la fois le logement, les études des enfants et la nourriture de la famille. Dans de nombreux secteurs de l'industrie, étatisée ou privée, ainsi que dans la fonction publique, les emplois sont précaires et l'embauche n'est même pas obtenue, parfois, après des années dans la place. Dans les usines du textile, du ciment, dans des services, les équipes de douze heures, six jours sur sept, les heures supplémentaires non payées, sont quasiment la règle. Seul un syndicat officiel, appendice du pouvoir, réglait jusqu'à présent les salaires et les conditions de vie, en « négociant » avec directeurs d'usines et patrons !
Les mouvements de la classe ouvrière se sont bien heureusement rendus très visibles quelques jours déjà avant le départ de Moubarak. Pour n'en citer que quelques-uns : 1 500 travailleurs de l'hôpital de Kafr ez-Zayyat, dans le delta, ont organisé un sit-in sur les salaires, bloqués depuis des années ; des milliers d'ouvriers de l'immense usine textile d'État de Mahalla el-Kubra ont fait grève pour les salaires et l'embauche des précaires. Les 15 % d'augmentation des ouvriers d'État annoncés en hâte par Moubarak avant son départ ne couvriraient, selon des syndicalistes indépendants, que l'inflation d'une année... 2 000 grévistes à la Coke Company d'Helouan, dans la banlieue sud du Caire ; 400 dans l'aciérie de Suez ; des grévistes dans les usines d'armement.
Et après le 11 février les mouvements se sont étendus. 4 000 ouvriers des différentes minoteries de l'est du delta exigent 70 % de hausse de salaire. Ceux de la sucrerie d'El Fayoum, les employés de la poste, de la pétrochimie, de la banque nationale, de certains ministères formulent les mêmes revendications, et pour cause !
On ne peut pas dire que ces mouvements soient nouveaux, même s'ils sont étendus à de nombreux secteurs, s'ils semblent plus visibles en tout cas. Depuis plusieurs années, les grèves se sont multipliées dans l'industrie et les services, pour obtenir par exemple des primes permettant au moins de rattraper l'inflation, mais aussi pour tenter d'imposer des syndicats indépendants du pouvoir. Une vaste mobilisation des employés des impôts a ainsi abouti à la constitution d'un syndicat indépendant, le premier alors reconnu par le pouvoir. Et surtout, en 2007 et 2008, au milieu de mouvements qui depuis longtemps n'avaient pas compté autant de participants - plusieurs centaines de milliers de grévistes dans le pays au total, selon une ONG - deux importants mouvements ont bloqué à chaque fois pendant plusieurs jours la grande usine textile de Mahalla el-Kubra, où 24 000 ouvriers fabriquent les profits des privilégiés proches du pouvoir, des banques et des groupes capitalistes occidentaux.
Pour ses intérêts propres, mais aussi pour ceux des millions de pauvres qui survivent avec moins de 1,5 euro, ou ceux des petits paysans spoliés depuis tant d'années d'au moins 6 millions d'hectares de terre, la classe ouvrière égyptienne a, espérons-le, seulement commencé à faire entendre sa voix.