Par Patrick Martin
11 février 2011
Des milliers de manifestants campaient toujours place Tahrir au Caire dans la nuit de lundi, défiant les menaces de violence et la vague d'arrestation de la police secrète de la dictature de Moubarak.
Certains manifestants se sont couchés devant des chars d'assaut de l'armée qui encerclent la place afin de les empêcher d'avancer. Un large groupe de manifestants a bloqué l'entrée au complexe gouvernemental de Mogamma, qui est situé en périphérie de la place, contrecarrant ainsi les efforts des autorités pour le rouvrir.
L'armée égyptienne a intensifié la pression sur les manifestants anti-Moubarak, tentant de faire reculer les protestataires dans une zone restreinte de la place et bloquant temporairement l'approvisionnement en nourriture.
Le blocus a été abandonné quand des manifestants se sont assis dans la rue près du pont Qasr Al Nil. Des dizaines de sympathisants qui apportaient des vivres aux manifestants brandissaient des sacs de nourriture. Le Washington Post a décrit l'incident: « La foule à cette manifestation secondaire a grossi jusqu'à atteindre plusieurs centaines de personnes en colère, scandant des slogans. Des situations semblables ont été reproduites à d'autres entrées de la place Tahrir, menaçant de propager l'agitation vers la ville. Après une heure, sans explication, l'armée a cédé et la nourriture a de nouveau pu être distribuée.
Contrairement aux affirmations de l'administration Obama qu'un processus de négociation devant mener à une transition politique pacifique est en cours, tout indique que la dictature de Moubarak se sert des pourparlers comme diversion tandis qu'elle prépare une attaque militaire contre la place Tahrir.
La tension monte, car d'autres manifestations de masse sont prévues plus tard durant la semaine. L'armée prépare clairement ses troupes: les chars d'assaut pointent leur canon en direction du campement des manifestants et des points de contrôle formés de fils barbelés et de sacs de sable ont été établis dans les rues adjacentes.
« Les unités de l'armée ont renforcé leur présence sur la place Tahrir et autour d'elle, stationnant des tanks sur chaque rue », a rapporté le Guardian. « L'armée a graduellement multiplié les obstacles - plus de points de contrôle, plus de fils barbelés, des restrictions sur l'utilisation des caméras de télé - et a pressé les manifestants de rentrer chez eux. »
De nouvelles preuves de la sauvagerie de la répression du régime militaire sont faites chaque jour. Human Rights Watch a rendu public lundi un rapport indiquant que quelque 300 personnes ont été tuées durant les deux premières semaines de manifestations antigouvernementales. Le rapport était basé sur des visites faites dans des hôpitaux du Caire, d'Alexandrie et de Suez, et des entrevues avec des médecins et des travailleurs de la morgue.
La plupart des victimes ont été tuées par coups de feu, la très grande majorité au Caire durant la première semaine de manifestations. Deux cent dix-sept personnes ont été tuées du 25 au 30 janvier, et 15 de plus les 2 et 3 février, quand les hommes de main du régime ont attaqué la foule sur la place Tahrir. Cinquante-deux morts ont été documentées à Alexandrie et 13 dans la ville industrielle de Suez.
Le nombre réel de morts est sans aucun doute beaucoup plus élevé, étant donné que les protestations ont éclaté dans tout le pays et que le rapport de HRW ne comprenait que trois villes. Un représentant des droits de l'homme de l'ONU a estimé que le nombre de morts dans la première semaine de manifestations seulement s'élevait à plus de 300. Le ministère de la Santé égyptien a lui-même rapporté qu'au moins 5000 personnes ont été blessées en une seule journée, le vendredi 4 février.
Le réseau de télévision Al-Jazira a obtenu et diffusé plusieurs vidéos de violence sauvage exercée la semaine dernière par la police et des hommes de main du régime, pendant deux jours d'attaques contre les manifestants dans le centre du Caire, le 2 et 3 février.
L'Organisation égyptienne des droits de l'homme estime qu'au moins 1275 personnes sont détenues par la police depuis le début des manifestations. La plupart ont été interpelés puis remis en liberté, dans certains cas après avoir été battus et subi d'autres formes de torture. Toutefois, la liste des gens disparus ou que l'on a fait disparaître s'allonge.
La répression contre les journalistes étrangers se poursuit, dans une tentative de réduire le nombre de témoins du règlement de compte planifié avec les étudiants les plus militants, les travailleurs et les autres manifestants campés dans la place Tahrir. Deux correspondants d'Al-Jazira ont été arrêtés dimanche, y compris le chef du bureau du Caire pour Al-Jazira en anglais, Ayman Mohyeldin, un citoyen américain. Mohyeldin a été libéré dimanche soir. Il a décrit avoir entendu d'autres détenus se faire battre par des soldats.
Des journalistes égyptiens ont aussi été arrêtés, mais peu de détails sont disponibles, parce que la plupart d'entre eux demeurent emprisonnés et ne peuvent pas raconter leurs histoires. Les rafles contre les groupes des droits de l'homme continuent aussi.
La grande sympathie du public pour le mouvement d'opposition continue à se faire sentir, même parmi les couches les plus privilégiées des médias égyptiens. La plus importante présentatrice de nouvelles de la télévision d'État a quitté son emploi lundi, déclarant qu'elle ne pouvait plus continuer à véhiculer la propagande officielle.
Au même moment, la dictature militaire, en étroite alliance avec les États-Unis, poursuit ses manoeuvres politiques avec des sections de l'opposition bourgeoise. Plusieurs heures de pourparlers ont pris place dimanche, menés par le vice-président Omar Suleiman et une délégation composée de représentants des Frères musulmans, un groupe longtemps considéré comme illégal. L'objectif de ces discussions est de gagner du temps afin de préparer une répression plus décisive sur les manifestants, tandis qu'un gouvernement de « transition » tout aussi dévoué que Moubarak à défendre les intérêts des États-Unis et la classe dirigeante égyptienne est mis en place.
La décision des Frères musulmans d'abandonner leur condition pour engager des discussions, soit la démission de Moubarak, a été une capitulation majeure face au régime et ils se sont attiré de nombreuses critiques de la part des manifestants.
Trois dirigeants importants des Frères musulmans ont tenu une conférence de presse où ils ont tenté de justifier leur recul. Mohammed Saad El-Katatni, un membre du Conseil d'orientation du groupe, a dit : « Nous voulions que le président parte, mais nous acceptons cet arrangement pour l'instant. Il est plus sûr que le président demeure jusqu'à ce qu'il introduise ces amendements pour accélérer les choses vu les pouvoirs constitutionnels qu'il détient. »
Qu'est-ce qui est « plus sûr »? Certainement pas la vie de ceux qui défient héroïquement la menace d'un bain de sang place Tahrir. C'est la « sûreté » de la propriété bourgeoise qui inquiète tous les représentants de l'élite égyptienne, que ce soit les entrepreneurs, les propriétaires terriens ou les bureaucrates de l'armée.
Cette déclaration révèle la position de classe des groupes de l'opposition bourgeoise, qu'ils soient islamistes ou laïques : en dernière analyse, ils voient l'armée et Moubarak lui-même comme un protecteur de leurs intérêts contre une explosion révolutionnaire hors de contrôle venant des masses.
Lors d'une réunion officielle de son cabinet lundi, le président Hosni Moubarak a approuvé une hausse de salaire de 15 pour cent pour les travailleurs du secteur public, ainsi qu'une augmentation des pensions. Ces mesures sont destinées à renforcer la loyauté des forces de sécurité, le principal appui du régime, et à acheter l'opposition grandissante de la classe ouvrière.
L'énorme polarisation sociale de l'Égypte, le moteur du soulèvement révolutionnaire, a été mise en évidence par la publication dans le journal d'opposition Al-Masry al-Youm, d'estimations de la richesse personnelle d'un groupe d'anciens ministres gouvernementaux et copains de Moubarak.
On retrouve parmi ces estimations (en dollars américains) :
- Ahmed Ezz, un magnat de l'acier et un ancien secrétaire à l'organisation du parti dirigeant : 3 milliards $
- L'ancien ministre du Logement, Ahmed al-Maghraby : 1,8 milliard $
- L'ancien ministre du Tourisme, Zuhair Garrana: 2.2 milliards $
- L'ancien ministre du Commerce et de l'Industrie, Rashid Mohamed Rashid : 2 milliards $
- L'ancien ministre de l'Intérieur, Habib al-Adly : 1,3 milliard $
Ces représentants corrompus peuvent être nommés dans la presse parce que le régime de Moubarak s'apprête à les sacrifier afin d'apaiser l'opinion publique. Leurs actifs ont été gelés, trois d'entre eux n'ont pas pu obtenir la permission de quitter le pays et des accusations formelles de corruption sont en préparation.
Encore plus importants - sans avoir été rapportés dans la presse égyptienne ou occidentale - sont les actifs accumulés par la famille Moubarak et ses copains qui sont encore protégés. Au même moment, le travailleur égyptien moyen gagne à peine 10 dollars par jour selon les statistiques du gouvernement.
(Article original paru le 8 février 2011)
Voir aussi:
Notre couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient