Des milliers de manifestants, de toutes les couches sociales, ont transformé les lieux en une oasis de liberté. Une radio locale, des vendeurs ambulants, et surtout de vraies discussions sur l'avenir du pays. Reportage.
Doaa Khalifa - Al-Ahram/hebdo
« Vous êtes les bienvenus dans l'endroit le plus honnête et le plus sécurisé d'Égypte ».
C'est par ces mots que les jeunes de la place Tahrir accueillent tous les participants ou visiteurs. Après un contrôle minutieux effectué par les jeunes devant les nombreux accès à partir des différentes rues de Ramsès, de Talaat Harb, de Bab Al-Louq ou de Qasr Al-Aïni, ils accueillent les gens le sourire aux lèvres. L'ambiance est euphorique, digne d'une Égypte qui a brisé son silence à jamais et a entamé une période de changement, comme l'affirment les jeunes du 25 Janvier. Des chants patriotiques fusent de la radio locale créée par le peuple de la « République indépendante de Tahrir », comme ils la surnomment. Des chansons qui rappellent des moments glorieux d'une Égypte qui a toujours été la soupape de sécurité pour le monde arabe et le Moyen-Orient. Des chants, des appels à des citoyens disparus, des discours de jeunes diffusant des nouvelles de la place et de l'extérieur, et des conseils pour démentir les rumeurs qui déforment l'image des manifestants ainsi que ce mouvement de révolution. Des jeunes s'occupent du nettoyage, ne laissant aucun papier par terre, d'autres vendent des drapeaux. Des médecins et des pharmaciens montent sur pied des hôpitaux pour traiter les blessés et les malades. Des vendeurs ambulants ont trouvé dans ce monde exceptionnel leur gagne-pain, perdu dans leurs quartiers. C'est une patrie idéale que les manifestants ont créée avec ses codes, ses propres mesures de sécurité, ses disciplines, ses médias et aussi ses moyens de vivre. C'est l'Égypte à laquelle ils rêvent.
Tous les gens sont là, riches et pauvres, jeunes et âgés, musulmans et chrétiens, des gauchistes et des Frères musulmans et beaucoup d'autres qui n'appartiennent pas à des partis politiques. Des milliers et parfois des millions réclament plus de liberté, d'égalité, de dignité et de démocratie même s'ils sont divisés encore sur les moyens d'application. Après deux semaines de la révolution du 25 Janvier, des banderoles portant des slogans très humoristiques sont hissées : « Va t'en, j'ai mal au bras », « Dégage, j'aimerais prendre une douche », « Dehors, ma fiancée me manque », des slogans qui demandent au président Moubarak de quitter le pouvoir.
Chaque jour, la place, devenue épicentre des événements, témoigne des scènes exceptionnelles : un nouveau couple vient y célébrer son mariage, des familles ordinaires accompagnent leurs enfants pour qu'ils soient témoins de scènes importantes de l'histoire de l'Égypte. Une messe du dimanche rassemble des chrétiens protégés par des musulmans en présence de cheikhs, des prières de l'absent pour commémorer les martyrs de la révolution en présence de leurs familles. Des martyrs que les membres de la révolution à Tahrir considèrent négligés par le président de la République qui ne les a cités dans aucun de ses discours. « Nous n'avons pas confiance en un président qui a passé sous silence la mort de nos enfants », dit un homme âgé à Tahrir.
Réclamer mon droit à la vie
Et les histoires qui ont mené ces manifestants à la place n'en finissent pas, chacun tient à raconter la sienne. Mohamad Abdel-Aziz, chauffeur, raconte : « Je n'arrivais ni à travailler ni à vivre à cause des pots-de-vin que je devais payer chaque jour aux agents de police pour me laisser travailler. Je suis venu ici pour réclamer mon droit à la vie ». Ahmad Chams, plombier, poursuit : « J'ai essayé plusieurs fois d'avoir un crédit du Fonds social pour le développement, mais ils me demandaient toujours beaucoup de garanties, tandis que le régime laisse les grands s'enfuir avec des sommes énormes ». Amir, jeune comptable, 32 ans, se plaint : « Je n'arrive pas à me marier à cause du régime de Moubarak. Nous voulons avoir notre part dans les revenus du Canal de Suez, du tourisme et du gaz naturel ». Ossama Abdel-Moneim, avocat, affirme : « J'ai essayé de me présenter comme candidat dans les élections législatives en 2005 devant le ministre du Logement Ibrahim Solimane. Je détenais des documents prouvant sa corruption. J'ai été menacé et les résultats ont été falsifiés. J'ai fait un appel à la Cour de cassation qui n'a pas donné son verdict jusqu'à nos jours ». « Je suis l'imam d'une mosquée au Caire dépendant du ministère des Waqfs, et en même temps, je suis obligé de vendre du foul pour arrondir les fins de mois et subvenir aux besoins de ma famille », dit Amr de sa part.
Des droits au travail, au mariage, à une bonne éducation, à un traitement médical... à une vie plus humaine, comme le répète tout le monde.
Khaled, Mohab, Amr et Tareq, de jeunes étudiants dans des écoles et des universités américaines et britanniques au Caire, expliquent qu'ils sont là afin de participer à la révolution bien qu'ils soient issus des classes qui profitent de la présence du régime. « Nous sommes riches. Je n'ai jamais mis les pieds dans un commissariat ou une administration. Je suis venu pour revendiquer la justice sociale, la liberté et la démocratie à tous les Égyptiens », dit le jeune, qui n'a jamais participé à la vie politique, une activité soumise à la loi de l'argent, des intérêts, du pouvoir et des baltaguis (hommes de main) dont ils refusent de faire part. « La dignité est beaucoup plus importante que la nourriture », dit Réda Moussa, homme d'affaires qui, malgré sa vie aisée, exprime sa rancur et sa colère à l'égard du régime de Moubarak comme il le dit. « Nous avons passé deux semaines sans enregistrer un seul cas d'harcèlement ou d'attaque contre une église, ce qui prouve que c'est le régime qui créait ces genres de problèmes », assure-t-il.
Avoir de vrais changements
Des manifestants qui sont déterminés à rester à Tahrir jusqu'à ce que leurs revendications soient réalisées. Certains pensent qu'il faut que le président s'en aille, d'autres pensent qu'il faut avoir de vrais changements, pas seulement des visages qui changent. « Il n'a pas annulé la loi d'urgence, n'a pas dissout le Parlement », dit Walid, comptable le matin et vendeur de kochari le soir. Il ajoute que le président pense que la population va se lasser avec le temps, mais ce n'est pas le cas. « Nous sommes ici en permanence, et chaque jour, nous gagnons plus de citoyens dans la République de Tahrir. Nous allons le matin au travail puis nous venons à la place Tahrir après les heures de travail ».
Un avis partagé par Ibrahim, 10 ans, qui fait le tour de la place avec ses verres de thé pour les vendre aux manifestants. « Nous ne quitterons la place que lorsque lui quittera le pouvoir », dit le chérubin qui y a trouvé un gagne-pain au lieu de risquer sa vie sur les bateaux où il travaillait avant le 25 janvier. Du thé, des pâtes et des desserts, du kochari, des cigarettes et aussi des bagues, tout se vend sur la place. Au milieu, des gens ont installé des tentes de fortune, des draps sont mis par terre en guise de matelas. Des volontaires ramènent des couvertures pour défier le froid de l'hiver le soir et surtout pour ceux qui y passent la nuit.
« Le régime a usé de toutes les cartes mais nous n'allons pas partir. Il fait chaque jour des concessions. Notre présence ici leur coûte beaucoup de pertes, surtout sur le plan mondial. Le prix du pétrole s'est élevé de 30 % et les pertes se succéderont », assure Mohamad Al-Sayed, travaillant dans le secteur pétrolier. Il ajoute que chaque heure passée à la place Tahrir est positive pour l'Égypte, négative pour son régime. « Il faut que les gens comprennent que les pertes d'aujourd'hui seront des bénéfices à l'avenir », dit le jeune qui, comme beaucoup d'autres, essaye de remonter le moral de ses camarades dans la semaine de la résistance à la place Tahrir. D'autres expliquent que le problème aurait pu être résolu après le discours de Moubarak, mais avec le complot des nervis qui ont attaqué les manifestants et qui ont fait des morts et des blessés, les manifestants sont retournés à la case départ. « Nous avons perdu la confiance en un régime qui nous donne quelques acquis d'une main et nous les reprend de l'autre », explique un jeune, en racontant que certains baltaguis blessés et détenus par les manifestants ont cité les noms des gens du régime comme Fathi Sourour, le président de l'Assemblée du peuple. « Nous avons arrêté aussi des agents de police parmi les attaquants », dit un des jeunes, qui essaye de résister pas seulement à la fatigue, mais aux rumeurs qui disent qu'ils sont motivés par des étrangers et payés pour renverser le régime contre des repas de chez KFC et 100 euros. Des rumeurs que les habitants de la République de Tahrir ne cessent d'échanger comme dernières blagues. « Voilà notre Kentucky », disent-ils, en montrant des galettes de pain et des macaronis. « Est-ce que quelqu'un veut changer des euros ? », appelle un manifestant âgé en faisant le tour de la place. Des gens qui sont là depuis deux semaines, d'autres sont venus depuis quelques jours. Des jeunes et des vieux, des gens simples et des intellectuels affluent vers la place pour rejoindre les manifestants ou même pour découvrir ce monde exceptionnel. Tout le monde discute de l'avenir du pays.
Des propos concernant la Constitution ou les noms des figures comme Amr Moussa ou ElBaradei sont échangés par de petites gens qui ne pensaient jamais avoir le droit un jour de discuter de leur sort. D'autres ont bien étudié la situation politique et constitutionnelle et essayent de faire de la sensibilisation. Un monde où chacun se sent important, positif et actif. « Un état d'âme créé à la place Tahrir et que nous devons exploiter les jours à venir, même si les vrais changements ne se feront pas du jour au lendemain », dit le psychiatre Ahmad Abdallah, qui conseille à tous ses patients d'aller rejoindre la place Tahrir pour dépasser leur dépression.
Mohamad, enseignant, 32 ans, conclut : « La plus belle semaine de ma vie est celle que j'ai passée à la place Tahrir. Ici, nous respirons la liberté ».