Karin Leukefeld
Traduit par Michèle Mialane
Edité par Fausto Giudice
« Regardez, ce sont les douilles des munitions que la police a tirées sur nous ». L’homme, un grand gaillard, présente à la caméra ses deux mains pleines de capsules... » On peut y lire : « 12GA. Made in USA » « Ce sont des cartouches pour fusil de chasse dont on se sert normalement pour tirer sur les oiseaux », explique son voisin, « ils nous traitent comme des animaux.» « Et voilà une autre cartouche », dit un autre jeune qui se faufile devant la caméra, « ils ont tiré à balles réelles. » Sur la casquette noire qui dissimule ses cheveux, il arbore un portrait de Che Guevara. À l’arrière-plan, les manifestants, ce dimanche, applaudissent une groupe de soldats dont le blindé se fraie lentement un chemin à travers la foule. « Ou Moubarak ou le peuple - l’armée doit choisir » peut-on lire sur une banderole.
Le Caire, 30 janvier : barrage de blindés dans la vieille ville. La police a disparu.
En dépit du couvre-feu prolongé (de 16 heures à 8 heures) les manifestants sont restés toute la nuit sur la place Tahrir, la Place de la Libération, véritable cœur du Caire. Depuis six jours ils réclament le départ du Président Moubarak. Ils ne veulent pas davantage du nouveau vice-président, Omar Suleiman, également chef des Services secrets, à la tête de l’État. Ni du général de l’armée de l’air Ahmed Chafik, que Moubarak a nommé entre temps Premier ministre.
V de la victoire
« C’est tout le système qui doit dégager », dit un homme qui porte uneécharpe enroulée autour de la tête. « Même si nous devons manifester pendant un mois encore. Voilà 30 ans qu’ils nous oppriment et nous volent, il faut qu’ils s’en aillent. Tous. » « Les prochains dirigeants de l’Égypte devraient être élus », dit un ancien chef d’entreprise qui lève les mains en signe de victoire. « Dites au gouvernement allemand qu’il doit cesser de soutenir des dictateurs. » « Nous avons suffisamment de médecins, de professeurs d’université, pour gouverner le pays », dit un autre, soulignant qu’on n’a pas non plus besoin « des suggestions de l’étranger. » «Il nous faut des dirigeants issus du peuple et qui nous comprennent. » Un autre groupe de manifestants entoure le rond-point au centre de la place. « Ils exigent qu’on pende Moubarak et sa bande », traduit un jeune homme. Un architecte de 63 ans assis avec sa femme sur un mur avec un grand nombre d’autres personnes suit attentivement ce qui se passe. Il vient là tous les jours, nous dit-il. Et quand il regarde autour de lui, il reprend espoir pour l’avenir de son pays. « Nous pensions que notre jeunesse était apathique et dépolitisée, elle nous prouve le contraire. » Il faut que Moubarak soit jugé, qu’il avoue les fautes qu’il a commises quand il était président et qu’il a opprimé et exploité son peuple. « Nous l’accuserons de chacun de ses forfaits pris un par un.»
En font partie les brutalités de la police aux ordres de Moubarak, vraisemblablement responsable ces jours derniers de la mort de plus de 100 personnes au total. C’est sans doute un ordre venu de tout en haut qui a fait retirer des rues les troupes de sbires vêtus de noir à travers tout le pays tard dans l’après-midi du vendredi, sur quoi l’armée a investiles rues et les places sous les acclamations des manifestants. Le retrait de la police a certes déclenché une vague de pillages, et des civils ont commencé à s’armer de gros gourdins pour protéger eux-mêmes leurs rues et leurs quartiers.
Groupes d’auto-défense
Même le Musée National du Caire n’a pas été épargné par les bandes de casseurs armés de matraques. Des manifestants qui avaient formé une chaîne humaine autour du bâtiment n’ont pas pu les retenir. Finalement l’armée est arrivée et les a dispersés. Rien qu’à Héliopolis, un beau quartier de la ville, les groupes d’autodéfense rapidement mis sur pied ont surpris parmi les pilleurs cinq hommes qui portaient tous des papiers indiquant qu’ils appartenaient à la police ou aux troupes de sécurité du Ministère de l’Intérieur. « Le régime essaie visiblement d’intimider les manifestants», m’a dit Youssef Zeki, professeur de médecine au Caire. « Ils veulent faire peur aux gens en leur montrant que leurs habitations ne sont pas en sécurité pendant qu’ils vont manifester. » « Mais la population ne se laissera pas intimider », a-t-il assuré. « Si cette révolution aboutit, ce sera la première dans l’histoire de ce pays. Et ça ne se passe pas seulement au Caire ; à Alexandrie, Suez et dans d’autres villes encore les gens descendent dans la rue. Et de toutes les couches sociales. »
Des manfestantes demandant samedi soir à l'armée de soutenir le mouvement. Photo Asmaa Waguih/Reuters
Des messieurs en cravate et chemise à col qui essaient d’organiser des travaux de déblaiement devant le siège incendié de la centrale du Parti National Démocratique (NDP) ont l’air moins enchantés. Ils ne sont pas disposés à discuter avec des journalistes, mais on voit clairement que la perte de leur emploi et de leur position leur cause du souci. Devant le bâtiment de la télévision publique, tout proche, protégé par des blindés et des soldats, une longue queue d’employés attend d’entrer. Ici on espère visiblement un retour à la normale, mais on se montre cependant peu disposé à s’exprimer.
Dans le centre du Caire quelques-uns essaient de remettre de l’ordre dans leur vie quelque peu bouleversée. Ils balaient les tessons et autres traces des combats, poussent leurs charrettes de fruits dans les rues. Bus, minibus et taxis circulent aussi, dans la mesure où les barrages les laissent passer. Les mobiles fonctionnent à nouveau partiellement, mais la fermeture totale d’Internet, qui dure depuis vendredi, non seulement gêne le travail des journalistes, mais paralyse aussi les banques. Des chefs d’entreprise ont commencé à quitter le pays, la Bourse est fermée. Les voyageurs ne savent pas si les vols qu’ils ont réservés auront lieu. Chauffeurs de taxi ou personnel hôtelier, partout les Cairotes s’excusent pour la pétaudière. « Nous ne pouvons pas faire autrement, il y va de notre avenir », dit un jeune employé d’hôtel. Derrière lui est toujours accroché le portrait obligatoire du Président, mais sa disparition n’est sans doute plus, ici aussi, qu’une question de temps. Depuis dimanche en début d’après-midi des milliers de manifestants, dont des avocats et des juges, déferlent à nouveau sur la place Tahrir pour protester contre les tueries ; au Caire il y a eu au moins 60 morts. Pour le moment l’armée s’abstient toujours. L’armée de l’air, elle, se manifeste. Pendant que j’écris ces lignes, des avions de combats vrombissent, survolant à basse altitude le centre-ville du Caire.
Courtesy of Tlaxcala
Source: jungewelt.de
Publication date of original article: 31/01/2011
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