27/08/2011 alterinfo.net  14min #56787

 Les révolutions arabes

L'exploitation des divisions confessionnelles à la base de l'évolution du mouvement de libération nationale en Tunisie

Dans un récent roman historique intitulé « Lady Zeineb », j'avais abordé en filigrane et dans ses grandes lignes le mouvement de libération de la Tunisie de l'occupation coloniale. Je reviens ici pour dégager et mettre les projecteurs sur le rôle de l'intelligentsia de l'époque dans la résolution de certains problèmes ayant eu un impact certain sur l'articulation de ce mouvement.

L'intervention de personnalités majeures sur ces questions a ainsi été occultée par l'histoire. Les Cheikhs de la Mosquée Zitouna dont le Cheikh Mohamed Salah Ben M'rad, et Cheikh Tahar Ben Achour et le Cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour font partie de ces derniers. J'en profite pour faire ressortir également le rôle de l'un des protagonistes de mon dernier roman le Cheikh Khalil Bouhajeb qui était le mari de la princesse Nazli et qui avait après la mort de cette dernière joué un rôle important au niveau politique. Son rôle avait en effet été étroitement lié à celui de Mohamed Tahar Ben Achour qui l'avait d'ailleurs mieux connu que son fils Fadhel pour avoir été son contemporain bien que nettement plus jeune. Le Cheikh Tahar avait écrit de nombreux ouvrages dont sa principale et monumentale exégèse du coran, une contribution de 30 volumes intitulée « Ettahrir Wa Ettanouir, et « A laïssa Assabahou Bikarib » (Le mation n'est-il pas proche ?)...et été l'un des premiers jeunes enseignants de l'école Khaldounia inaugurée justement par la princesse Nazli en 1900 qui y était venue accompagnée par le Cheikh Salem Bouhajeb et de son fils Khalil, mais curieusement le Cheikh Tahar n'a jamais écrit de biographie de Khalil Bouhajeb. Il a par contre laissé des notes à son fils Fadhel qui a écrit un excellent article biographique sur le Cheikh Khalil Bouhajeb 

 (1)L'un des facteurs clé qui a déterminé l'orientation du mouvement de libération nationale a été l'exploitation des divisions religieuses et confessionnelles. Cette dernière s'est cristallisée autour du déroulement d'événements, de l'occurrence de faits historiques ou d'attitudes comportementales symboliques qui ont ponctué le parcours des protagonistes comme la tenue du Congrès Eucharistique de Carthage ou le port du voile. Ces faits et ces actions ont déclenché des déclics qui ont impacté le cours de ces évènements.

Nous les aborderons cependant sous un angle bien particulier, celui de la manière dont ils ont été appréhendés à titre individuel par quelques intervenants majeurs politiques dans la vie politique tunisienne.

Les origines sociales

Qui peut être à même d'interférer dans la vie politique à l'époque ? Certainement pas n'importe qui. Par exemple, la famille Bouhajeb à laquelle appartenait Khalil n'était pas de Tunis (2) mais elle possédait déjà une grande aura dans la capitale à cause de la notoriété du Cheikh Salem Bouhajeb, le patriarche, grand savant, Bach Mufti Malékite et enseignant à la Zitouna mais des indices montrent sans le prouver qu'un souci de s'allier avec des familles prestigieuses avaient aussi existé de la part de certains des fils Bouhajeb, qui étaient il va sans dire tous intelligents et brillants. Amor Bouhajeb le frère ainé d'un an de Khalil, avocat, s'était en effet marié avec Giannina Petrucci, italienne déjà convertie à l'Islam et veuve du Général Hassine, le célèbre compagnon de Khair-Eddine dans les réformes.

Evidemment comme à l'époque être Tunisois ou être allié à une grande famille tunisoise d'origine turque permettait d'aspirer davantage à une promotion sociale, on pouvait penser que l'on allait retrouver au sommet du pouvoir ceux qui y étaient parvenus.

Dans ce contexte il faut rappeler qu'après l'arrivée de Sinan Pacha en Tunisie en 1575, et la chute de l'empire Hafside, les Turcs, contrairement aux espagnols qui étaient cantonnés dans les forteresses, s'étaient mélangés avec les autochtones étant eux-mêmes Musulmans leur assimilation à la population locale a été facilitée. Cependant les Turcs de Tunis ne sont pas des vrais Turcs et se considèrent réellement Tunisiens. Les enfants issus de cette mixité s'appellent d'ailleurs « Koroghlis » (5). Une précision qui permet de nous éloigner des stéréotypes classant les Turcs comme des « envahisseurs » de la Tunisie...Ils ont apporté leur civilisation et leur architecture ajoutant à la culture déjà très riche du pays.

Cette considération s'étend d'ailleurs aux autres communautés ethniques ou religieuses de la Tunisie (Arabes, Berbères ou Amazighs, Juifs, etc...) ce qui nous rapproche davantage d'une typologie spécifique de l'identité tunisienne ou de la Tunisianité dans toute sa complexité.

Il en résulte notamment que les « Turcs » Tunisiens de l'époque, qui étaient de rite hanéfite, contrairement aux « Arabes » de rite malékite, bénéficiaient d'une certaine considération au plan local.

Il faut rappeler dans le même contexte que Ali Bouchoucha, le fameux directeur du journal réformiste « Al Hadhira » s'était au retour d'un voyage à Istanbul marié avec une Turque qu'il avait ramenée avec lui...Les Turques étaient en général préférées par l'intelligentsia moderne qui recherchait l'alliance avec les étrangères aux occidentales non seulement parce qu'elles étaient musulmanes mais parce qu'elles avaient la réputation de bien tenir leur foyer.

Enfin il faut se souvenir qu'au fond il n'existe pas aujourd'hui de véritable « Beldi » (au sens de citadin de Tunis d'origine Turque. Les Jallouli sont d'origine sfaxienne, Les Ben Ayed sont originaires de Djerba, les Lasram sont d'origine Kairouanaise...(6). Beaucoup de familles à l'image des Bouhajeb sont venus s'installer à Tunis et ont acquis en appartenant au « Makhzen » (administration beylicale) leurs titres de noblesse.

Donc, à l'époque c'étaient les Ulémas et les membres du Makhzen qui menaient la danse... Non pas qu'ils n'aient pas mérité leurs fonctions ou qu'ils aient manqué de compétence, mais parce qu'ils avaient été favorisés par le sort et par leur origine sociale...Par la suite avaient acquis le qualificatif de Beldi toute personne résidente dans la Capitale, continuant néanmoins à reproduire le stéréotype négatif des paysans.. Mais peut-être qu'après cette révolution la nation de citadin sera davantage démystifiée et que les régions acquerront à leur tour le prestige qui leur revient...

Un prototype

Khalil Bouhajeb (1863-1942) s'est marié en 1900 au Caire avec la princesse Nazli Zeineb (4), nettement plus âgée que lui d'une dizaine d'année ou plus. Il était à cette époque un brillant juriste et officiait en tant que procureur au Tribunal de Tunis. Le Cheikh Mohamed Abdou qui était Mufti Diar Al Misria avait favorisé la conclusion de l'acte de mariage à la Mosquée Al Azhar au Caire. La noblesse égyptienne avait cependant vu ce mariage d'une princesse, nièce du Khedive Ismaïl avec un Tunisien d'un mauvais oeil. Cependant il avait été accueilli en grande pompe avec un protocole digne d'un roi par le Khédive Abbés II, lui-même petit cousin de Nazli (fils du Khédive Tewfik, son cousin direct qui avait évincé son père Mustapha Pacha de son poste de Khédive).

Khalil avait donc été rapidement propulsé parmi les grands. Une alliance puissante, et un patriarche (Salem Bouhajeb) qui avait veillé à sa bonne introduction dans l'architecture du pouvoir.

La participation de Khalil à la vie politique tunisienne

C'est une période qui suit chronologiquement celle décrite dans le roman « Lady Zeineb ». Khalil avait été confronté, après le décès de son épouse la princesse Zeineb, à des frictions avec les nationalistes tunisiens. Ces derniers lui avaient reproché son attitude faible vis-à-vis des autorités coloniales lors du déboulonnage de la statue du Cardinal Lavigerie alors qu'il était Cheikh El Médina et lors de la tenue du Congrès Eucharistique de Carthage alors qu'il était grand vizir d'Ahmed Bey II auprès duquel il était entré en disgrâce. Il avait démissionné le premier mars 1932 de son poste. (Deux ans après la tenue du Congrès Eucharistique).

En fait avait-il le choix ? Il faut imaginer que dans le panorama colonial, chaque responsable autochtone quel que soit son niveau de commandement était chapeauté par un contrôleur civil (corps que l'on avait mis en place sitôt le protectorat installé) et l'attitude à adopter était soit de se soumettre ou de se démettre.

Khalil avait choisi de garder le profil bas et il avait été récompensé de son comportement discipliné sauf que le Bey Ahmed II avait commencé à ne plus supporter sa présence au sommet de l'état qui s'était prolongée sous le règne de trois souverains successifs.

Il avait l'appui des autorités françaises et du résident Général François Manceron, mais ce dernier ne pouvait le soutenir davantage outre qu'il avait essayé sans succès de le faire décorer par le Bey à son départ. Le résident Général avait voulu demander pour ce dernier à titre de compensation le grand cordon de la légion d'honneur, mais le monarque s'y était opposé, menaçant même de ne plus porter le signe de sa décoration si pareille dérogation intervenait. Le résident Général n'avait pu que s'incliner devant cette exigence basée sur la tradition et exprimer au premier ministre démissionnaire le regret que « l'intention du gouvernement français n'avait pas pu recevoir une suite utile en raison de ce qu'elle pouvait choquer comme usages ». Manceron avait remplacé en 1929 Lucien Saint, qui soutint encore plus Khalil Bouhajeb dans l'affaire de la statue Lavigerie.

Il faut noter en effet que Khalil Bouhajeb avait occupé simultanément le poste de Cheikh Médina de Tunis (depuis 1915) et ministre de la Plume de Naceur Bey. En 1926, il avait remplacé Mustapha Denguezli au poste de Premier Ministre auprès de Mohamed Habib Bey (successeur au trône de Naceur Bey).

Affaire de la statue Lavigerie

Revenons à cette affaire : Khalil Bouhajeb avait fait réprimer le 28 novembre 1925 alors qu'il était Cheikh Médina (7) une manifestation de nationalistes qui réclamait le déboulonnage de la statue du Cardinal Lavigerie qui venait juste d'être installée et érigée devant la « Porte de France ». Son nom avait ensuite figuré comme déjà indiqué en tant que Premier ministre dans la liste honorifique des notables et des personnalités ayant inauguré et assisté aux festivités du 30ème Congrès Eucharistique de Carthage en 1930, considéré par le mouvement nationaliste comme une 9ème croisade. Cela montre que Khalil Bouhajeb avait malgré son approbation des réformes été obligé de céder à cause des postes importants qu'il avait occupés aux pressions politiques des autorités coloniales, représentées par le résident général de l'époque Lucien Saint (successeur de Monceron à partir de 1929).

Le conflit Bouhajeb-Haddad

La position de Khalil Bouhajeb et des Cheikhs de la Zitouna vis-à-vis de Tahar Haddad mérite aussi d'être connue : Suivant le livre de Souad Bakalti (la femme tunisienne du temps de la colonisation 1881-1956), la Nadhara Ilmia de la Zitouna désigna une commission chargée de juger le contenu du livre « Notre femme dans la législation et la société » et la bonne foi de Tahar Haddad. Cette commission présidée par le Cheikh Tahar Ben Achour et comprenant en outre les deux Muftis Malékites Jaït et Najjar avait rendu sa sentence. Le livre contredisait les enseignements de la loi coranique et portait atteinte au nom du Prophète. Par conséquent Tahar Haddad était un « impie ». Ces attaques s'étaient menées de concert avec les autorités beylicales. La Nadhara avait adressé en 1930 à Khalil Bouhajeb qui était Grand Vizir d'Ahmed II pour que l'ouvrage soit séquestré et interdit de diffusion. Cette requête avait aussitôt été suivie d'effet.

Compte tenu des choix personnels qui ont caractérisé sa vie privée antérieurement et de son engagement en faveur du mouvement réformateur, l'opinion personnelle de Khalil Bouhajeb dans cette affaire aurait dû être plus nuancée. Mais la position de ce dernier devait s'aligner sur celle des Cheikhs de la Zitouna en cette période difficile et en tant que premier ministre occupant un poste hautement politique il ne pouvait que s'incliner sur ce sujet sensible.

Il faut rappeler à se sujet que les autorités coloniales avaient adopté le profil bas dans ce conflit et ne voulaient pas interférer. Haddad avait plus tard saisi le Résident Général pour qu'il prenne position sur l'interdiction de son livre en sa faveur mais la réponse de ce dernier a été négative, élément qui n'avait d'ailleurs pas été suffisamment relevé par les historiens, exonérant Haddad du qualificatif de « collaborateur » recherchant les faveurs des autorités coloniales et remettant en cause l'aura de grand réformateur dont il bénéficie dans la Tunisie contemporaine.

Khalil Bouhajeb avait démissionné peu après une violente campagne de presse à son encontre alors qu'il dirigeait la commission de la réforme de la Zitouna. Là encore les voies devraient être déblayées pour mieux connaître l'origine du conflit qui l'avait opposé au Bey Ahmed II à la fin de sa carrière politique.

Quelle était à cette époque la position du vieux Destour dirigé par Thaalbi vis-à-vis du livre de Haddad ? La situation n'était pas claire car les nationalistes étaient divisés sur la stratégie prioritaire à adopter vis-à-vis des autorités coloniales. Le jeune Bourguiba qui y appartenait déjà à cette époque tout en s'abritait derrière Thaâlbi ne manquait pas de lancer des flèches aux Cheikhs de la Zitouna pour les discréditer auprès des masses en en faisant des forces réactionnaires liées à l'occupation et de la sorte s'attirer davantage de sympathisants au jeune mouvement partisan.

Le problème religieux et le voile

Le tollé général soulevé par les nationalistes vis-à-vis du problème de la tenue du Congrès Eucharistique de 1930, appuyé sur les menaces de naturalisations avait traduit une alliance objective entre le courant religieux et le Destour. Il s'en était suivi l'appui du port du voile par les destouriens -et en particulier par Bourguiba- visant à provoquer une forme de solidarité identitaire de nature à permettre de faire front contre à la fois l'invasion coloniale et l'assimilation religieuse sous le joug de la Chrétienté. L'idée de l'absence d'un distinguo entre courant laïque et chrétien des colons ayant été sciemment et délibérément entretenue pour permettre de renforcer la résistance nationale à l'occupation.

Mais cette position conjoncturelle n'avait pas résisté à l'épreuve du temps et les nationalistes ont révisé leur position par rapport au voile dès que l'occasion leur avait été offerte de se démarquer du courant religieux.

Haddad devait servir à affuter les armes de cette nouvelle politique anticléricale et laïque et de mettre en porte-à-faux les cheikhs zeitouniens qui sont tombés dans le piège bourguibien.

Le Cheikh Mohamed Salah Ben M'rad qui en attaquant Haddad par la rédaction en 1931 de son ouvrage «Deuil sur la femme de Haddad » (A El Hidad âla Imraât El Haddad) pensait fédérer autour de lui une cohésion nationale alliant le Destour au pouvoir Beylical et aux Cheikhs de la Zitouna pour la lutte conjuguée contre l'occupation avait d'ailleurs par la suite constaté avec stupeur et consternation qu'il avait été « lâché » par un courant du Destour et fait l'objet d'attaques véhémentes de la part de Bourguiba.

Le Cheikh Ben M'rad auquel je consacrerai prochainement une biographie avait essayé de diminuer le discrédit qui l'avait atteint en prononçant précipitamment la même année (1931) une élocution au Théâtre Municipal de Tunis sur la littérature Arabe et le Coran, mais le mal était fait.

Il avait d'ailleurs avoué plus tard que le livre qu'il avait écrit n'aurait pas encouru une telle levée des boucliers s'il lui avait donné un titre moins provocateur car au fond c'était un précis de droit musulman. Mais alors qu'il n'était encore qu'enseignant à la Mosquée Zitouna, ses divergences avec Bourguiba n'étaient pas prêtes de s'estomper.

Bourguiba qui était un animal politique fervent disciple de Machiavel avait en effet basé toute sa vie sa stratégie d'accès au sommet du pouvoir sur l'exploitation des failles du discours religieux. Tantôt il y adhérait quand cela lui convenait et tantôt il le fustigeait théâtralement quand il y voyait un intérêt.

Nommé Cheikh Islam en 1941 sous le règne de Moncef Bey, Le Cheikh Ben M'rad avait été acculé à la démission en 1947 sous Lamine Bey. Bourguiba avait ainsi subrepticement et méthodiquement commencé à se débarrasser des symboles et des attributs de la monarchie beylicale.

Il avait donc ainsi en fin stratège tissé sa toile d'araignée et préparé la chute du pouvoir beylical dans son ensemble avec toutes ses composantes dont le Tribunal Charaïque, pour préparer la voie à la configuration républicaine.

Il s'était débarrassé de Thaâlbi pour créer le Néo-Destour...Et les Benalistes s'étaient débarrassés de lui pour créer le RCD...La question majeure est de savoir comment à son tour le Parti qui avait été à la base de la république (mais non de la démocratie) allait trouver un autre leader charismatique pour le faire renaitre de ses cendres...

HK

Notes

(1) Légende de la photo : Sur la photo datant de 1930, on voit Ahmed Bey, le souverain (68 ans) régnant depuis le 11 février 1929, en visite à Paris de la Tour Eiffel, accompagné de Younès Hajjouj, Ahmed Allem et Khalil Bouhajeb en arrière plan derrière le Bey. Bouhajeb a 67 ans et a conservé son poste de Grand Vizir après la mort de Mohamed Habib Bey.

(2) Le Cheikh Mohamed Fadhel Ben Achour avait écrit un article consacré à la princesse Nazli et autre sur Khalil Bouhajeb dans son unique livre : « Les bases de la renaissance littéraire en Tunisie » (Arkan Al Nahdha Al Adabia bi Tounis) Imprimé Tunis 1318 H/ 1962.

(3) La famille Bouhajeb était de Bembla près de Monastir.

(4) Objet du roman historique que j'ai fait paraitre en janvier 2011.

(5) Les « Koroghlis » sont cependant issus d'un père d'origine turque et d'une mère d'origine arabe ou berbère.

(6) Le déplacement vers la capitale de migrants originaires de l'intérieur les fait garder le non de leur ville ou localité d'origine (Karoui, Benzarti, etc...).

(7) Président de la municipalité.

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