Par Bill Van Auken
29 mars 2011
La promulgation cette semaine, en Égypte, d'un décret rendant les grèves et les manifestations illégales a mis à nu le caractère réel du régime militaire qui a succédé au dictateur, soutenue par les États-Unis, Hosni Moubarak.
Selon AhramOnline, le décret « criminalise les grèves, les protestations, les manifestations et les occupations qui interrompent l'activité des entreprises privées ou publiques ou qui affectent l'économie d'une quelconque manière. La loi-décret réserve également de sévères peines pour tous ceux qui appellent ou incitent à l'action, la sentence maximum étant d'un an en prison avec des amendes allant jusqu'à un demi-million de livres [84 000 dollars américains]. »
En d'autres termes, le régime tente de criminaliser les méthodes mêmes qui ont été utilisées par des millions d'Égyptiens pour s'opposer à Moubarak et, après 18 jours de manifestations de masse, le chasser du pouvoir le 11 février.
De plus, le décret sert surtout à jeter les bases légales pour réprimer violemment les luttes héroïques de la classe ouvrière égyptienne, dont les grèves de masse n'ont cessé de s'intensifier pendant les quatre années qui ont précédé les manifestations du mois dernier, place Tahrir.
À la suite de la chute de Moubarak, les travailleurs à travers le pays ont cherché à mettre de l'avant leurs revendications pour de meilleurs salaires, pour le droit au travail, pour les pleins droits démocratiques et pour le congédiement des directeurs et des bureaucrates syndicaux qui ont servi la dictature.
Dans les dernières semaines, les travailleurs des chemins de fer, les pharmaciens, les docteurs, les commis de magasin, les travailleurs des médias, les retraités et même la police ont fait des grèves, des protestations et des occupations qui auraient été considérées comme des offenses criminelles sous la nouvelle loi. Seulement quelques jours avant l'annonce du décret, plus de 1000 employés à contrat temporaire qui travaillent pour la compagnie de pétrole de Suez, Petrojet, ont organisé une occupation de masse pour protester contre les mises à pied et pour exiger le droit d'être traité comme des employés à plein temps.
La classe ouvrière a interprété l'expulsion réussie du dictateur qui a dirigé le pays pendant trente ans comme une victoire qui doit amener avec elle la satisfaction de leurs justes demandes.
« Nous avions vraiment espoir que le nouveau gouvernement nous appuierait et examinerait nos demandes », a dit Ali Fotouh, un conducteur du système de transport public, à AhramOnline. « Nous nous attendions à ce qu'ils disent qu'ils ont toutes nos demandes légales sur leurs bureaux et qu'elles seront satisfaites dans un délai d'un mois ou deux... Cela n'est pas juste, pourquoi ne répondez-vous pas à nos demandes de sorte que nous ne sortions pas en grève. Le langage utilisé me rappelle les vieux jours de Moubarak, les menaces et l'oppression déployées par le régime. »
Les successeurs de Moubarak, organisés dans le Conseil suprême des forces armées dirigé par le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, qui a servi comme ministre de la Défense du dictateur pendant deux décennies, ont tiré des conclusions diamétralement opposées. Le commandement militaire est lié inséparablement à l'élite égyptienne corrompue et riche, dont elle fait partie. Elle voit la chute du dictateur comme un signal que le régime doive être consolidé autour de l'appareil de sécurité massif qui demeure fermement en place, tout en utilisant les services des éléments de l'« opposition » bourgeoise, que ce soit les Frères musulmans ou des personnes comme Mohamed El Baradei, pour servir de feuille de vigne démocratique.
Dans les dernières semaines, les visées et les méthodes contrerévolutionnaires du régime mené par le maréchal Tantawi sont devenues flagrantes, visant de plus en plus à réprimer les luttes de la classe ouvrière.
Le 9 mars, des soldats et des hommes de main armés de tuyaux, de bâtons et de câbles électriques ont violemment débarrassé la place Tahrir de ses manifestants, qui étaient là depuis le 28 janvier. Des centaines de personnes ont été conduites dans des camps de détention improvisés où elles ont été torturées par électrocution, battues et soumises à des sévices sexuels.
Des actes de violence semblables ont été employés contre les chrétiens coptes qui manifestaient près de l'édifice de télévision et de radio d'État au Caire contre l'incendie d'une église. Il apparaît de plus en plus clair que le régime alimente sciemment les divisions sectaires pour détourner l'attention de la population loin des luttes sociales.
Cette semaine, le régime a imposé des amendements constitutionnels formulés par un comité nommé par le Commandement suprême des forces armées et approuvés en hâte lors d'un référendum. Même si les nouvelles règles provisoires laissent en suspens comment et quand les élections seront finalement organisées, elles maintiennent fermement en place l'état d'urgence à travers lequel l'Égypte a été dirigée depuis l'assassinat d'Anwar Sadat en 1981 et les pouvoirs absolus accordés à la présidence : les bases constitutionnelles du régime Moubarak.
Les développements en Égypte, ainsi que la répression sanglante au Yémen, à Bahreïn et en Syrie, et maintenant le déclenchement d'une guerre impérialiste en Libye, montrent que le « printemps arabe » est terminé. Ces événements sont venus démolir toute base aux illusions que des manifestations pacifistes et le renversement de dictateurs peuvent, à eux seuls, amener une véritable transformation démocratique et sociale, ou que les aspirations des travailleurs et des opprimés peuvent être satisfaites sous la tutelle de partis et politiciens bourgeois.
L'expulsion de Moubarak a été sans contredit une victoire et une démonstration de l'immense pouvoir social de la classe ouvrière égyptienne. Moubarak, l'armée, l'élite dirigeante égyptienne et les principaux patrons du régime à Washington ont été incapables d'imposer leur « transition ordonnée », qui aurait laissé le dictateur en place et où ce dernier aurait déterminé la composition du prochain régime. Ils ont été forcés de faire un recul tactique humiliant devant le mouvement de masse de grèves et de manifestations qui a envahi l'Égypte.
Cependant, les principaux problèmes à la source de ces luttes de masse demeurent irrésolus; la révolution qui a débuté le 25 janvier est incomplète. L'expulsion de Moubarak n'en était que la toute première étape.
Les conditions de chômage de masse, qui touchent particulièrement les jeunes égyptiens, demeurent les mêmes, tout comme les conditions de vie qui traînent lamentablement derrière la hausse des prix des produits de base. Le gouffre qui s'étend entre les dizaines de millions de personnes vivant dans la pauvreté et une riche élite qui, en alliance avec le capital étranger, a pillé l'économie du pays reste aussi vaste qu'auparavant. En plus, la dégradation des conditions sociales engendrée par la crise capitaliste mondiale se continue.
Et l'armée, le fondement du régime Moubarak, est toujours solidement au pouvoir avec le soutien inconditionnel de Washington. Ce n'est pas qu'une coïncidence si le décret rendant les grèves et les manifestations illégales a été annoncé la même journée que le secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, arrivait au Caire pour louanger le « rôle constructif » de l'armée égyptienne dans le maintien de la « stabilité » et promettre la continuation du transfert de milliards de dollars en aide des États-Unis pour financer ses opérations contrerévolutionnaires.
Les gains obtenus par les luttes de masse du peuple égyptien contre le régime Moubarak sont menacés. Ils ne peuvent être défendus et développés qu'à travers une nouvelle stratégie politique basée sur la mobilisation de la classe ouvrière dans la lutte pour renverser le régime militaire, qui représente les intérêts du capital égyptien et étranger, et le remplacer par un gouvernement ouvrier.
Les événements en Égypte sont venus une fois de plus confirmer la théorie de la révolution permanente de Trotsky, qui a établi que la lutte pour les revendications élémentaires de droits démocratiques et d'égalité ne peut être menée que sur la base d'un programme socialiste et de la lutte pour le pouvoir par la classe ouvrière.
Bien que les événements en Égypte aient démontré l'immense pouvoir de la classe ouvrière, ils ont aussi prouvé qu'une direction socialiste révolutionnaire consciente était indispensable.
L'absence d'une telle direction et d'une perspective révolutionnaire claire a permis à la bourgeoisie égyptienne, soutenue par l'impérialisme, de renverser la situation à son avantage en exploitant les divisions de classe au sein du large mouvement qui a fusionné autour de la place Tahrir et en se tournant vers les couches plus privilégiées qui n'ont aucun désir de voir la révolution aller plus loin que l'expulsion de Moubarak.
Le caractère de classe de la lutte qui se déroule en Égypte apparaît de plus en plus clairement. Une nouvelle direction est nécessaire pour expliquer que les revendications démocratiques et sociales des travailleurs et opprimés d'Égypte ne peuvent être satisfaites qu'à travers la mise en oeuvre de politiques socialistes, et que la victoire de la révolution en Égypte exige une stratégie internationale capable d'unifier les travailleurs égyptiens et la classe ouvrière internationale dans une lutte pour vaincre la bourgeoisie arabe, le régime sioniste israélien et l'impérialisme américain et européen.
Ces tâches exigent la construction d'un nouveau parti dans la classe ouvrière, une section du Comité international de la Quatrième Internationale, afin de lutter pour cette perspective et ainsi armer politiquement la classe ouvrière égyptienne pour les intenses luttes de classe à venir.
(Article original paru le 25 mars 2011)