Joëlle Kuntz
Les États-Unis rejouent depuis 2005 avec les Frères musulmans le même scénario que dans les années cinquante: ils les soutiennent comme pare-feu contre les extrémistes du jihad comme ils les soutenaient contre le communisme.
«Tancrède baptisant Clorinde», du Tintoret (détail). (Musée des Beaux-arts de Houston) ©Bridgemen Art Library
Dans Jérusalem libérée, Tancrède le croisé abat Clorinde la musulmane qu'il prend pour un homme. Le combat a été féroce. Sa victime à terre, Tancrède soulève son voile: une femme, son amante. Il est bouleversé. A ses pleurs, Clorinde défaillante lui demande le baptême. Tancrède court chercher de l'eau et l'accueille dans la chrétienté. «Le ciel s'ouvre, je m'en vais en paix», murmure Clorinde. Monteverdi a composé sur ce poème du Tasse l'un des chefs-d'uvre de la musique baroque, Il combattimento di Trancredi e Clorinda. La réconciliation, en ce début du XVIIe siècle, passe par la renonciation: le plus faible abandonne ses croyances pour celles du plus fort.
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Quatre siècles plus tard, les dirigeants occidentaux saluent en chur le soulèvement arabe et sa revendication démocratique. Des peuples opprimés viennent à nous. Mais renonceront-ils à cet islam qui fait barrage depuis mille ans entre eux et nous? Inquiétude. Conjectures. Débats. Quel rôle vont jouer les Frères musulmans?
L'emblème des Frères Musulmans et leur fondateur Hassan El Banna
Fondés en 1928 sous le slogan «Le Coran est notre constitution», les Frères se sont ménagé une place sous la monarchie de Farouk comme force de sécurité contre les opposants nationalistes, communistes ou libéraux. Alliés à l'occupant britannique en même temps qu'anti-impérialistes, protecteurs du régime mais assassins d'un Premier ministre en 1948, ils ont brièvement accompagné Nasser en 1952 avant de s'en faire un ennemi. Deux tentatives d'attentats contre lui et, en 1954, ils étaient définitivement hors la loi.
Une scène plus vaste les attendait. Comme le relate Ian Johnson, auteur d'une longue enquête dans les mosquées européennes*, les États-Unis ont rapidement compris l'utilité d'un groupe hostile aux visées socialistes de Nasser. En 1953, les services de propagande organisaient une conférence à l'Université de Princeton avec trois douzaines de lettrés et de leaders spirituels du monde musulman pour leur exposer les valeurs américaines et les embaucher dans la lutte contre le communisme. Comble de générosité, les visiteurs étaient reçus par Dwight Eisenhower dans le bureau ovale. Parmi eux, Saïd Ramadan, le gendre du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna, assassiné en 1948.
Les Frères, dont Saïd Ramadan (à droite en turban), reçus à la Maison Blanche en 1953
Ce Ramadan, que la CIA de l'époque décrivait comme «phalangiste» et «fasciste», allait intéresser le gouvernement américain. De nombreux musulmans de l'URSS avaient trouvé refuge en Allemagne, et particulièrement à Munich. En 1958, il fut question de leur ouvrir une mosquée, dont la commission de construction fut confiée à un Ouzbek. Saïd Ramadan, tête pensante de la stratégie européenne des Frères musulmans, en prit rapidement le contrôle, avec l'argent de l'Arabie saoudite et l'appui des Américains. De Genève où il s'était fixé en 1958 après avoir fondé des centres islamiques en Syrie, au Liban, en Jordanie, en Palestine et au Pakistan, il mettait en route son projet d'organiser les musulmans d'Europe dans le mouvement panislamiste.
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Au fil des ans, de nombreuses organisations musulmanes ont vu le jour en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, avec ou sans Ramadan, devenu suspect aux yeux des Etats-Unis après son soutien à la révolution iranienne. Elles sont saluées par les gouvernements européens qui trouvent grâce à elles des interlocuteurs utiles pour les affaires locales et se félicitent de leur caractère modéré. Rassemblées en 1989 dans une fédération européenne, elles ont créé des campus universitaires au Royaume-Uni et en France, qui forment chaque année des douzaines d'imams et éduquent des centaines de musulmans. Leurs représentants sont reçus et écoutés dans les parlements, et jusqu'au Vatican. Ont-elles, comme Clorinde, demandé le baptême? Johnson cite à ce propos un officiel français venu rencontrer dans une banlieue tendue des leaders musulmans qu'il sait proches des Frères: «Je n'ai jamais dit qu'ils étaient pour l'intégration, mais ce sont les seuls qui ont le niveau pour parler avec moi.»
En pleine «guerre contre le terrorisme», la deuxième administration Bush a renoué le contact avec les Frères musulmans, au titre de pare-feu contre les extrémistes. En 2005, le Département d'Etat a réuni une soixantaine de musulmans belges de cette mouvance avec des clercs de l'Islamic Society of America, également proche des Frères. L'année suivante, c'était les Américains qui étaient envoyés à Bruxelles pour rencontrer les musulmans européens. Interpellé, l'ambassadeur des Etats-Unis à Bruxelles admettait qu'il pouvait y avoir des personnes suspectes parmi les invités. Il importait cependant de montrer qu'ils ne soutenaient pas le djihad et que leurs déclarations allaient dans le sens de «l'intégration harmonieuse des musulmans dans la société américaine et européenne». Il précisait dans un câble de 2006 que le but de ces rencontres était surtout d'améliorer la crédibilité des Etats-Unis parmi les musulmans et les Belges. Une opération semblable était tentée en 2007 en Bavière, mais stoppée par le gouvernement du Land. L'administration Obama a repris la même stratégie: les Frères musulmans seront ceux qui détourneront les croyants de l'islam des dérives anti-américaines, fanatiques et violentes. Leur baptême démocratique est proche. Tancrède est pressé de retrouver Clorinde.
*Ian Johnson, A Mosque in Munich, Houghton Miffin Harcourt, 2010.
Courtesy of Le Temps
Source: letemps.ch
Publication date of original article: 05/03/2011
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