Tunisie
Par Vincent Geisser (9 mars 2011)
Samia Dhahri, jeune chercheuse, a lancé la page Facebook « Non à Boris Boillon nommé ambassadeur en Tunisie ». Elle est à l'origine de manifestations devant l'ambassade de France à Tunis. Elle aspire à une refondation des relations diplomatiques France-Tunisie, loin des vieux réflexes paternalistes hérités de la période coloniale. Le politologue Vincent Geisser a rencontré cette jeune femme, symbole d'une jeunesse tunisienne qui a le sentiment désormais d'appartenir à un peuple libre et veut le faire savoir haut et fort à ses « amis français ».
Les Tunisiens ont été choqués par les propos de l'ancienne ministre française des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, qui suggérait une « coopération sécuritaire » alors qu'une répression sanglante s'abattait sur leur peuple. Leur volonté d'en finir avec « l'esprit du Protectorat » a été revigorée par l'attitude jugée méprisante du nouvel ambassadeur français, Boris Boillon. Samia Dhahri, jeune chercheuse en bio-géophysique, est à l'origine de la manifestation devant l'ambassade de France, à Tunis. Francophone et francophile, elle est passionnée par la vie politique hexagonale (et adore les « Guignols de l'info »). À l'image des nouvelles générations tunisiennes n'ayant aucune affiliation partisane ou syndicale, Samia veut faire de la politique « autrement », totalement décomplexée par rapport à l'ancienne puissance coloniale.
Vincent Geisser : Avant d'organiser cette manifestation contre les propos jugés méprisants de l'ambassadeur de France en Tunisie, vous n'aviez eu aucune expérience politique ?
Samia Dhahri : Non, je n'avais pas vraiment d'expérience politique mais j'étais sensible à tout ce qui se passait en Tunisie autour de Ben Ali et des affaires des Trabelsi [1]. Je ne m'exprimais pas publiquement dessus, mais nous abordions le sujet en privé avec mes amis et ma famille. Nous espérions tous que le changement allait se produire un jour. Lorsque les événements de Sidi Bouzid et de Kasserine ont commencé à éclater, en décembre 2010, nous en avons beaucoup parlé en famille, nous avions conscience qu'il se passait quelque chose d'important. Si Ben Ali n'arrivait pas à arrêter les manifestations et les protestations avant la rentrée universitaire de janvier 2011, alors il ne parviendrait plus à stopper le mouvement.
À quel moment s'est opérée votre prise de conscience critique sur la politique française en Tunisie et sur les relations tuniso-françaises ? Quel a été l'événement déclencheur ?
La France apportait un soutien aveugle au président Ben Ali. Nous avions parfaitement conscience que Ben Ali était protégé par le gouvernement français. C'était clair et net pour nous. Sur de nombreuses affaires, nous avons pu constater un silence complice de la France. Puis, il y a eu les déclarations de Michèle Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères, en décembre 2010. Et surtout les révélations du Canard Enchaîné qui ont confirmé ce que nous savions déjà.
J'ai personnellement très mal vécu les propos de MAM. Pour moi, sa proposition d'aide à Ben Ali relevait de la complicité. Il y avait quand même des morts ! Et ce n'étaient pas des victimes accidentelles ! C'étaient des tirs à balles réelles sur des manifestants et des étudiants. C'étaient des assassinats. Comment la France peut-elle dire alors qu'elle n'a rien vu, qu'elle n'a rien compris à la situation ? Je n'accepte pas ces arguments. Cela relève de la complicité. Une telle attitude de la part de la France m'a personnellement révoltée.
La plupart des Tunisiens ont-ils éprouvé le même écoeurement que vous à l'égard de l'attitude du gouvernement français ?
Nous avons été très déçus par le gouvernement français. C'est une véritable désillusion ! La France est comme une amie qui nous poignarde dans le dos. Même mes amis français n'appréciaient pas la réaction de leur gouvernement. Mes collègues chercheurs, universitaires et doctorants français étaient autant choqués que les Tunisiens. Ils avaient l'impression que ce gouvernement, qui parlait en leur nom, ne les représentait pas du tout.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la nomination du nouvel ambassadeur de France en Tunisie, Boris Boillon ?
Je l'ai découvert il y a un an et demi à la télévision française, quand il venait d'être nommé ambassadeur en Irak. J'avais déjà eu un aperçu du personnage dans ce reportage. Il reprochait à la France de ne pas s'être engagé dès le début aux côtés des Américains dans la guerre d'Irak, et d'avoir ainsi raté des opportunités commerciales. Je me rappelle qu'il qualifiait l'Irak de « marché du siècle ». Il n'était pas là pour soutenir le pays et le peuple irakien. Ce qui lui importait, c'était d'avoir une part du gâteau. À l'époque, j'avais peur pour l'Irak.
Quand j'ai entendu dans les médias, le 28 janvier 2011, qu'il était nommé à Tunis, je me suis dit : « Il faut faire quelque chose ! » C'est à ce moment précis que j'ai pris la décision de créer un groupe sur Facebook intitulé, « Non à Boris Boillon ». Au départ, je n'ai pas trop fait de bruit autour de cette initiative. J'en ai seulement parlé à ma famille et à mes amis. Après le départ de Ben Ali, les Tunisiens avaient d'autres soucis, d'autres problèmes à régler. Ce groupe Facebook est resté modeste à ses débuts. Malgré tout, je me suis préoccupée de cette question, d'autant que, d'après certains juristes tunisiens, l'accréditation de cet ambassadeur n'avait pas été faite dans les règles de l'art.
Et puis il y a eu cette fameuse déclaration devant la presse tunisienne qui a mis le feu aux poudres ?
Oui. Le 17 février, en recevant la presse tunisienne, Boris Boillon a eu une attitude très méprisante : il a rejeté un micro, traité les questions de certains journalistes tunisiens de « débiles ». Il n'avait aucune raison de réagir comme cela. En plus, un diplomate se doit précisément d'être diplomate. J'ai été vraiment choquée. Il a poussé le bouchon un peu trop loin. On avait l'impression d'être revenu 80 ans en arrière, du temps du Protectorat. Nous nous sommes dit : « Il ne fera pas en Tunisie ce qu'il a fait en Irak à huis clos ! » Nous avons alors projeté une action, relativement modeste, avec 20 ou 30 personnes devant l'ambassade de France.
J'ai utilisé Facebook pour appeler au rassemblement. Le groupe, modeste à ses débuts, a fini par exploser. Ça a commencé par mes amis, puis de nombreuses personnes se sont inscrites. Entre temps, un autre groupe a été créé sur Facebook, « Boris dégage ! ». Nous étions très actifs. De 19h à 2h du matin, je n'ai pas quitté mon ordinateur. Le lendemain, ce n'est pas 30 ou 40 personnes qui étaient devant l'ambassade de France pour manifester mais plusieurs centaines. J'étais vraiment très heureuse. C'était une manifestation calme et pacifique. Mais elle a produit un fort écho médiatique, même si le Quai d'Orsay a tenté de minimiser sa portée.
Qu'attendez-vous aujourd'hui de la politique française à l'égard de la Tunisie démocratique ?
La France a trop fait d'erreurs. Nous avons l'impression que le gouvernement français éprouve des difficultés à comprendre les enjeux et à voir la réalité tunisienne. La preuve, c'est qu'elle a nommé en Tunisie un ambassadeur comme elle aurait nommé un simple préfet dans un département français. Cela n'est pas très encourageant et pas du tout significatif d'un changement de politique. Nous avons le sentiment que la France a voulu profiter du désordre et du chaos pour nous imposer quelqu'un. La démarche était faussée dès le départ.
C'est d'autant dommageable que nous sommes imprégnés de la vie politique française. Sous la dictature de Ben Ali, à défaut de suivre la politique de notre pays, nous suivions la vôtre. Or, ce nouvel ambassadeur nous a traités comme si nous étions des Moyens-Orientaux. Pire, comme des Indigènes. Sur la chaîne France 24, il a même dit à l'adresse de Tunisiens : « Grandissez un peu ! » Or, nous n'avons pas le même rapport à la France que les Irakiens, les Syriens ou les Égyptiens. Nous connaissons parfaitement la politique française. C'est un décalage énorme entre la vision de cet ambassadeur et la réalité tunisienne qui n'a rien à voir avec l'Irak. Cela m'a choqué que cet homme qui a été le plus grand défenseur de la guerre en Irak soit nommé à Tunis. La Tunisie, amie de la France, n'a pas besoin d'hommes d'affaires, mais de diplomates !
Propos recueillis par Vincent Geisser
Vincent Geisser est coauteur avec Moncef Marzouki de Dictateurs en suris. Une voie démocratique pour le monde arabe, paru aux éditions de L'Atelier en 2009
Notes[1] La belle-famille du président Ben Ali accusée de piller l'économie.