L'Égypte fait son grand nettoyage du siècle et l'Occident tremble. Visiblement, ces tremblements n'atteignent pas uniquement les plateaux télé et les éditos des éditocrates comme en témoignent, les appels et les mails que j'ai reçus. « Et les Frères Musulmans : t'as pas peur qu'ils prennent le pouvoir ? ». Apparemment, certains craindraient qu'une fois au pouvoir, les Frères Musulmans s'empresseraient d'attaquer l'Europe. Huntington est mort en 2008, mais sa théorie grotesque du « Choc des Civilisations » continue à alimenter les pires fantasmes. Voici quelques réflexions sur ce thème qui, je l'espère, désamorceront les inquiétudes.
Des prières dans les rues, et alors ?!
Je me suis laissée entendre dire que les prières massives sur Tahrir auraient éveillé de bien terribles frayeurs chez mes concitoyens. Comment en est-on arrivé à ce point, en Occident, de considérer une foule en prosternation au Caire comme potentiellement dangereuse ? Ici, même les non-musulmans et les non-pratiquants ont été émus par ces mêmes scènes. Les Coptes (chrétiens égyptiens) n'ont visiblement pas été plus terrifiés, comme en témoigne les longues chaînes humaines qu'ils ont formées autour des orants afin de permettre à leurs concitoyens musulmans de prier en paix. Il faut rappeler que l'Égypte est un pays majoritairement musulman (environ 90%), dont une écrasante majorité est croyante et une très grande partie pratiquante. En cela, la société égyptienne est fondamentalement différente de la société française. Cela signifie-t-il que cette masse de musulmans pratiquants s'alignent derrière les positions des Frères Musulmans ? La réponse est claire et sans appel : NON. Parler des Frères Musulmans en filmant des hommes en prière, ou des femmes en foulard n'a aucun sens et frise la désinformation.
Mais où sont-ils, les frères musulmans ?
Interrogée par un journaliste, il y a quelques jours, qui voulait faire un article sur le sujet, je me suis mise à chercher un Frère Musulman dans mon entourage. Bien que vivant dans un milieu musulman pratiquant, je me suis rendue compte que je n'en connaissais pas. Je me suis alors tournée vers l'homme qui partage ma vie et lui ai posé la question. Il connait beaucoup plus de monde, dans des milieux différents. Il cherche, il ne trouve pas. Le soir sur Twitter, je discute avec un manifestant de la place qui aborde le même sujet. Avec ses amis, ils se rendent compte qu'ils ne connaissent pas de Frères Musulmans.
Cela ne veut pas dire qu'ils n'existent pas, cela signifie tout simplement qu'on leur accorde une importance démesurée.
Une force politique ? Oui et non
Il faut cependant reconnaître que lorsqu'ils se sont présentés aux élections en 2005 (sous l'étiquette « indépendants » la confrérie étant interdite de se présenter aux élections), ils ont fait un carton, 88 élus, soit 20% des sièges, et ce malgré plusieurs fraudes constatées. Ce bon succès explique surement le silence des puissances internationales face à la fraude massive des législatives de novembre 2010 qui ne laissera, cette fois, aucun Frère s'asseoir au Parlement.
Peut-on conclure qu'en cas d'élections libres : les Frères musulmans remporteraient haut la main le pouvoir ou tout au moins rafleraient une grosse partie des sièges au Parlement? Je ne le pense pas et ce pour plusieurs raisons.
La première raison est conjoncturelle, la confrérie, on l'a souvent souligné, est la seule force sérieuse d'opposition. Par conséquent, et lorsque cela est possible, se concentrent sur elles, toutes les voix dissidentes du régime. L'électeur serait d'avantage anti-PND (Parti National Démocratique = parti de Moubarak) que pro- Frères Musulmans sachant pertinemment que dans un système ultra-verrouillé par le PND, jamais les Frères musulmans n'auraient accès au pouvoir.
Dans un contexte d'élections libres, avec la disparition du PND et l'apparition de nombreux partis, il y a fort à parier que les Frères Musulmans perdraient les votes contestataires.
La seconde raison est structurelle. Les Frères musulmans ont réussi, jusque-là, à entretenir une certaine cohésion. Face à l'adversité, mieux vaut être unis. Malgré cela, ils n'ont pu empêcher les dissensions internes. Elles ont de tout temps existé, et ont, dans le passé, donné naissance à des groupes violents rejetés par la confrérie. Aujourd'hui, les dissensions se font davantage entre la vieille garde traditionaliste et la jeune garde, plus réformatrice, plus en phase avec les problèmes contemporains. En 1996, un petit groupe se sépare de la confrérie pour créer « le parti du milieu », parti qui ne verra jamais le jour : les autorités interdiront sa création. Très influencés par les modes de gouvernance à l'occidentale, ils prônaient la démocratie, l'alternance, le respect de toutes les libertés collectives et individuelles. Preuve d'ouverture : un Copte faisait partie du comité fondateur du parti. Dans un système d'élections libres, et si la Constitution est amendée (elle interdit pour l'instant la création de partis politiques sur des bases confessionnelles), ces jeunes créeront leur parti et fédéreront autour d'eux un certain nombre d'individus. Si on devait rapprocher ce mouvement d'autres mouvements religieux sur la scène politique internationale : on pourrait lui trouver des points communs avec l'AKP en Turquie.
Les Frères connaissent leurs faiblesses et c'est certainement la raison pour laquelle ils ont clairement dit qu'ils ne voulaient pas du pouvoir. Mais leur parole est remise en doute en Occident « peut-on les croire ? » Les Frères musulmans n'avaient pas prévu d'être au pouvoir à court terme. Ils n'ont pas de programme crédible. Au pouvoir, ils vont se faire griller et précipiteront par la même leur chute pour longtemps. La meilleure stratégie est donc pour eux, de rester dans l'opposition, d'entrer au Parlement et de faire pression pas ce biais, éventuellement au sein d'alliances de circonstances.
La confrérie : repoussoir efficace et utile
Je pense qu'une grande partie du succès des Frères musulmans tient en ce qu'ils étaient utiles à la fois au pouvoir en place et à l'étranger.
Pour le pouvoir, ils étaient la raison de sa légitimité : « c'est nous ou les Frères musulmans ». Le régime a toujours oscillé en leur direction entre le laisser-faire et la répression. Le jeu consistait à ne pas leur donner trop de pouvoirs tout en leur accordant un certain espace de liberté afin de montrer à quel point ils pouvaient être une force mobilisatrice importante. Les manifestations contre les caricatures danoises en sont la parfaite illustration. Dans un pays sous état d'urgence où toute manifestation est interdite, voilà que des milliers de personnes investissent les rues avec la bénédiction de l'État. Quel effet ont pu avoir de telles foules vociférantes contre les blasphémateurs Occidentaux ?
En Occident, le spectre des Frères Musulmans permet aux dirigeants de faire le grand écart entre la promotion de la démocratie dans le monde d'une part et le soutien aux dictatures policières d'autre part. Moubarak est certes un dictateur qui opprime son peuple, mais il est aussi un allié stratégique de poids dans cette région tourmentée. Un autre régime, même non-islamiste, sera-t-il aussi « conciliant » envers Israël ? La rue égyptienne est peu encline à la guerre avec Israël, mais elle est aussi très sensible au sort des Palestiniens. Aucun régime égyptien tenant sa légitimité de son peuple ne sera aussi conciliant avec Israël que ne le fut le régime de Moubarak. Par conséquent, le régime Moubarak aide au maintien du statu quo dans la région et l'épouvantail des Frères musulmans permet de justifier aux yeux des opinions publiques occidentales le soutien à la dictature.
En Occident, le discours est parfaitement relayé par les éditocrates, Bernard Henri Levy en donne une brillante illustration dans ses derniers éditos du Point. Dans le lot, il faut aussi rajouter Christophe Barbier déclarant « mieux vaut Ben Ali que les islamistes » ce qui vaut évidemment aussi pour l'Égypte, et l'imbattable Yves Calvi qui n'a visiblement plus besoin d'invités pour faire ses émissions.
En Égypte, ce discours est aussi relayé, preuve à mes yeux, que la propagande fonctionne. J'ai ainsi reçu par mail un texte écrit par le Père Boulad, un jésuite respecté et un journaliste égyptien.
« Mais, une fois mise au monde, celle-ci [La Révolution] n'a pas tardé à être arnaquée par les Frères Musulmans qui ont cherché à la récupérer, à en faire leur affaire, à la voler aux jeunes qui l'avaient créée et inventée. »
Aujourd'hui, les jeunes craignent de se voir confisquer leur Révolution par l'armée. Les Frères Musulmans, présents à Tahrir, n'ont jamais été perçus par les jeunes comme des « voleurs » de Révolution. Pour avoir suivi les tweets des activistes sur place, la menace Frères musulmans ne semblait pas les préoccuper : ils ont tout au plus été agacés par la présence des Frères musulmans.
Dans le même texte, un peu plus loin :
« La majorité des chrétiens - à part certains activistes ou intellectuels engagés -se tiennent plutôt à l'écart de ces bouleversements politiques et auraient, paraît-il, reçu des consignes en ce sens de leur hiérarchie. En fait, ils vivent dans la peur et envisagent le pire au cas où les Frères Musulmans prendraient le pouvoir. Pour l'instant, Dieu merci, aucun incident confessionnel ne s'est produit, bien que les églises et couvents ne soient plus protégés par la police. »
L'intégralité de la lettre : ici
Que les Coptes aient reçu des consignes de leur hiérarchie religieuse de ne pas prendre part aux manifestations ; c'est un fait. Le pape Shenouda a réaffirmé son soutien à Moubarak, tout comme le grand sheikh d'Al-Azhar. Mais à titre individuel, les Chrétiens sont bien présents dans le mouvement. La question des Frères Musulmans a été posée à un jeune responsable copte de Tahrir sur la BBC World. Il a répondu en substance, qu'il n'approuvait pas les positions des frères, mais qu'ils devaient entrer dans le jeu démocratique. Toute tentative visant à museler les Frères musulmans serait contraire au combat qu'il mène en faveur de la démocratie.
De son côté, un jeune leader des Frères Musulmans témoigne de cette expérience unique sur Tahrir. Il insiste sur le fait que l'expérience révolutionnaire a profondément marqué les jeunes Frères, il précise : « La Révolution égyptienne a rendu les jeunes Frères musulmans plus tolérants dans l'acceptation des autres. Sur la Place Tahrir, nous les avons vus sympathiser et manger avec des femmes, des Coptes et des gauchistes. Cette expérience va changer un bon nombre d'idées du groupe ». Source : Al-Masry Al-Youm
- Article initialement publié sur Le blog à Becassine
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