Traduction d'un article de Christopher Anzalone, doctorant à l'Institut d'études islamiques de l'université McGill, Montréal, paru sur le blog de Juan Cole, Informed Comment, le 9 février 2011.
Depuis le début des protestations populaires égyptiennes contre le gouvernement autocratique dirigé par le président vieillissant Hosni Moubarak et son nouveau vice-président, Omar Suleiman, l'attention s'est souvent portée sur les Frères musulmans d'Égypte (al-Ikhwan al-Muslimun). Cette focalisation sur le mouvement d'opposition a été particulièrement forte aux États-Unis où des experts de tous bords se sont époumonés à déclarer que les Frères musulmans étaient sur le point de prendre le pouvoir en Égypte en faisant référence aux événements iraniens de 1979-1980 et en liant à tort le mouvement égyptien à l'Al-Qaida de Ben Laden. Une grande partie de cette vision est fondée non sur des faits mais sur des mensonges et des conjectures.
Déclarer qu' Al-Qaida serait une émanation de la Confrérie est la plus importante des énormités prononcées. Les experts qui affirment cela pointent du doigt d'anciens membres du mouvement comme le chef adjoint d'Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, ou Muhammad 'Abd al-Salam Faraj, fondateur de groupes militants jihadistes-takfiristes qui déclarent apostats les musulmans avec lesquels ils s'opposent.
Ce qu'on oublie souvent c'est que ces individus ont quitté la Confrérie après que celle-ci ait rejeté la violence comme moyen d'arriver à ses fins. Al-Zawahiri, qui avait été un activiste de la Confrérie depuis ses 14 ans, était particulièrement amer sur ce qu'il voyait comme une « trahison des principes islamiques » et, dans les années 1990, il écrivit une longue critique intitulée « La Moisson Amère : Les Frères musulmans en 60 ans ». Pour sa part, la Confrérie condamne fréquemment Al-Qaïda lors de ses déclarations publiques ou par les positions qu'elle prend.
Le spectre de Sayyid Qutb, peut-être le membre le plus connu de la Confrérie, est une autre connexion récurrente utilisée pour dépeindre le mouvement comme intrinsèquement militant et radical. Cet idéologue révolutionnaire égyptien, intellectuel devenu islamiste, a été emprisonné pendant près de dix ans par le gouvernement de Gamal Abdel Nasser et finalement exécuté en 1966. Les journalistes et les experts qui cherchent une réponse facile aux racines des groupes jihadiste-takfiristes comme Al-Qaida la trouve fréquemment en désignant Qutb ou le juriste et théologien hanbaliste sunnite Ibn Taymiyya. Bien que Qutb ait clairement été un révolutionnaire et un penseur radical, et bien que les positions de la Confrérie à son encontre aient souvent été ambigües, les analyses de son oeuvre ne sont, au mieux, qu'une lecture superficielle d'une fraction de ses nombreux écrits.
John Calvert, professeur d'histoire du Moyen-Orient, a écrit un livre qui est devenu une référence dans l'étude de Qutb : « Sayyid Qutb et les Origines de l'Islamisme Radical ». Au lieu de n'en étudier qu'un segment, Calvert examine l'entièreté de la vie de Qutb tout en suivant l'évolution de sa pensée. Il montre que l'ambiguïté de la plupart des écrits de Qutb est la raison de leur appropriation par des groupes comme Al-Qaida ou Al-Gama'a al-Islamiyya (Groupe Islamique) égyptien, ce dernier ayant renoncé à la violence. En outre, Calvert et d'autres chercheurs ont montré qu'Hassan al-Hudaybi, le « guide général » de la Confrérie à l'époque de Qutb, était assez critique à l'encontre de ce dernier. Enfin, bien que Qutb ait certainement été un islamiste radical, ses idées n'ont pas, à elles-seules, créé Al-Qaida ou d'autres groupes apparentés. Comme Calvert le montre, nombre de ces groupes ont en fait épousé des positions qui vont à l'encontre de ce que Qutb voulait. Al-Qaida est plutôt vu comme un groupe qui a créé une nouvelle idéologie hybride dont les sources se trouvent à la fois chez Qutb, Ibn Taymiyya et al-Zawahiri.
Beaucoup de chercheurs émettent des doutes sur le fait que les Frères musulmans pourraient être portés au pouvoir dans une Égypte post-Moubarak et post-autoritaire. En fait, beaucoup doutent également du fait que le mouvement ait la capacité de prendre le pouvoir sur le pays entier même s'il le voulait. Si la Confrérie apparaît comme le plus ancien et le mieux organisé des groupes d'opposition, elle souffre de certains maux. Elle est en proie à un conflit de générations entre les vieux dirigeants, comme Mohammed Badie, actuellement à la tête du mouvement, et les jeunes qui ont cherché à changer un certain nombre de choses concernant par exemple le rôle des femmes dans la direction, ou les rapports avec les coptes.
La Confrérie n'est plus la force dominante qu'elle fut. Selon Khalid Medani, professeur de sciences politiques et d'études islamiques à l'université McGill, en tant que mouvement, la Confrérie a perdu énormément de crédibilité ces dernières années après avoir accepté d'être cooptée par le gouvernement Moubarak. Pour lui, malgré le fait que la Confrérie reste le groupe d'opposition formellement organisé le plus important, elle ne parvient pas à attirer beaucoup de nouveaux membres.
Bien qu'elle se soit finalement résolue à participer aux manifestations du 25 janvier, la Confrérie n'a annoncé sa décision que deux jours avant. Son soutien était loin d'être enthousiaste. En voyant la taille et l'endurance du soulèvement populaire contre le gouvernement autoritaire de Moubarak, la Confrérie adopta une approche plus active. Jusqu'à aujourd'hui, elle a fait huit déclarations officielles, dont trois signées par Badie, dans lesquelles le groupe fait attention à ne pas se proclamer à la tête des manifestations, se présentant plutôt comme un parti d'opposition parmi d'autres. Les observateurs de terrain ont montré que la Confrérie n'est pas la voix la plus puissante au sein des centaines de milliers, des millions de manifestants qui ont défié les couvre-feux et la violence pour continuer de réclamer leurs droits humains et civiques.
La Confrérie s'est joint à d'autres groupes d'opposition et aux manifestants pour demander le départ de Moubarak, l'abolition de la loi sur l'état d'urgence en vigueur depuis l'accession au pouvoir de Moubarak en 1981, la tenue de nouvelles élections libres et justes, la libération de tous les prisonniers politiques, l'amendement de la constitution et la poursuite en justice des membres du gouvernement qui ont ordonné l'usage de la violence à l'encontre des manifestants. Le mouvement a aussi fait attention d' expliquer sa décision d'entrer en pourparlers avec le gouvernement, doutant ensuite que celui-ci ait vraiment en tête de répondre aux attentes de la volonté populaire égyptienne.
Bien qu'elle soit loin d'être du côté du libéralisme social et politique, du moins pas du côté de celui désiré par les États-Unis et l'Europe, la Confrérie n'est pas non plus le monstre islamiste ou la soeur jumelle d'Al-Qaida qu'on veut souvent en faire. Devant faire face à ses propres divisions internes et à ses problèmes de légitimité parmi le peuple égyptien, la Confrérie ne semble pas en mesure de « prendre le contrôle » du pays, même si elle le voulait. Elle est bien consciente de ses problèmes internes, et elle se garde d'aliéner davantage les égyptiens qui ont mené collectivement leur soulèvement malgré une violence étatique extrême.
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Article initialement publié sur le blog Informed Comment
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Traduction : Damien Spleeters
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