Par Chris Marsden
7 février 2011
La protestation de vendredi, appelée « Jour du départ », a été une démonstration de l'opposition massive au régime de Moubarak. Plus d'un million de personnes sont descendues dans les rues du Caire, des centaines de milliers affluant vers la Place Tahrir, au mépris des gros bras du gouvernement, des cordons militaires et du couvre-feu.
Après deux jours d'attaques orchestrées par l'Etat et qui ont coûté la vie à dix personnes au moins et ont blessé près de mille autres, les manifestants s'étaient bien organisés. Ceux qui arrivaient apportaient de la nourriture et des médicaments à ceux qui campent en permanence sur la place. Des médicaments ont été distribués dans les hôpitaux de fortune. Du personnel de sécurité désigné fouillait ceux qui arrivaient pour s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'infiltrés.
La manifestation de Tahrir a été calme mais ailleurs au Caire, il y a eu des heurts entre les manifestants et des voyous pro-Moubarak. Les pires échauffourées se sont produites dans les rues alentours et non loin de la place Talaat Harb. Il y a eu des coups de feu. Les gens se sont battus avec des barres de fer.
CNN a rapporté que ce sont les manifestants qui ont eu le dessus: « Après des heures d'échauffourées, les rebelles avaient fait une avancée vers l'est, érigeant des barricades et des postes de contrôle autour des imposants bâtiments de pierre du dix-neuvième siècle qui entourent la place Talaat Harb. Vers 19 heures, les militants de l'opposition s'étaient aussi emparés de plusieurs pâtés de bâtiments s'enfonçant plus avant dans la ville et à quelque distance de Talaat Harb. »
Les revendications de manifestants en colère exigeant que Moubarak quitte le pouvoir allaient de pair avec des appels à ce que son régime aussi parte. Les slogans reflétaient aussi l'idée bien comprise que Moubarak ne se maintient au pouvoir que grâce à Washington: « Condoleezza, Condoleezza, va chercher un visa à Moubarak, » ou encore « Hillary, Hillary, emmène Moubarak à la distillerie. »
Dans la deuxième ville du pays, Alexandrie, la journaliste britannique Lindsey Hilsum de Channel 4 a fait état de « centaines de milliers » de personnes dans les rues. « Les manifestants anti-gouvernement défilent encore nombreux sous nos fenêtres en Alexandrie et je ne vois pas la queue de la manifestation, » écrit-elle. Al-Jazeera a rapporté que des chrétiens avaient formé un cordon de sécurité autour de musulmans agenouillés pour la prière du vendredi. Avec la police armée cherchant à éloigner les reporters, un policier en civil a été vu traîné par des manifestants, battu puis emmené dans une voiture. Il y avait des tanks et les soldats partout.
Plus de 100 000 manifestants se sont rassemblés à Damanhour, à 150 km au nord ouest du Caire et plus de 100 000 à Mansoura. Des dizaines de milliers se sont rassemblés à Suez.
Bien que l'armée et la police n'aient pas bougé ouvertement à Tahrir, l'Etat continue de prendre des mesures contre ses opposants, les militants des droits civiques et les journalistes.
Hamish MacDonald de la chaîne australienne Ten Network a dit, « Je viens d'être capturé par l'armée derrière le bâtiment de la télévision égyptienne. Les prisonniers sont ligotés avec des câbles et se prennent des coups de taser. »
Rosa Navarro, une Américaine arrêtée et détenue une nuit durant au quartier général du Renseignement a dit qu'on « l'avait laissée les yeux bandés, assise avec 50 ou 60 autres occidentaux qui avaient été arrêtés alors qu'ils attendaient le bus, ou un taxi ou simplement marchaient dans la rue. »
Peter Beaumont et Jack Shenker du quotidien britannique The Guardian ont été interrogés par l'armée égyptienne et menacés par « des miliciens brandissant des machettes. » Une force de sécurité accompagnée par un « groupe de voyous » a fait irruption dans les bureaux du site internet des Frères musulmans.
Quelque 5 000 personnes ont été blessées ces dix derniers jours, a dit le ministre égyptien de la Santé au réseau Al-Arabya. Jamal Moheb, médecin qui soigne les blessés a dit des événements de jeudi dernier, « Nous avons des blessures infligées par des armes à feu. Des balles de 6 mm et 9 mm ont été utilisées. Les gens ici ont encore des balles dans le corps. »
Les Etats-Unis et l'Union européenne s'inquiètent de plus en plus que le régime de Moubarak ne risque de perdre le contrôle de la situation. Selon le New York times Washington aurait été en pourparlers intenses, exhortant Moubarak à quitter le pouvoir. Mais le président Barak Obama, interviewé aux côtés du premier ministre canadien s'est adonné à des contorsions verbales pour éviter de lancer un tel appel. Il a dit qu'il fallait un processus de « transition bien ordonnée » qui « commence maintenant. »
Quand on lui a demandé si Mubararak devait partir, Obama a dit qu'il lui avait dit que « revenir à des pratiques antérieures ne marchera pas... L'unique chose qui marchera c'est de procéder à un processus de transition ordonnée. »
Cette proposition américaine est une mesure purement cosmétique, ayant pour but de sauver le régime de Moubarak de la colère populaire. Les Etats Unis auraient suggéré que le vice président Omar Suleiman forme un régime d'intérim, et le dirige avec trois hommes et qui inclurait probablement un représentant de l'opposition acceptable aux yeux des Etats-Unis. Suleiman est le dirigeant des renseignements et de l'appareil de sécurité égyptiens. Ce sont ses sous-fifres qui sont en train de terroriser, rouer de coups et tuer les opposants au régime. Un gouvernement de « transition » conduit par lui serait une junte militaire à peine déguisée, serait autrement dit la continuation de ce qui existe aujourd'hui et dont des millions de personnes ne veulent plus.
Si les manifestants se démobilisaient sur la base de la mise en place d'un tel régime, alors Suleiman lancerait tout simplement la répression, arrêtant les dirigeants identifiés du mouvement, brutalisant des milliers de plus et tuant ou faisant « disparaître » ceux qu'il craint le plus. C'est ainsi qu'un tel régime préparerait l'élection présidentielle.
On a pu se faire une petite idée de la nature des discussions de Washington avec les Egyptiens par les paroles du chef de l'armée américaine, le général Mike Mullen, chef de l'Etat major. Interviewé dans « The Daily Show with Jon Stewart, » il a dit, « l'un de mes objectifs majeurs en ce moment précis c'est de m'assurer que les lignes de communication restent ouvertes, j'ai parlé avec mon homologue deux fois. Et aussi que notre armée soit prête, au cas où il serait nécessaire d'une manière ou d'une autre de réagir ou d'apporter notre soutien. »
On ne peut trouver de promesse plus claire d'aide américaine au cas où la répression en Egypte s'avèrerait nécessaire.
Le Conseil européen, réunion au sommet des dirigeants de l'Union européenne, a appelé dans les termes les plus vagues les autorités égyptiennes à « des réformes politiques et non la répression... Toutes les parties doivent faire preuve de retenue et éviter de nouvelles violences et commencer une transition ordonnée vers un gouvernement élargi... Le Conseil européen a souligné que ce processus de transition doit commencer maintenant. »
Une fois de plus, il n'y a pas eu d'appel au départ de Murabak et il n'y a pas d'accord pour un tel appel. Le premier ministre britannique David Cameron prenant exemple sur la ligne plus dure adoptée par Washington a déclaré que le gouvernement égyptien n'avait pas satisfait les « aspirations » de son peuple à une transition « crédible. » Mais le dirigeant italien Silvio Berlusconi a fait l'éloge de Moubarak et dit qu'il devrait rester au pouvoir jusqu'aux élections qui se tiendront en septembre. « J'espère qu'en Egypte il peut y avoir une transition vers un système plus démocratique sans rupture avec le président Moubarak qui, en occident et surtout aux Etats-Unis, est considéré comme un homme d'une grande sagesse et une référence, » a-t-il dit.
Lady Ashton, pair travailliste et chef de la politique étrangère de l'UE, a été interviewée par Al-Jazeera. Elle a déclaré que ce qui « semble se produire » c'est que Moubarak « se rapproche de quelque chose qui ressemble à un dialogue national. »
Lorsqu'on lui a demandé si Moubarak devrait quitter le pouvoir maintenant, elle a dit: « C'est au peuple et au gouvernement égyptiens d'avancer ensemble. » Il est nécessaire de « mettre en place un plan », ce dont elle a discuté avec Suleiman.
Les efforts entrepris par Washington pour persuader Moubarak de laisser la place à Suleiman ont été jusqu'ici entravés par la ligne dure du gouvernement égyptien. Suleiman a insisté jeudi pour que Moubarak reste à son poste. Le premier ministre Ahmed Shafiq a déclaré, « Je ne pense pas qu'un président après 30 ans... après toutes ces années de service public... ces cinq mois ne vont pas changer grand chose. »Le ministre des Finances Ahmed Abdul Gheit a déclaré que « des forces extérieures ne peuvent dicter la transition du pouvoir » et que Moubarak restera au pouvoir pour le moment. Le dirigeant du parti de Moubarak, le Parti démocrate national, Dr Ibrahim Kemal a critiqué de tels appels à quitter le pouvoir, les qualifiant de trahison et de conspiration contre le peuple égyptien.
Ce n'est pas la loyauté personnelle qui motive les acolytes de Moubarak. Ils craignent que si Moubarak tombe, cela poussera les masses de travailleurs et de jeunes à exiger que leur tête aussi tombe.
Ceux qui sont censés être à la direction du mouvement d'opposition craignent tout autant le « chaos » contre lequel Moubarak a mis et garde et qui selon lui risque de se produire s'il quitte le pouvoir. Mais ils proposent leurs services pour stabiliser la situation sous un régime post-Moubarak quel qu'il soit. Le favori de l'occident, Mohamed ElBaradei, a dit à des reporters qu'il devrait y avoir une transition d'un an vers la démocratie sous une constitution provisoire, avec un conseil présidentiel de plusieurs personnes, dont un représentant de l'armée. Il a nié les reportages disant qu'il ne se présenterait pas à la présidentielle.
Amr Moussa, secrétaire général de la Ligue arabe, est une autre personnalité suggérée par les médias comme quelqu'un avec qui le gouvernement pourrait négocier en tant que représentant de l' « opposition. » C'est hier que Moussa a fait sa première apparition dans des manifestations anti-gouvernement. Il a dit qu'il s'attendait à ce que Murabak reste au pouvoir jusqu'à la fin de son mandat en septembre. Il a ajouté qu'il serait impossible d'organiser de nouvelles élections rapidement. A la question de savoir s'il envisagerait un rôle dans un gouvernement de transition et s'il serait candidat à la présidence, il a répondu, « Pourquoi dire non? »
Les Frères musulmans ont été obligés d'intensifier leur rhétorique d'opposition, mais se donnent beaucoup de mal pour rassurer le régime militaire et Washington qu'ils ne représentent pas une menace. Les Frères musulmans ont dit qu'ils ne présenteraient pas de candidat à la présidentielle, ni ne brigueraient de postes ministériels dans un nouveau cabinet.
Voir aussi:
Notre couverture sur les soulèvements en Afrique du Nord et Moyen-Orient