06/02/2011 alterinfo.net  13min #48953

 Le peuple veut faire tomber le régime

Omar Mazri : Les risques de contre révolution en Égypte

En Tunisie la révolution de palais a permis de contourner la révolution populaire et de substituer à l'image hideuse et despotique du tyran une image présentable qui donne l'impression « un vent de liberté ». Les pratiques en Tunisie ou ailleurs pour détourner une révolution ou calmer la colère d'une population sont des pratiques universellement connues sous la forme de l'holocauste (Autel juif où il s'agissait d'offrir une victime au sacrifice par le feu purificateur pour préserver le groupe), du bouc émissaire (bouc Azazal focalisant tous les péchés des peuples d'Israël et permettant d'ostraciser une personne ou un groupe de personne pour détourner l'attention de la majorité fautive), et de la catharsis qui consiste à une pratique rituelle purificatrice pour détourner la colère ou se purifier de la passion.

Aristote a saisi le sens et la manoeuvre du procédé cathartique qu'il faut transposer dans d'autres lieux et d'autres temps pour voir comment se récupère une révolution, se dévie une révolte et s'essouffle une insurrection bien avant que les Français, les Anglais, les Américains et les sionistes ne développent les mesures contre insurrectionnelles en créant des laboratoires des affaires indigènes et de psychologie sociale pour prévoir et anticiper sur les comportements des foules:

« Nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement dès lors que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de telles émotions, et pour tous il se produit une certaine purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c'est de la même façon aussi que les mélodies purgatives procurent à l'homme une joie inoffensive. »

L'effet cathartique par l'holocauste, le bouc émissaire ou la catharsis est l'effet dramatique poussé à son paroxysme théâtral pour purger les émotions et ramener le calme dans les coeurs et les esprits mis en situation d'euphorie ou de terreur. En Tunisie la rue s'est épuisée puis s'est divisée sur la suite du slogan cathartique « Ben Ali dégage ! » qui a focalisé l'attention sur le dictateur pour éviter tout débat sur l'avenir politique du pays. L'effet cathartique est obtenu aujourd'hui dans le monde arabe par la mise en application du principe américain « le chaos fécondateur ».

Il s'agit de féconder un nouveau régime qui apporte de fausses garanties, de faux espoirs et de faux défis pour les peuples mais de réelles garanties et de véritables intérêts pour l'impérialisme et le sionisme.

En Tunisie on a chassé le dictateur et on a gardé son système en l'enjolivant avec des figures anciennes et nouvelles qui ne peuvent occulter les contradictions réelles tant au niveau de la lutte idéologique que de la lutte des classes. Nous allons juste survoler quelques contradictions secondaires qui témoignent de la stratégie coloniale depuis Rome l'antique : « Panem Circences » c'est-à-dire offrir au peuple du pain et des jeux pour le nourrir et le divertir y compris en le faisant acteur du sensationnel sur sa propre misère, sa propre aliénation, sa propre soumission miroitées comme acquis, comme droit, comme vent de liberté :

  • Accorder 150 $ a chaque chômeur,
  • Faire entrer dans le gouvernement des figures pâlottes de l'opposition de pacotille,
  • Exprimer l'éradication des principales forces dans le gouvernement de transition,
  • Faire pousser le président d' Ennahda à la faute politique en l'amenant à s'exclure lui et ses états majors de la course présidentielle et surtout à reconnaitre un code de la famille fait par une gouvernance illégitime. Il était attendu de Rached Ghanoucchi non seulement la participation dans la période de transition au coté du parti des travailleurs communistes tunisiens mais l'annonce d'un congrès pour fonder et organiser de nouveau son parti sur des bases démocratiques donnant aux jeunes promus par la révolution les postes de direction nationale et régionale
  • Le sieur Chebbi dirigeant d'un parti de collaboration de classe mais éradicateur joue la partition comme un bon élève : il s'occupe d'un ministère du développement régional qui a très peu de vocation politique et technocratique dans une période de transition mais surtout il s'occupe de communiquer à la place des décideurs pour rendre leurs propositions crédibles,
  • Dans ce jeu de communication du gouvernement tunisien on voit le ministre du tourisme annoncer la levée imminente de l'état d'urgence. L'état d'urgence est une chose trop grave et trop sérieuse pour être confiée, dans sa communication, à un ministre autre que le premier ministre, le ministre de la défense ou le ministre de l'intérieur et encore moins à un ministre qui n'occupe pas un portefeuille de souveraineté. Il appartient aux tunisiens de constater la continuité de ce technocrate dans la stratégie de l'avant et de l'après RCD.
  • Dans le même jeu de communication on voit le nouveau ministre des Affaires Étrangères déclarer à M.A.M non pas la souveraineté de son pays mais « vous pouvez nous faire confiance » alors que son homologue française est en perte de crédibilité dans son propre pays. Chacun peut interpréter comme il veut le sens de la confiance déclarée par les nouveaux administrateurs de la Tunisie.
  • Il s'agit bien d'administrateur dans un des deux sens : il administre une période de transition comme on administre une entreprise en faillite et en liquidation judiciaire ou il administre un comptoir commercial carthaginois pour le compte de Scipion l'Africain le Procurateur qui agit pour la grandeur de Rome. Tout est question de perspective !
  • Dans cette perspective la raison nous oblige a voir dans l'émotionnel poussé à l'extrême des points d'ombre. Le nationalisme tunisien, la maturité de la jeunesse tunisienne, la grandeur de la révolution tunisienne et ses conséquences sur le monde arabe par effet magique nous montre l'intensité dramatique des médias pour occulter les revendications idéologiques et politiques comme cela se fait en Égypte aujourd'hui. Dans cette mise en scène de la passion nationaliste on est en droit de s'interroger sur l'absence totale et suspecte tant en Tunisie, en Égypte qu'en Algérie de l'avortement dans un bain de sang de la révolution algérienne post coloniale qui a durée de 1988 à 1991. 

Ceci dit la révolution tunisienne a été prise en charge par les experts de la communication et des arrangements d'appareils pour être contenu, détournée et confisquée. La partie ne fait que commencer. Elle sera terminée ou relancer suivant la partie qui se joue en direct en Egypte.

En Égypte on assiste à la même intensité dramatique confinée dans la place Tahrir qui ressemble à une scène en entonnoir donnant au reste du monde assistant à l'événement l'impression d'être un choeur qui répète à l'unisson ce qui se dit et se fait dans les différents actes. Nous sommes une fois de plus mis en présence de l'effet cathartique de la tragédie grecque : crier ensemble pour conjurer le sort funeste mais irréversible de l'issue. Dans la conscientisation du sentiment refoulé qui peut déboucher sur une idée de libération puis sur une action de libération on assiste à quelques phénomènes qui nous interpellent :

  • Le même slogan qui se focalise sur le départ du président Moubarek,
  • Le gain du temps sachant que plus le temps passe plus l'énergie accumulée par les foules doit trouver un canal d'expression : un défoulement une fois l'énergie dissipée, une explosion une fois l'énergie trop comprimée dans le temps et dans l'espace. La place Tahrir est symbolique mais en dehors de son nom elle ne renferme aucun symbole vers qui diriger le mécontentement populaire pour les faire tomber les uns après les autres.
  • Les stratèges de la communication américaine ont verrouillé rapidement l'après Moubarek et ils se focalisent à : 

  1. Diaboliser les Frères Musulmans,
  2. Faire des diversions qui vont ajouter à l'effet épuisant de l'épreuve du temps et des circonstances sur un mouvement de foule pris en otage par un régime qui fait des concessions de façade
  3. Faire intervenir des marionnettes tels que Amr Moussa et le comité des sages pour créer des brèches et engager une contre révolution qui laisse la jeunesse radicale et les Frères Musulmans dans un face à face sanglant avec l'armée qui joue elle aussi sur l'épuisement de la foule.
  4. Pousser les Frères Musulmans comme Ennahda a nier l'islamité de leur projet et faire des concessions stratégiques qui garantissent la suprématie américaine et la sécurité d'Israël.
  5. Inciter et favoriser le chaos qui peut venir de plusieurs endroits : l'entrée en jeu d'Al Qaeda par des actions militaires, l'entrée en jeu des bédouins du Sinaï, l'entrée en jeu des Palestiniens.

  • Le dialogue ne doit pas être refusé mais subordonné à l'exécution d'une feuille de route qui doit être écrite et communiquée le plus tôt possible à tous les médias comme manifeste de la révolution égyptienne. Il s'agit de décrire comment, avec qui et sous quelles garanties, sous quel planning se fait la passation du « pouvoir » pour qu'il n'y ait pas de vacance en termes de gouvernance ni d'anarchie en termes sécuritaire. Sinon la confrontation resterait dans le domaine de l'émotionnel donc dans la mise en scène des scénarios classiques de l'holocauste, du bouc émissaire ou de la catharsis. A ces scénarios qui conduisent à l'impasse il ne faut pas aussi tomber dans le scénario du martyr et du génocide tel que connus par l'Imam al Hussein et ses partisans. C'est la feuille de route, ou plus exactement son contenu, qui va exclure les partis opportunistes et les agents au service de l'impérialisme. Ces derniers ont toujours l'intelligence, le savoir et le procédé le plus judicieux pour imposer leur feuille de route. La lutte doit dépasser les positions partisanes pour que la feuille de route donne un contenu politique et idéologique ou un dénominateur commun idéologique, social et politique aux revendications de la révolution populaire. Il s'agit dans un camp comme dans l'autre de dépasser les intentions et les déclarations et d'aller vers la résolution la plus rapide et la plus économe en vie humaine et en ressources stratégiques.
  • Les égyptiens ont la conviction qu'ils sont parvenus à une impasse : ce régime est impossible à réformer. Ils doivent trouver le consensus pour dire que ce régime doit être remplacé dans l'urgence et démantelé progressivement. Le problème qui va faire obstacle est la légitimité des interlocuteurs dans l'opposition. Les élites traditionnelles de l'opposition réelle ou les nouvelles élites issues de la Révolution doivent imaginer le scénario le plus crédible et le plus rapide pour dégager les critères et mettre en place un comité de salut national représentatif et partageant les plus grands dénominateurs communs non sur l'analyse du passé mais sur la construction de l'avenir et sur le passage du présent vers l'avenir. Ce sont les forces vives sur le terrain qui peuvent apporter une réponse. Pour l'instant la réponse tarde à venir. Si cette réponse n'est pas prise comme il faut et rapidement le scénario à la tunisienne va se réaliser avec un prix à payer très fort : la jeunesse et les Frères Musulmans doivent payer de leur vie ou de leur crédibilité future s'ils se laissent déposséder de leur victoire ou s'ils se laisser conduire à l'impasse. 

  • Les élites égyptiennes ont suffisamment d'expérience, de compétence et d'encadrement pour : 

  1. Dépasser le piège de la personnification du régime et de ses opposants pour reprendre l'initiative en termes d'idées,
  2. Dépasser le clivage générationnel et partisan. Une révolution authentique fait émerger un encadrement nouveau qui sera l'avant-garde du changement en attendant le retour à une nouvelle vie constitutionnelle et politique « apaisée » et légitime
  3. Dépasser le piège de la diversion, du harcèlement et de l'épuisement en élaborant une plateforme ouverte à tous les signataires sans exclusive ni exclusion. Elle doit fixer la feuille de route pour la transition démocratique, le mode de gouvernance pour l'avenir, les principales réformes constitutionnelles attendues, les garanties attendues et données aux principaux acteurs dans la crise actuelle et notamment l'armée. Il est urgent de diffuser cette plateforme et de la vulgariser auprès de la population égyptienne.

Dans ces moments dramatiques sur le plan historique il est regrettable de ne pas voir les Algériens se réunir et réhabiliter la plateforme de Rome de 1995 au lieu de perdre leur temps à créer des rassemblements éphémères. L'urgence et la priorité est de réhabiliter, d'approfondir et de communiquer sur cette plateforme unique dans l'histoire des peuples arabes et musulmans en terme de coexistence pacifique et de multipartisme. Nos frères tunisiens et égyptiens peuvent s'y inspirer. Il est du devoir de tous de ne pas confiner sa lutte pour la liberté dans l'exacerbation d'un nationalisme cathartique ou dans la haine d'un ennemi incarné en la personne du Président de la République. Il s'agit de :

  • Démanteler un régime autocratique et vassalisé à l'impérialisme
  • Réhabiliter le peuple dans sa souveraineté, sa citoyenneté et ses libertés
  • Instaurer un système démocratique qui peut ne pas ressembler au système occidental
  • Lier les faits et les idées qui rattachent les peuples du monde arabe et musulman à un dénominateur commun pour construire la suite et ne pas rester à gué au milieu d'un courant dans le sens et la vitesse sont pour le moment hors de la maitrise impérialiste et sioniste 

Dans ces moments difficiles pour le monde arabe et musulman, qui peuvent être ou bien salutaires ou bien funestes, selon que la révolution égyptienne dépasse la réactivité pour s'inscrire dans l'initiative historique et que dans cette initiative historique les autres peuples musulmans entrent dans la même bataille pour recouvrir leur liberté, leur dignité, leur indépendance et vivre dans la prospérité et la démocratie (Choura).

Dans ces moments cruciaux nous voyons certains musulmans céder à l'euphorie en se contentant de juger les façades sans voir les enjeux stratégiques et d'autres céder à la polémique en faisant des espaces de liberté en Occident des forums de désinformation sur l'Islam ou de haine contre les peuples occidentaux en faussant le rapport de l'Islam à la liberté et à la démocratie.

Quelque soit le cours des événements dans les heures ou dans les jours à venir la situation reste hors de contrôle des Administrations sionistes et impérialistes et elle le restera longtemps encore si les Arabes et les Musulmans surmontent le Wahn et l'Euphorie. Le Wahn comme l'euphorie rendent toute chose impossibles à réaliser car la dimension rationnelle est amputée de l'action, la finalité est absente et les moyens adéquats ne sont pas mobilisés avec pertinence (adaptation au lieu), opportunité (adaptation au moment historique) et cohérence (nos valeurs et nos stratégies dans une représentation saine et global de la réalité)...

Si jamais la révolution égyptienne avorte jamais l'Occident ni Israël ni le régime égyptien ne pardonneront aux égyptiens de les avoir défié. Les Baltajias, les escadrons de la terreur, n'étaient qu'un aperçu de la vengeance brutale qui attend son heure comme un myriapode à plusieurs têtes et à plusieurs mains dont les principales sont bien cachées en Occident.

Il faut imaginer que pour rester en place quelques mois afin de restaurer la suprématie de l'impérialisme et du sionisme les régimes tunisiens et égyptiens ont consenti à faire tuer des centaines et à faire souffrir des milliers. Pour rester plus longtemps et pour défendre des intérêts matériels considérables les Égyptiens, les Tunisiens comme les Algériens sont disposés à sacrifier leurs peuples, leurs valeurs, leur humanité et leurs patries si l'Occident leur donne la couverture diplomatique et médiatique. Dans cette perspective funeste les hommes politiques doivent se mettre au service de la jeunesse qui a versé son sang et qui est dans l'attente d'un avenir de liberté et de prospérité qu'ils peuvent construire si on leur donne l'occasion de le faire comme Mohamed (saws) l'a fait en confiant de grandes responsabilités aux jeunes de son temps qui ont porté loin et haut l'étendard de l'Islam et de la liberté.

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