vendredi 4 février 2011
Jude Célestin, c'était le candidat du président René Préval lors des élections présidentielles du 28 novembre 2010. Un homme falot et dévoué à son présidentiel tuteur. Celui-ci espérait-il, dans l'ombre, gouverner encore ou s'assurer de l'impunité face à de lourdes accusations de corruption, antérieures au séisme ? Malgré des moyens énormes, ceux de l'Etat, et de multiples manoeuvres de fraude et d'intimidation le jour du scrutin, malgré un Conseil électoral provisoire (CEP) dévoué au président, M. Célestin n'est arrivé que second, au coude à coude avec le troisième, le chanteur Michel Martelly, dit Sweet Micky. Le taux d'abstention a été proche de 80 %. C'est dire à quel point les Haïtiens, victimes ou non du séisme, sentaient mal l'enjeu électoral.
Même la « communauté internationale », toujours pressée depuis 25 ans d'organiser les élections qui-vont-remettre-le-pays-sur-les-rails, a trouvé à redire. Le parti au pouvoir, Unité, n'a pas réussi à sauver les apparences, d'autant que la rue a plusieurs fois grondé contre les tripatouillages. L'Organisation des Etats américains (OEA) a été chargée d'un vague recomptage. Qui élimine finalement le candidat du pouvoir. Après 15 jours de tergiversations et une tentative de diversion, qui n'est peut-être pas la dernière (après le retour de Jean-Claude Duvalier, le dictateur renversé en 1986), le clan Préval, divisé, isolé et sous pression de l'ONU, paraît avoir cédé.
Comme le Conseil électoral l'a confirmé le 3 février, le second tour des présidentielles opposera donc le 19 mars, quatre mois après le premier, Mirlande Manigat, juriste libérale qui a surtout les faveurs de la classe moyenne - mais qui n'a jamais été aux affaires -, à Sweet Micky, plus connu dans les classes populaires urbaines, sans programme cohérent, mais pas sans passé. Jeune dealer duvaliériste, il n'a condamné aucune des dictatures qui se sont succédé depuis 1986. « Arrivé au pouvoir, j'aimerais que tous les anciens présidents deviennent mes conseillers afin de profiter de leur expérience », a-t-il déclaré au quotidien Le Nouvelliste. On imagine autour d'une table les généraux Namphy, Avril et Cédras, les civils Aristide et Préval... Sur fond de reconstruction qui ne commence pas et de choléra qui poursuit son inexorable hécatombe, le choix s'annonce dramatique, d'autant que le populisme de Sweet Micky est sans bornes. Beaucoup d'Haïtiens, qui n'attendent rien de la classe politique, pourraient être tentés par un homme « neuf », même s'il est sans doute connecté avec les pires malfrats de la politique et de l'économie.
La crise politique est loin d'être réglée, dans un pays où les situations de ce type sont fréquentes et longues. Les politiciens haïtiens, qui ne souffrent pas directement de la situation calamiteuse de l'Etat, ont un art consommé de la pratique du dilatoire (l'absence de compromis ou de décision). Restent beaucoup d'inconnues avant le probable second tour du mois de mars. Et après.
L'élection concerne aussi les députés et une partie des sénateurs. Les irrégularités, nombreuses, seront-elles résolues à temps, par un Conseil électoral aux ordres du parti Unité ? La majorité des assemblées sera probablement défavorable au nouveau président, dans un pays où cohabitation et compromis fonctionnent rarement. Le mandat du président Préval s'achève le 7 février (date historique et quasi-mythique de la chute de M. Duvalier). Ce dernier a bien tenté de faire voter une loi (bien peu constitutionnelle) prolongeant éventuellement de trois mois son mandat. Comment régler l'intermède quand l'impopularité du président et l'exaspération populaire atteignent des sommets ? Qui canalisera la probable protestation ? René Préval rejoindra-t-il dans l'exil la majorité de ses devanciers ? Quelle sera la réaction des autres candidats à la présidence, éliminés, mais qui ne reconnaissent pas la validité d'un premier tour réalisé dans des conditions déplorables ? Que faire de Jean-Claude Duvalier, quasi-libre en Haïti ? Comment éviter le retour de l'ancien président Jean-Bertrand Aristide, dont la popularité grimpe à mesure que le pays s'enfonce ? Même si les Etats-Unis n'en veulent surtout pas et si ses lieutenants sont divisés...
La participation populaire, enfin, donnera-t-elle une vraie légitimité aux élus, dans un pays où les candidats ne concourent pas du tout à armes égales, ce dont les Nations unies se gardent bien de parler ? La tactique politique à court terme prévaut sur la reconstruction - même si la gestion de cette reconstruction (ou les bénéfices que peuvent en tirer les élites mafieuses) est au coeur du débat. La communauté internationale, qui peine à honorer ses engagements, pourrait trouver un moyen imparable de les différer : l'absence d'interlocuteurs politiques fiables et légitimes en Haïti. Avec, comme conséquence probable, la prolongation des conditions de vie infra-humaines d'une bonne moitié de la population.
« Refonder Haïti », on en est loin. L'écrivain Gary Victor dénonçait il y a peu « cet éternel chassé-croisé pour le pouvoir entre rivaux dans la médiocrité, la délinquance, la corruption, conduisant à la banalisation de la démence et à l'exclusion de larges secteurs et d'un peuple qui résiste ». Encore une fois, depuis 25 ans, ceux qui exercent leur tutelle sur Haïti font semblant de croire que la démocratie formelle, restreinte (sauf en 1990, avec l'éphémère victoire d'Aristide) aux professionnels de la politique, était la démocratie. En marginalisant les plus démunis et leurs organisations, et en repoussant à plus tard un investissement massif dans l'éducation citoyenne, et dans l'éducation tout court. En 25 ans, on aurait pu avancer dans ce pays, toujours lanterne rouge mondiale quant au rôle de l'Etat dans l'éducation.
Christophe Wargny