Depuis Le Caire, le journaliste belge Damien Spleeters et le documentariste François Hien nous transmettent en temps réel leurs informations du terrain. Ils essaieront également de nous fournir vidéos et sons, pour augmenter cet article en fonction de l'évolution de la situation
Jeudi 3 février, 20h - Damien
Après une heure de recherches dans les terminaux de l'aéroport du Caire, situé à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, j'ai réussi à m'engouffrer dans l'un des rares taxis qui acceptent d'enfreindre le couvre-feu pour s'aventurer dans la capitale égyptienne. Le chauffeur roule à tombeau ouvert sur l'autoroute déserte. Des checkpoints sont disposés à intervalles réguliers. Aux premiers, de jeunes hommes - parfois même des enfants - contrôlent mon passeport, notent mon nom, demandent la licence du chauffeur et fouillent le coffre. Certains se déplacent avec des barres de fer, des bâtons, et même des machettes.
Parfois, ils s'excusent de tout ce protocole, mais à d'autres moments, le taxi doit négocier pour que je ne sois pas embarqué. La disposition des points de contrôle est hétéroclite. Je tombe sur des individus portant un brassard jaune: c'est "l'armée du peuple", elle ne sert pas le président Moubarak. Plus loin, j'ai affaire à des policiers en civil, reconnaissables à leur façon de parler.
Ne faire confiance à personne
Nous quittons l'autoroute pour rentrer dans le quartier de Dokki, à quinze minutes à pied de la place Tahrir. A mesure que nous avançons, les contrôles se font plus réguliers, et mon chauffeur doit systématiquement présenter sa licence. Tandis qu'on me pose des questions, des jeunes jouent au foot et nous saluent. Je sens de plus en plus la suspicion à l'égard des journalistes. Heureusement pour moi, je me présente comme un étudiant rendant visite à sa cousine.
Le dernier check-point prend plus de temps, et la tension monte d'un cran. Une brigade de police est appelée, et un représentant de l'ordre me rejoint sur la banquette arrière. Il nous accompagne jusqu'à la prochaine étape, un peu plus loin. C'est un contrôle militaire, à côté d'un char. On me réclame de la nourriture avant de me laisser partir. On me prodigue les mêmes conseils qu'à ma descente de l'avion: ne pas s'aventurer seul dehors, ne faire confiance à personne. Je continue à pied, marche un peu, demande mon chemin. On m'interdit l'accès à la rue où je loge et mon contact doit venir négocier pour moi. J'arrive enfin dans l'appartement, en sécurité. A l'intérieur, deux filles et deux garçons. Le regard est fatigué, la voix aussi.
On parle un peu, et ils me montrent des photos prises deux jours avant le basculement sanglant. J'arrive à dormir un peu, avant d'être réveillé par l'appel de la prière du matin. Je décide alors de téléphoner à Hicham, un autre contact. Selon lui, la journée qui s'annonce sera violente. C'est le "vendredi du départ", et il craint que les étrangers ne soient pris pour cible. Il me rappellera plus tard, les SMS ne passant pas sur le réseau national.
Pourtant, les jeunes qui vivent ici me l'ont confirmé: ils ont bien reçu un texto de Vodafone appelant au rassemblement en faveur de Moubarak. Ce n'est visiblement pas la première fois. Quelques jours auparavant, ils aurait reçu un autre message, leur demandant d'organiser des barrages dans leur quartier.
Vendredi 3 février - François
Dixième jour d'une révolution égyptienne qu'on a cru souvent victorieuse, contre un régime qui n'en finit pas de ne pas encore tomber et qui abat l'une après l'autre ses cartes répressives. Au Caire, le mouvement de protestation a principalement investi la place Tahrir, alternativement ou simultanément lieu festif, tribune poltique et champ de bataille, divisée depuis deux jours en secteurs fonctionnels spontanément découpés pour permettre aux manifestants une efficacité maximale. La place, d'un côté, se prolonge en une artère plus étroite aboutissant à une deuxième place, que surmonte une bretelle de voie rapide. C'est là que la bataille s'est concentrée la nuit de la contre-révolution, entre le 2 et le 3. Elle opposait les manifestants aux forces de police en civil et aux "baltagueya".
C'est dans l'après-midi du 2 que la place, très pacifique, a été envahie par de soi-disant "pro-Moubarak", certains montant des chevaux et des chameaux. Les manifestants mettent immédiatement à l'écart les femmes et les enfants et sautent sur les chevaux et les dromadaires pour s'en emparer. Peu à peu, les entrées de la place sont sécurisées par des lignes de manifestants se tenant le bras tandis que les agitateurs arrêtés sont livrés à l'armée. Armée dont on ne comprend pas le rôle étrange : elle apparait parfois aux côtés de la police, allégeant ses dispositifs de contrôle et n'intervenant pas pour empêcher le massacre ; à d'autres moments, elle semble remplir son office et arrête les inflitrés, tout policiers qu'ils soient.
Un front principal se dessine peu à peu, au bout de la place, près du musée des antiquités égyptiennes. La nuit tombe. Elle va être longue. Sur le front, les manifestants se positionnent en lignes et organisent un système de relai. Les blessés partent à l'arrière et sont immédiatement remplacés par d'autres, qui attendent juste derrière. A quelques dizaines de mètres du front, une véritable industrie s'est mise en place pour fournir des projectiles aux combattants : des hommes cassent des gros blocs de trottoir qu'ils brisent ensuite en plusieurs petits morceaux en les frappant contre les barrières métalliques qui bordent la rue. Les sons des coups envahissent cette partie de la place.
De l'argent pour les pro-Moubarak
Parfois, leurs rythmes se confondent et semblent la marche au pas d'une grande armée de métal. A d'autres moments, les rythmes se distendent et évoquent une composition de musique industrielle. Sur le front, un premier manifestant a l'idée de placer à la verticale une barrière de tôle ondulée, bientôt imité par d'autres. Deux lignes de barricade sont crées en une demi-heure. A présent, les manifestants courent à l'avant lancer leurs projectiles puis repartent se réfugier derrière elles.
Les escaliers de la station de métro servent de prison provisoire pour les "pro-Moubarak" arrêtés. On trouve dans leurs poches des cartes de la police ou du PND, le parti du régime. Un immeuble, dominant le champ de bataille, a été investi par des baltagueya qui jette depuis ses fenêtres des cocktails molotov et des pierres sur les manifestants. La prise de cet immeuble devient un enjeu majeur de la bataille. Les manifestants, parvenant à s'en emparer, découvrent des habitants terrorrisés. Un appartement sert de prison. Des baltagueya témoignent : on les a forcés à participer, ils ont reçu de l'argent, s'ils refusaient ils étaient battus et leurs biens étaient confisqués. Ces gens sont les plus miséreux des Egyptiens. Ils parlent des méthodes de la police avec un ton qui ne laisse pas de doute quant à leur opinion sur le régime.
A l'arrière, au coeur de la place, une clinique s'est organisée. Une rumeur circule à propos des hôpitaux : les ambulances ont été investies par la police qui s'en sert pour arrêter les manifestants. J'ai vu passer ce soir-là, dans une rue venant de la place, une curieuse ambulance conduite par des officiers et à l'arrière de laquelle des hommes assis semblaient plutôt arrêtés que blessés. Le lendemain, l'information nous a été confirmée : les blessés hospitalisés sont livrés à la police dont on connait les terribles méthodes de détention. Sur la place, décidés à ne faire confiance à personne, des docteurs soignent eux-mêmes les blessés. Ils pansent des plaies, recousent des arcades, bandent les crânes. Les blessés, allongés sur les espaces herbeux de la place, sont soignés par des femmes qui leur apportent de l'eau et de la nourriture. La grande mosquée de la rue Bolivar, à l'angle opposé du champ de bataille, est également transformée en clinique.
La place est bouclée dans les deux sens et ceux qui voudraient la quitter ne le peuvent pas. La panique monte. Certaines personnes, présentes sur la place depuis des jours, ne réagissent même plus aux coups de feu tant ils sont épuisés. La place en son centre est une grande vibration de peur qu'entourent à ses entrées des bataillons d'héroïsme.
Coordination sans leader
La voie rapide au-dessus de la rue est prise, puis perdue, puis reprise par les manifestants. Des hommes dont on soupçonne l'appartenance à la police secrète montent sur les toits et tirent à balles réelles sur les manifestants. Tant que la voie rapide n'est pas gagnée par les manifestants, des troupes de baltagueya peuvent encore grossir. Sa prise est donc primordiale. Il ne s'agit pas tant de gagner du terrain que de tenir toute la nuit en évitant un massacre. A quatre heures et demie, le pont est repris, les tirs de sniper cessent. Simultanément, le musée des antiquités est investi par les "pro-Moubarak". Son toit leur sert également de base pour jeter sur les manifestants des cocktails molotov. Le feu prend dans une aile du musée, vite maitrisé, et dont le gouvernement accuse les manifestants. Le lendemain, l'actuel directeur des antiquités égyptiennes, membre du régime, affirmera aux médias qu'il n'en est rien, que le feu a été allumé par la police. Toute la journée d'hier, les manifestants formaient une chaine autour du musée pour le protéger, viscéralement attachés à leur trésor national et soucieux de n'être pas accusés de vandalisme.
Il est rare de pouvoir admirer sans retenue des héros que rien n'entache. Ces hommes et ces femmes, qui se coordonnent sans leader et sans mot d'ordre, réussissent à créer une armée spontanée, avec son front et son arrière-pays, et à tenir tête aux puissantes forces armées de l'état policier. Au petit jour, les voix des muezzin n'ont pas couvert les derniers coups de feu. Mais les manifestants peuvent se dire victorieux. Ils n'ont pas lâché : la place Tahrir reste leur prise.
Pendant la matinée, la place est entièrement nettoyée. Les manifestants, depuis le début, ont a coeur de donner une bonne image d'eux-mêmes. Tous les jours j'y ai vu des volontaires ramasser les ordures ou écouler l'eau d'une canalisation brisée par les batailles. La place n'a jamais été aussi propre qu'en ces jours de révolution. Peut-être est-ce ça, d'ailleurs, la révolution : se mettre à prendre soin de l'environnement collectif parce qu'on se l'est réapproprié. Les débris de trottoir sont ratissés et posés en tas devant les barricades, prêts à servir au cas où. Et les protestataires qui ont réussi à tenir toute la nuit sont rejoints peu à peu par des milliers d'autres manifestants qui, sur les lieux mêmes où les héros mourraient la veille, refont de la place un lieu festif et joyeux. Nous sommes ahuris : rien n'arrête la détermination de ces citoyens, et rien n'entame leur bonne humeur et leur pacifisme.
Si Tahrir est aux mains des manifestants - et peut-être en son coeur l'un des endroits les plus sûrs du Caire - ses environs sont infestés de baltagueya qui poursuivent ceux qui se dirigent vers la place, arrêtent les journalistes et tabassent les activistes. La bataille centrale a fait des petits dans les rues avoisinantes où les rapports de masse ne sont pas les mêmes. La journée d'hier a été égrénée par les annonces d'arrestations ciblées. Dramatique, certes, mais le mouvement ne tient plus seulement sur les épaules de ceux qui l'ont initié.
Rapport étrange à la télévision d'Etat
Tout est maintenant une question de timing où se mêlent à la fois des facteurs politiques et sociologiques. Car de nombreux Egyptiens (la majorité ?), après l'avoir massivement soutenu et en approuvant les causes, ont un rapport ambigu au mouvement. Ils ne peuvent pas s'offrir le luxe d'une ville paralysée, leur survie dépend directement de l'argent qu'ils gagnent au quotidien. Les comités de quartier en ont assez de passer des nuits blanches pour défendre la population. Il y a un désir partagé de retour à la normalité, bien compréhensible. Ce sentiment s'accompagne toujours du rapport étrange qu'ont les citoyens à la télévision d'état. Ils savent qu'elle leur ment mais retiennent tout de même les informations qu'elle délivre. Ces derniers jours, ils disaient : "De toute façon, sur Tahrir, il n'y a que des Frères Musulmans, des étrangers, et des combattants du Hamas." Le mouvement ne doit pas perdre cette population qui ne peut plus endurer longtemps la situation de siège. Le discours d'Omar Suleiman, le vice-président nommé la semaine dernière, leur était directement destiné. Habile moment de télévision : il ne s'agissait pas d'un discours écrit et rigide face caméra mais d'un long entretien de quarante cinq minutes où le vice-président semblait chercher le mot juste et parler le langage de la vérité. Il a reconnu la légitimité des protestations, promis des réformes en profondeur et gentiment demandé aux manifestants de rentrer chez eux. Un discours qui ne peut qu'isoler davantage dans l'opinion ceux qui, très nombreux, restent encore à Tahrir.
La nuit de jeudi à vendredi à été plutôt calme. Ce matin, la place est noire de monde. Les barrages de sécurité ont été redoublés : après la fouille par l'armée, onze fouilles successives par des manifestants permettent de s'assurer qu'aucun infiltré ne pénètre la place. En ce moment même, les muezzin appellent à la prière. Quand elle sera finie, dans deux heures, de nombreux hommes sortiront des mosquées pour rejoindre les manifestants. Des rumeurs disent que Moubarak démissionnera à ce moment-là. On craint une répression sanglante. L'atmosphère est électrique mais nous ne pouvons nous empêcher de croire que ce régime, malgré tout, vit ses derniers instants. Alignés sur la place, les hommes forment une belle mosaïque de prieurs, synchronisés dans leurs mouvements. Rien n'arrêtera la détermination de ce peuple qui, dans la guerre qui l'oppose à son état, est en train de l'emporter. La foule est à présent plus nombreuse que mardi, le jour du 'One million-man march"...
De nombreux détails de cet article ont été obtenus grâce aux renseignements et à l'aide de Hana Al-Bayaty, et aux vidéos réalisées sur le champ de bataille par Mohammed A., reporter improvisé et audacieux qui fait un travail de documentation inouï.
Vendredi 4 février, 16h - Damien
Jusqu'à présent j'étais resté dans un appartement avec 4 personnes dont deux Egyptiens. Aujourd'hui, jour de prière, la tension est vraiment palpable. Une amie d'une des personnes qui loge ici lui a téléphoné pour annoncer qu'elle venait de voir deux jeunes hommes se faire tabasser dans la rue pendant la nuit. Je vois les images sur Al-Jazeera et décide d'avancer vers le checkpoint le plus proche de la place Tahrir. Je tente de négocier pendant une vingtaine de minutes mais les militaires refoulent les ressortissants étrangers.
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Crédits photo: Florence Mohy, Flickr CC: Ahmad Hammoud
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