Pierre PICCININ
Soutenu depuis 1981 par les États-Unis, le gouvernement d'Hosni Moubarak assure la stabilité en Égypte, la paix avec Israël, qu'avait réalisée son prédécesseur, Anouar Al-Sadate, et la pérennité des intérêts occidentaux dans la région. C'est là une des cartes maîtresses du jeu états-unien au Proche-Orient.
Et ce d'autant plus que le risque islamiste est bien réel dans ce pays, où les Frères musulmans, mouvement fondamentaliste dont l'Egypte est le berceau historique, gagnent du terrain depuis quelques années ; Moubarak lui-même a été contraint de leur faire de nombreuses concessions, dont les conséquences sont de plus en plus visibles dans le domaine sociétal, comme, par exemple, le port du foulard, qui se généralise.
N'oublions pas non plus l'importance géostratégique du canal de Suez : la majeure partie des échanges de marchandises, à l'échelle planétaire, s'effectuent toujours par voie maritime et les canaux de Panama et de Suez demeurent des axes commerciaux essentiels. Le canal de Suez, plus particulièrement, est utilisé par les pétroliers qui, du Golfe, gagnent l'Europe et les États-Unis.
L'ensemble de ces facteurs font de l'Égypte un point focal qui ne préoccupe pas seulement Washington, mais également l'Arabie saoudite et les monarchies du Golfe (qui craignent que cette vague de révoltes ne pousse leurs populations à réclamer elles aussi des réformes radicales), Israël (qui, avec la montée en puissance du Hezbollah au Liban depuis la guerre de 2006, s'inquiète de se retrouver plus isolée dans la région) et même l'Union européenne.
Aussi, si certains discours se montrent critiques envers le président Moubarak (timidement critiques, cela dit, tels ceux du président états-unien Barak Obama et de sa secrétaire d'État aux affaires étrangères, Hillary Clinton), le régime égyptien est cependant largement soutenu et appuyé par ces différents gouvernements qui ont tout intérêt à maintenir le statu quo.
Malgré une centaine de morts déjà répertoriés, aucun de ces gouvernements n'a donc clairement appelé le président Moubarak à lâcher le pouvoir, pas davantage que ce n'avait été le cas concernant le président tunisien Ben Ali, dont l'importance était moindre... Ironie de la politique internationale, seul le gouvernement iranien a pris position sans ambiguïté, exigeant d'Hosni Moubarak qu'il cède devant la volonté populaire et respecte les principes démocratiques.
Toutefois, si la pression populaire devait s'intensifier, pourrait-on voir se dérouler en Égypte un « scénario à la tunisienne » ? C'est-à-dire tout changer, pour que tout reste pareil...
En effet, indépendamment de l'euphorie qui s'est emparée de nombreux observateurs, il ne faut pas se méprendre sur la « révolution » tunisienne, qui, dans les faits, est en train de s'achever par une subtile manipulation : si le président Ben Ali a accepté de se retirer, sous la pression de son propre gouvernement, de l'armée et de Washington, l'establishment benaliste est quant à lui bel et bien resté aux commandes du pays.
Le départ de Ben Ali, sans mettre fin à l'ancien régime, a servi de fusible : la majorité des manifestants, croyant avoir renversé le régime, ont quitté le pavé, tandis que le nouveau président, Fouad Mebazaa, le premier ministre, Mohamed Ghannouchi, et leur gouvernement reprenaient les rênes du pays, appuyés par le général Amar et l'armée qui, tout en faisant mine de fraterniser avec les manifestants, les a efficacement encadrés, rétablissant partout l'ordre et la sécurité.
Certes, la classe moyenne éduquée, très développée en Tunisie (nettement moins en Égypte), n'a pas été dupée par ce tour de passe-passe et, à elle seule, a su maintenir une pression suffisante pour contraindre le premier-ministre à un remaniement du gouvernement : c'est chose faite et, cette fois, la plupart des Tunisiens semblent avoir avalé la couleuvre ; et le quotidien a repris son cours. C'est que, parmi les douze nouveaux ministres (neuf ministres ont cependant été reconduits...), aucun n'est connu de l'homme de la rue et tous semblent « propres », étrangers à la dictature.
Mais, si l'on investigue un tant soit peu, presque tous peuvent être identifiés : anciens diplomates ou fonctionnaires de l'appareil bénaliste, troisièmes ou quatrièmes couteaux de l'ancien régime, ce sont eux qui ont maintenant la charge d'assurer la « transition »... Le même scénario, décevant, pourrait donc bien se répéter ailleurs.
En Égypte comme en Tunisie, en effet, aucune opposition crédible et organisée ne peut concrètement fédérer la population et transformer la révolte en révolution, en s'emparant des centres vitaux, en arrêtant les membres de l'appareil dictatorial et en imposant un gouvernement provisoire, et pas même Mohamed El Baradei, figure emblématique en Occident, mais quasiment inconnu des masses populaires égyptiennes.
Cela dit, en Égypte, on n'en est pas encore là : c'est le président Moubarak lui-même qui conserve le contrôle du pouvoir et rien n'indique qu'il soit acculé à devoir le lâcher ; il semble ainsi qu'il soit à l'origine des pillages, qui ont refroidi une partie des manifestants, lesquels sont rentrés chez eux pour protéger les leurs, et qu'il amplifie le chaos, notamment en organisant la pénurie d'eau et de pain, situation qui a déjà dressé une partie de la population contre les « fauteurs de troubles ». De plus, l'armée, jusqu'à présent, lui reste fidèle.
Il semble donc peu probable, dans ces conditions, que les manifestants parviennent à déboulonner le raïs égyptien, et en tout cas pas tant que la troupe lui obéira.
Pierre PICCININ
Professeur d'histoire et de sciences politiques