La vieille dame au foulard rouge était debout, à quelques pouces devant un char Abrams M1 made in USA appartenant à la Troisième armée égyptienne, à droite sur le bord de la place Tahrir.
Robert Fisk - The Independent
Avec la poursuite des protestations populaires, jours de Moubarak pourraient bien être comptés... - Photo : EPA
Les soldats étaient des parachutistes, dont certains en bérets rouges, d'autres avec des casques, les canons des fusils tournés vers la place, des mitrailleuses lourdes montées sur des tourelles. « Si ils tirent sur le peuple égyptien, M. Moubarak est fini », dit-elle. « Et s'ils ne tirent pas sur le peuple égyptien, M. Moubarak est fini aussi. » C'est cette sagesse que les Egyptiens possèdent aujourd'hui.
Peu de temps avant le crépuscule, quatre F-16 Falcon - encore une fois, bien sûr, fabriqués par le pays du président Barack Obama - sont venus hurler sur la place, les échos rebondissant sur les bâtiments en gris triste et les blocs géants d'immeubles de type nassérien, tandis que les yeux de dizaines de milliers de personnes sur la même place regardaient vers le haut. « Ils sont de notre côté », crie la foule. D'une certaine manière, je ne le pense pas. Et ces chars, nouvellement arrivés sur la place - 14 en tout et qui sont arrivés sans slogans peints sur eux, leurs soldats à l'air farouche et plein d'appréhensions - ne sont pas venus, comme les manifestants le croient avec candeur, pour les protéger.
Mais quand j'ai parlé à un officier sur l'un des tanks, il répondit avec un large sourire. « Nous ne tirerons jamais sur notre peuple - même si on nous ordonne de le faire », a-t-il crié au dessus du bruit de son moteur. Encore une fois, je n'en suis pas si sûr. Le président Hosni Moubarak - ou devrions-nous dire maintenant « président » entre guillemets - s'est rendu au quartier général militaire après avoir désigné sa nouvelle junte faite d'anciens militaires et agents du renseignement. La rumeur a fait le tour de la place : le vieux loup tenterait de lutter jusqu'au bout. D'autres ont dit que cela n'avait pas d'importance. « Peut-il tuer 80 millions d'Egyptiens ? »
Le sentiment anti-américain s'est encore exacerbé après que M. Obama ait persisté dans son soutien même tiède pour le régime de Moubarak. « Non, Obama, pas Moubarak », lit-on sur les affiches. Et le visage de M. Moubarak est apparu avec une étoile de David superposée sur son visage. Beaucoup dans la foule montrent des douilles de balles de fusil tirées la semaine dernière et portant la marque « Made in the USA » imprimée sur le fond. Et j'ai remarqué que le blindage du char de tête portait des marques commençant par « MFR » - à ce moment un soldat avec un fusil et une baïonnette au canon a reçu l'ordre de m'arrêter et j'ai alors couru dans la foule et il a renoncé - mais est-ce que « MFR » renverrait à US Mobile Force Reserve, qui garde ses chars en Egypte ? Était-ce une colonne de chars prêtés par les Américains ? Vous n'avez pas besoin de réfléchir beaucoup pour imaginer ce que les Égyptiens vont en faire.
Pourtant, il y avait des scènes extraordinaires tôt dans la journée entre les manifestants et les équipages des chars d'une autre unité (cette fois, les chars étaient des engins plus âgés, des M-60 Patton hérités du Vietnam)qui semblait être sur le point de protéger une unité des canons à eau envoyée pour vider les rues. Des centaines de jeunes hommes ont entourés un des tanks, et quand un lieutenant portant des lunettes de soleil a commencé à tirer en l'air, il a été poussé contre son véhicule blindé et a dû grimper sur le dessus pour fuir les manifestants. Pourtant, la foule est rapidement devenue bon enfant, posant pour des photos sur le tank et donnant des fruits et de l'eau aux soldats.
Quand une longue lignée de troupes s'est rassemblée sur la chaussée, un très vieil homme bossu a demandé et obtenu la permission de les approcher. Je l'ai suivi alors qu'il serrait dans ses bras le lieutenant et l'embrassait sur les deux joues en lui disant : «... Tu es notre fils. Nous sommes ton peuple ». Et puis il marchait le long des rangs des troupes et serrait et embrassait chacun d'eux en disant à chacun qu'il était son fils. Il faudrait un cur de pierre pour ne pas être ému par ces scènes, et la journée hier en était remplie.
À un moment donné, un groupe de manifestants a amené un homme qu'ils disaient être un voleur - dont Le Caire semble plein pour le moment - et il a été ligoté et remis aux soldats. « Vous êtes là pour nous protéger », ont-ils scandé. Lorsqu'un des soldats a frappé l'homme au visage, son officier l'a giflé. Et le soldat s'est assis en secouant la tête avec désespoir. Toute la journée, un hélicoptère égyptien MI25 - cette fois une relique des armements soviétiques - a survolé la foule, six roquettes dans les tubes, mais il n'a rien fait. Plus tard, un hélicoptère Gazelle de marque française et appartenant à l'armée de l'air égyptienne a volé très bas au-dessus de la foule, et les gens l'ont salué de la main depuis la place et le pilote pouvait être vu rendant le salut.
Et tout ce temps les Égyptiens se tournaient vers les étrangers - comme un Anglais aux cheveux gris qui ne faisait pas très égyptien - et voulaient à tout prix expliquer que des gens qui avaient perdu leurs craintes ne pourraient jamais être dominés à nouveau par la peur.
« Nous n'aurons plus jamais peur »,m'a crié une jeune femme alors que les avions passaient à nouveau. Et un ancien flic se proposant maintenant pour être un homme de liaison entre les manifestants et l'armée, a déclaré que « l'armée sera avec nous parce qu'ils savent que Moubarak doit s'en aller ». Encore une fois, je n'en suis pas si sûr.
Et le pillage et les incendies se poursuivent. L'ancien policier - qui devrait être au courant - m'a dit que beaucoup de pillards sont membres d'un groupe qui a appartenu au Parti national démocratique de M. Moubarak, et dont le précédent rôle était de brutaliser les Egyptiens pour qu'ils aillent aux bureaux de vote et votent pour leur chef bien-aimé. Alors pourquoi, nous demandons-nous tous maintenant, ces hommes tentent-ils de piller et de brûler, de commettre des crimes qui sont imputés à tous ceux qui exigent que M. Moubarak quitte le pays ? Ces exigences, d'ailleurs, incluent désormais l'expulsion d'Omar Suleiman, son ancien espion en chef, qui est maintenant vice-président.
À travers l'Egypte et dans presque toutes les rues du Caire, il y a maintenant des justiciers - pas des hommes Moubarak, mais de simples civils qui sont lassés des bandes semi-officielles qui volent leur propre peuple pendant la nuit. Pour revenir à mon hôtel la nuit dernière, j'ai dû passer à travers huit points de contrôle tenus par des hommes, jeunes et vieux - l'un d'entre eux était voûté, avec une canne dans une main et un vieux fusil anglais 0.303 Lee Enfield dans l'autre - qui s'en prennent maintenant aux voleurs et les remettent à l'armée. Mais ce n'est pas une armée de papis. Dans les premières heures de la matinée, un groupe d'hommes armés s'est présenté à l'hôpital des enfants malades du cancer, près de l'ancien aqueduc romain. Ils voulaient prendre le matériel médical, mais en quelques minutes les habitants du quartier se sont précipités sur place et ont menacé les hommes avec des couteaux. Ils se sont alors tous retirés en même temps. Le docteur Khaled el-Noury, le directeur des services de l'hôpital, m'a dit que les hommes armés qui se sont présentés étaient désorganisés et avaient apparemment peur d'être pris à partie.
Il avait raison. Le préposé à l'accueil à l'hôpital pour enfants m'a montré le couteau de cuisine qu'il gardait sur son bureau pour se protéger. Une preuve supplémentaire de cette puissance de frappe est apparue de l'autre côté de la porte avec des hommes portant des clubs, des bâtons et des tisonniers. Un garçon - peut-être âgé de huit ans - est apparu brandissant un couteau à viande de 18 pouces, légèrement plus grand que la moitié de sa taille. D'autres hommes armés d'un couteau d'une longueur égale sont venus serrer la main du journaliste étranger.
Ils ne représentent pas une troisième force. Et ils croient dans l'armée. Est-ce que les soldats entreront dans la place ? Et qu'importe si M. Moubarak va de toute façon s'enfuir ?
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