Les médias, en Tunisie comme en France, tentent de focaliser l'attention sur Ben Ali, sa famille et celle de sa femme, Leila Trabelsi. 33 membres de ces familles ont été arrêtés, soupçonnés de « crimes contre la Tunisie ». La Télévision tunisienne filme longuement les armes saisies dans des résidences des familles Ben Ali et Trabelsi.
Jean Jacques Chavigné
Il est bien sûr tout à fait nécessaire de dénoncer et de sanctionner ces aspects népotiques du régime de Ben Ali. Il est difficile, cependant, de ne pas éprouver la fâcheuse impression d’une mise en scène ayant un seul véritable objectif : éviter que l’on s’interroge sur cette énormité qu’est le maintien au pouvoir du système Ben Ali, sans Ben Ali.
La question du « gouvernement d’intérim »
Selon le « président par intérim » Foued Mebazza, le « gouvernement d’intérim » veut créer « une rupture totale avec le passé ». Comment une telle rupture pourrait-elle être le fait de ce « président par intérim » ancien président du parlement illégitime de Ben Ali, nommé par un Conseil constitutionnel qui, jusqu’à la fuite de Ben Ali, était totalement à la botte de ce dernier ? Quelle est la légitimité du « premier Ministre par intérim », Mohamed Ghannouchi, nommé par un tel président de la République ?
Comment instaurer une « nouvelle république tunisienne », en chargeant d’assurer la transition 14 anciens ministres ou secrétaires d’Etat de Ben Ali ayant à leur tête un Premier ministre « par intérim » qui a été le Premier ministre de Ben Ali depuis 1999 ? Imagine-t-on qu’à la libération, en France, le Conseil National de la Résistance ait été composé en majorité de ministres de Pétain après la fuite de ce dernier ? C’est pourtant bien, dans un contexte différent, ce qui arrive en Tunisie.
Le soi-disant « gouvernement d’union nationale » n’est, en fait, qu’un « gouvernement de continuité » où les principaux ministères restent aux mains des anciens ministres de Ben Ali. Ils gardent les ministères essentiels : Intérieur, Défense, Affaires étrangères, Finances. Quelques places ont été faites à la société civile : au blogueur Slim Amamou et à la cinéaste Moufida Tlati, notamment. Trois postes avaient été offerts à trois ministres issus de l’ « opposition autorisée » sous Ben Ali. Trois autres postes étaient réservés à l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT).
Quand aux formations illégales sous Ben Ali, il n’a même pas été question de leur proposer de participer à ce « gouvernement d’union nationale ». Aucune de ces formations, notamment le Parti Communiste Tunisien (PCOT) ou les « islamistes » d’Ennahdha n’ont été sollicités pour participer au gouvernement
Ce « nouveau » gouvernement a soulevé l’indignation du peuple tunisien. Malgré les trois jours de deuils décrétés opportunément par ceux-là même qui gouvernaient le pays et les forces de répression au moment de l’assassinat de plus de cent tunisiens, des milliers de manifestants ont défilé à Tunis et dans de nombreuses villes du pays, exigeant la démission du gouvernement. A Tunis, le siège du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) était protégé de la colère populaire par l’Armée et ses blindés.
Depuis, en trois jours, cinq ministres ont déjà démissionné.
D’abord, les trois ministres de l’UGTT, après que les fédérations et les régions de ce syndicat aient imposé cette décision.
Ensuite, le ministre de la Santé, Mustapha Ben Jaafar, président du Forum démocratique pour le travail et la liberté (FDTL).
Et finalement, un dernier ministre démissionnait, un ministre du RCD : Zouheir M’dhaffer. Il faut dire qu’il avait réécrit la constitution de 2002 (toujours en place) pour permettre à Ben Ali de se maintenir au pouvoir. Il était un peu trop voyant. Ses comparses du RCD l’ont obligé à démissionner.
Voyant que leur manœuvre ne fonctionnait pas, les anciens ministres de Ben Ali ont continué à lâcher du lest pour garder l’essentiel du pouvoir. Les ministres du RCD ont démissionné de ce parti. Et le RCD lui-même a dissous son bureau politique. Bientôt, il changera de nom…
Mais les suppôts de la dictature comptent bien rester au pouvoir. Le Premier ministre « par intérim », Mohamed Ghannouchi a, ainsi, osé déclarer sur Europe 1 : « Les ministres de Ben Ali maintenus à leur poste ont les mains propres (…) Tous ceux qui ont été à l’origine de ces massacres, de ce carnage, rendront compte à la justice ». Comme si un ministre n’était pas responsable de toute la politique menée par le gouvernement auquel il participe. S’il n’était pas d’accord, s’il n’admettait pas la dictature, les assassinats, la torture, les emprisonnements arbitraires, qu’il ne pouvait ignorer, il n’avait qu’à démissionner.
Le gouvernement actuel cherche à faire payer les lampistes et à exonérer les responsables de l’État au plus haut niveau. De ce point de vue, le projet d’ « amnistie générale » peut inquiéter. Ne s’agit-il pas, au-delà de l’amnistie des opposants de Ben Ali, d’assurer l’impunité pour tous les actes commis par le gouvernement et les dirigeants des forces de répression sous la dictature ?
La question des élections et de la constituante
La volonté du gouvernement qui se prétend d’ « union nationale » est d’organiser des élections législatives puis présidentielles « respectant la Constitution ». Mais de telles élections ne pourraient être démocratiques.
Il faut, d’abord, le temps pour que les partis politiques dont les membres sortent de prison ou reviennent d’exil puissent s’organiser. Du temps, également, pour que de nouveaux partis puissent se créer. Les deux mois prévus par la Constitution de Ben Ali, toujours en vigueur, ne permettraient donc pas de mettre en œuvre une véritable consultation électorale.
Il faut ensuite changer la Constitution actuelle qui a été mise en place et modifiée par la dictature pour assurer la pérennité de son pouvoir. C’est cette Constitution et le Code électoral qui en était le prolongement qui permettaient à Ben Ali d’obtenir des scores de 99 %.
Les Tunisiens ont, enfin, parfaitement le droit de préférer un régime parlementaire à un régime présidentiel. Ils ont, aussi, parfaitement le droit de refuser que des pouvoirs sans contrôle soient accordés au gouvernement, la soumission des tribunaux au pouvoir exécutif… Ils ont, enfin, entièrement le droit de vouloir inscrire dans la Constitution le respect de droits sociaux tels que le droit au travail, à la retraite, à un salaire minimum, à des services publics…
La première condition à toute élection démocratique est donc l’élection d’une Assemblée constituante qui élabore, dans la transparence, une nouvelle Constitution. La deuxième condition est la rédaction, d’un nouveau code électoral.
La question sociale
Le refus de voir se perpétuer la dictature de Ben Ali au moyen d’une modification de la Constitution qui aurait fait de sa femme, Leila Trabelsi, la vice-présidente appelée à le remplacer en cas de vacance du pouvoir a été l’un des facteurs qui déclencha la révolution tunisienne. L’autre facteur essentiel au déclenchement de la révolution fut le refus du chômage (beaucoup plus de 50 % pour les jeunes, même diplômés) et celui de la hausse des prix des produits de base alors que les salaires stagnaient.
La question sociale est donc indissociable de la question politique. D’autant plus indissociable que la fin de la dictature de Ben Ali mêle inextricablement les deux problèmes. En effet, dans la plupart des entreprises, des cellules du RCD organisaient le contrôle des salariés. Le peuple tunisien exige aujourd’hui la disparition de ces « cellules professionnelles ». Les Assemblées générales se multiplient dans les entreprises et les salariés chassent les patrons coupables de s’être compromis avec le régime Ben Ali. 400 personnes manifestaient ainsi devant la compagnie aérienne Tunisair pour demander des comptes à son PDG.
Que deviendra la propriété des entreprises dont les patrons ont été chassés ? Ces derniers récupèreront-ils leurs entreprises ? Ces entreprises deviendront-elles la propriété d’autres patrons ? Deviendront-elles des entreprises publiques ?
Le clan Trabelsi avait mis la main sur une bonne partie des entreprises privatisées, notamment sur la Banque de Tunisie, dont le gouverneur Thoufi Bacar, vient d’être arrêté. Que deviendront ces entreprises ? Seront-elles livrées à des capitaux privés ou redeviendront-elles publiques ? Ces questions sont des questions clés pour savoir s’il sera possible de réorienter l’économie tunisienne et lui permettre de répondre aux aspirations de la population.
Comment augmenter les salaires, contrôler les prix, faire reculer massivement le chômage sans imposer un partage des richesses qui touche aussi bien les détenteurs de capitaux nationaux que français (1 250 entreprises), européens ou américains, sans changer complètement l’orientation de l’économie tunisienne en lui donnant pour objectif de satisfaire les besoins sociaux de la population plutôt que les profits issus de l’exportation et d’un système de tourisme qui s’avère prédateur pour l’économie tunisienne ? http://democratie-socialisme.org/spip.php?article2325 - nb1
Comment en finir avec le fardeau d’une dette publique odieuse, contractée par le dictateur non pas pour développer l’économie tunisienne mais pour fournir des prébendes à son clan ? Il faudrait pouvoir saisir les avoirs de Ben Ali et de sa famille mais cela risque d’être difficile, de se heurter au bon vouloir des banques, de l’Union européenne ou de l’Arabie saoudite. Cela serait, de toute façon, insuffisant. Le problème de l’annulation ou de la restructuration de la dette se posera donc car cette dette est un obstacle au développement économique de la Tunisie.
Dans le soutien à l’insertion de la Tunisie dans la mondialisation libérale, le FMI et les agences de notation ont un joué un rôle complémentaire, s’opposant dans les deux cas aux intérêts de la population tunisienne et apportant leur soutien à la dictature.
Le FMI qui ne tarissait pas d’éloge sur la Tunisie, ne semblait s’intéresser qu’à son taux de croissance. Ce qui posait un double problème. D’abord, celui de la fiabilité des chiffres (3,8 à 5 % de croissance annuelle) alors qu’aucun organisme indépendant ne pouvait remette en cause les chiffres officiels. Ensuite celui de la répartition de cette croissance. A quoi bon, en effet, une augmentation de la croissance de 5 % tous les ans quand 95 % de la population n’en profite pas et qu’elle subit une dictature implacable ? Au final, le seul aspect qui intéressait vraiment le FMI c’était que la Tunisie reste une économie « ouverte ». Ouverte aux appétits des multinationales du Nord et que grâce à ses exportations et au tourisme, elle puisse rembourser sa dette publique.
Les agences de notation ont pris le relais. Dès la chute de la dictature, l’agence Fitch Rating a baissé la note de la Tunisie, rendant ainsi plus cher le remboursement de sa dette. Un tel jugement est sans appel : pour les spéculateurs, mieux vaut une bonne dictature. Si le peuple se révolte, il faut qu’il le paye : il n’avait qu’à garder Ben Ali ou lui demander de revenir !
La révolution tunisienne vient de commencer. Elle se heurte déjà à de nombreux obstacles.
La gauche européenne devrait donc être aux côtés du peuple tunisien pour lui permettre d’instaurer la démocratie politique, de faire reculer le chômage et de recentrer leur économie sur les besoins sociaux fondamentaux de la population. Elle n’en prend malheureusement pas le chemin puisqu’au Parlement européen, le Parti Socialiste Européen s’est, contre l’avis des socialistes français, aligné sur le PPE (la droite). Le PSE a, en effet, refusé de voter la résolution, pourtant élémentaire, de soutien au peuple tunisien, proposée par les Verts et la Gauche Unie.
Notes
Lire l’article de Pierre Puchot, Médiapart, 22 octobre 2009 « En Tunisie, le tourisme devient une mécanique infernale qui brise le pays ».
Le 22/01/2011 Jean Jacques Chavigné
Source : Gérard Filoche