16/01/2011 11 articles fr.readwriteweb.com  12min #47856

 « cet article a été censuré en Tunisie. Partagez-le »

Ceci n'est ni une Wikileaks-révolution ni une Twitter-révolution #sidibouzid

Avant de se ruer sur les analyses d'un phénomène que beaucoup viennent de découvrir, ou pire de ressortir les vieux papiers sur la révolution verte iranienne - et d'en tenter une réecriture rapide - pour être les premiers sur Google News, il conviendrait d'entendre ceux qui sont au front et qui m'ont poussé à écrire ce billet. Il serait, au regard de la disproportion entre l'ampleur de l'évènement et la taille de sa couverture par la presse, de bon ton de laisser les héros de cette révolution laisser lui apposer des qualificatifs marketing tels que Jasmin, qui semble en énerver plus d'un.

Ils sont artistes, blogueurs, rappeurs, et même si leur agenda est quelque peu bousculé ces temps-ci et qu'ils sont difficiles à joindre, ils sont parfaitement rompus à l'art de l'expression publique. Leur demander leur avis (ou à défaut les lire), évitera bien des malentendus, et surtout contribuera à limiter les dégâts considérables qu'a subie l'image de la France en Tunisie ces dernières semaines.

Les Tunisiens, très connectés et désormais libérés, ne manqueront pas pour témoigner (on va en publier ici, vous vous en doutez). De mon coté, après quelques Tweets et quelques mails échangés, il m'a paru important de donner une impression globale, notamment sur le rôle de Twitter et Wikileaks, dont le choix pour illustrer journalistiquement la Revolution 2.0 exaspère ceux qui, sur place, comptent les morts.

Twitter n'est apparu que très récemment dans la Révolution Tunisienne. Il n'y a eu qu'un rôle tardif et secondaire. Il montre une vraie capacité à lancer des alertes, qu'elles soient issues d'un individu isolé appelant à l'aide ou destiné à prévenir d'un évènement, au milieu du chaos qui a suivit le départ de Ben Ali (et qui semble être repris en main par l'armée, je vous incite à rester des plus vigilants là dessus).

Comme durant la révolution verte, il sert à diffuser l'info, a approuver les Tweet des uns et des autres par un retweet. Assez classique, finalement, en dehors des alertes qui pourraient jouer un rôle intéressant et utile dans le chaos post-exil de Ben Ali.

Nous auront droit sans nul doute aux habituelles ritournelles sur la fiabilité des sources, et la façon de faire avec des sources non vérifiées en abordant le problème de façon plus statistique (il y a une mine d'or, au passage, en matière de realtime datajournalism, à bon entendeur.../-).

On a aussi assisté à de réelles difficultés de compréhension des usages de la part de journalistes, qui peinent à saisir qu'ils sont face à des activistes en pleine infowar et pas face à des confrères ou des apprentis journalistes. L'épisode de l'avion de Ben Ali en fuite fut un sommet d'incompréhension savoureux.

Facebook, lui, a eu un rôle bien plus profond. Seul service social non censuré en Tunisie (enfin, partiellement censuré), il a agit comme une distribution gratuite de liberté d'expression, à la sortie des écoles et chez pas mal d'adultes, et force est de reconnaitre que les Tunisiens sont devenus accros à leur petit fix de liberté virtuelle, au point de se prendre à rêver de liberté tout court.

Wikileaks, quant à lui, n'a pas eu le moindre rôle sur le territoire Tunisien, pour autant que j'ai pu en juger. A l'extérieur, par contre, c'est une autre histoire. Autan certains cables concernant la Tunisie  étaient sinistres, autant l'un d'entre eux, traitant de  la corruption poussée au paroxysme du système Tunisien, peut se lire en quelques minutes, et ressemble à un scénario de film comique, parodiant Le Parrain, avec Leslie Nielsen dans le rôle de Ben Ali.

La réalité n'a(vait) bien sûr, rien de drôle, mais l'épisode du yatch volé, à lui seul, est un classique de l'histoire de fin de repas chez les Tunisiens de la diaspora (et sans doute au pays), et si vous savez raconter une histoire, vous pouvez faire rire vos amis, tout en oeuvrant pour la cause Tunisienne.  Ce câble, en particulier, a beaucoup servi pour faire découvrir la situation Tunisienne à beaucoup de ceux qui n'en avait jamais entendu parler, partout dans le monde.

Mais avant tout, la révolution Tunisienne est due à une situation générationelle désespérée, et a été déclenchée par le geste tragique d'un jeune enfermé dans une situation d'une banalité affligeante en Tunisie. Vendeur ambulant, à vie, avec l'équivalent d'un bac+5, c'est un sort courant là bas, lié à un système éducatif qui a hissé vers le haut toute une génération, sans pour autant lui offrir de débouchés à la hauteur de leurs espérances et de leur capacités. Eduqués, informés, jeunes et enfermés dans un système absurde ne leur offrant pas la moindre perspective, la situation était explosive, avec ou sans internet.

Infowar

Le rôle joué par les technologies sociales (et les technologies tout court) est radicalement différent selon que l'on parle de ce qu'il s'est passé en Tunisie ou à l'extérieur, en soutien à celle-ci.

Al Jazeera a commencé là dessus  un travail de synthèse interessant qui permet de remettre les choses en perspective.

 Nawaat.org est sans doute l'acteur qui a le plus et le mieux déployé les usages possibles de technologies sociales durant la révolution Tunisienne. Il se retrouve, du coup, au centre d'une infosphère Tunisienne en pleine recomposition. Le site se charge, en dehors de son rôle de portail d'informations politiques sur la Tunisie qu'il tient depuis longtemps, d'inventorier de façon exhaustive les témoignages, notamment vidéo. Il effectue également, entre autre choses, un travail de curatoring militant sur une quantité faramineuse de vidéos, exfiltrées de Tunisie via différentes filières, mise en place par des hackers, avant et durant la révolution, à l'époque du filtrage frénétique de Ben Ali.

Les contenus rassemblés par Nawaat sont ensuite  publiés via Prosperous. Le [compte Twitter] de Nawaat, lui, servant de fil de news, de caution réputationelle dans ses retweets, et de lanceur ou relais d'alerte. Autant dire qu'ils ne dorment pas beaucoup depuis un mois. Le site impressionne par sa capacité à encaisser aussi bien des arrivée massives de vidéos aussitôt classés et documentés au mieux, que les attaques informatiques de la police de l'internet, qui l'ont réduit au silence plus d'une fois.

C'est d'ailleurs le besoin de déborder du cadre de l'audience de Nawaat, ainsi que l'urgence d'alerter la presse, mardi dernier, sur la brusque montée de violence lors des massacres de Kasserine, liés à des témoignages faisant état d'escadrons de la mort, qui nous a poussé à  rentrer dans le lard de YouTube en hurlant un peu vite à la censure sur un service de modération... qui n'avait tout simplement pas entendu parler de la Tunisie (et qui a laissé passer tout ce qui venait de Tunisie dès qu'il a été mis au courant, tout en nous fournissant un guide destiné à en optimiser le référencement et à faciliter le travail de leur service de modération, que nous avons  retransmit à nos lecteurs).

Une opération parfaitement réussie. Autant la presse française ne se ruait pas sur la Tunisie pour en parler à ses lecteurs, autant quand il s'agit de casser du sucre sur le dos de Google...

Inside eTunisia

A l'intérieur du pays, tout se passe sur Facebook. Il n'y avait jusqu'à vendredi dernier rien d'autre en dehors de quelques courageux blogs, dont la censure soudaine relevait souvent de l'arbitraire idiot, au point de se demander si le but n'était pas tout simplement de semer le chaos et la peur plus que de censurer quoi que ce soit (spéciale dédicace à Massir ;-). Facebook, le géant américain si tancé pour ses atteintes aux libertés, est là bas le seul espace de liberté.

Adolescents, lycéens, étudiants, homme de la rue, universitaires, journalistes, avocats, écrivains : tout le monde est sur Facebook.

Imaginez que vous croisiez, 'en France' et sur Facebook, la plupart des grands professeurs d'universités, des avocats de renom, des poètes célèbres, des icones culturelles de la scène locale... Imaginez la richesse de la vie qui s'y développerait...

Ajoutez à cela l'angoisse, la paranoïa, l'obligation de cacher son identité de peur d'être reconnu et harcelé, le soupçon permanent d'un délateur potentiel, caché parmi un groupe, la coupure de l'accès à votre compte Facebook comme une épée de Damoclès, qui peut vous couper de tout contact culturel et social (autre que la télévision d'Etat, bien sûr), et vous avez une idée de ce à quoi ressemblait Facebook en Tunisie jusqu'ici.

Imaginez qu'après avoir mis au point une astuce de community management consistant à faire vivre la population Facebook Tunisienne dans la crainte d'un  harcèlement islamiste fabriqué de toutes pièces, la police internet se soit mis à mettre au point  un stratagème destiné à vous voler vos identifiants Facebook et Gmail (ici pour  l'alerte US), et qu'une fois celui-ci découvert, il redouble de technicité pour en mettre au point un autre beaucoup plus sophistiqué encore (découvert en début d'année 2011  par TheTechHerald)...

C'est ça, le climat sur Facebook en Tunisie.

Mais avant tout il émergera parce qu'il existe des centaines de milliers de tunisiens parfaitement en mesure de témoigner. Parmi eux, des sociologues, des experts internet de tout poil, quantité de journalistes...

Sur Facebook, bien avant la révolution tunisienne, une vie culturelle prolifique s'est déployée malgré un climat littéralement étouffant (y compris vu de Paris où il ne présentait pas le moindre risque, et où une désactivation de compte se règle en 5 minutes avec un mail à un VP).

Le Facebookeur tunisien est particulièrement bavard, je l'ai appris à mes dépends après avoir publié  ce billet repris sur  TunisiaWatch et qui m'a valu un afflux de demandes d'amis sur mon compte. En tout, un bon quart de mes 'amis' sur Facebook doivent être des ressortissants Tunisiens (je met 'amis' entre guillemets parce qu'avec un score de plus de 1600, ça ne veut plus rien dire).

Malgré cette faible proportion, les Tunisiens sont vite arrivés a représenter l'essentiel de ma timeline. Très, très bavards. Mais il y a pire : ils utilisent couramment trois langues sur Facebook, le Français, l'arabe et le dialecte local. Ajoutez à cela que ce dernier n'est pas compris par Google Translate, qui par ailleurs est nul avec l'arabe... Au final, invitez des Tunisiens, et ils auront tôt fait de vous pourrir votre timeline avec des choses absolument incompréhensibles pour un petit Français installé à Paris. Comme quoi tout ce que dit notre gouvernement n'est pas si idiot : un arabe, ça va, c'est quand il y en a plusieurs ;-)

Tout cela n'est pas une méthode bien scientifique pour déterminer les spécificités du Facebook Tunisien de l'époque Ben Ali, et le lien entre Facebook et la révolution n'est pas évident, mais il est à mon sens profond.

Tout d'abord, à titre personnel, à force d'être en contact avec des interlocuteurs qui vivaient sur place, il m'a permis de réaliser ce que signifiait de vivre dans une dictature comme la Tunisie. La parano, la crainte, les rancoeurs qui s'accumulent, le sentiment permanent d'être surveillé, et pour le coup, des gens qui disparaissent du jour au lendemain, qui voient leur profils désactivés, privés de toute vie sociale en ligne, laissant derrière eux des amis qui s'angoissent et partagent leur angoisse... sur Facebook, ajoutant au climat étouffant de l'ensemble.

Facebook as a platform : le système social de transition de la Tunisie ?

Pour les Tunisiens, Facebook a non seulement été leur seul espace de liberté d'expression dans un cadre public et semi public, mais il a aussi été un espace de rencontre avec d'autres personnes, dont ils partagent les goûts et la langue sans partager la nationalité (l'oeuvre de  Keny Arkana par exemple). Il a aussi probablement été une alternative au rêve de l'exil pour les plus jeunes, qui comme tous ceux de cette génération, se prennent à imaginer un monde où des règles si naturelles sur internet auraient cours dans la 'vraie vie'.

Mis au courant dès  les premiers heurts que nous avons rencontré avec ce qui s'est avéré être des policiers de l'internet de Ben Ali, Facebook a continuellement joué a l'autiste, et les rapports entre ReadWriteWeb, complètement soudé à l'occasion, et Facebook, sur lequel nous avons mis toute la pression possible sans jamais obtenir la moindre explication, ont été particulièrement tendus. Il faut reconnaitre que durant la même période, nous sortions au moins un billet par semaine dénonçant les dérives de Facebook sur la notion de vie privée, et ce en cinq langues.

Mais Facebook a agit. Le nombre de profils désactivés a diminué, la police de l'internet a cessé l'escalade entamée de cette stratégie de terreur (pour passer au  phising de compte).

Il y a moins d'une semaine, lors de la désactivation du compte de l'un de nos auteurs, le jour où Ben Ali se lançait à la télévision dans l'amalgame entre blogueurs (en cavale), terroristes (imaginaires) et casseurs (ses propres troupes), pour la première fois, Facebook a donné un feedback aux alertes et aux listes de comptes désactivés que nous lui faisons régulièrement parvenir depuis presque un an : «nous sommes au courant et une enquête est en cours». Tout indique que l'enquête Tunisienne ait été ouverte depuis des mois et qu'ils aient agit. Tout indique également qu'ils l'ont fait dans l'intérêt du peuple Tunisien afin de le protéger au mieux de la cyberpolice qui y semait la terreur.

Tout cela n'est qu'une toute petite partie de la galaxie de systèmes sociaux de tout poil qui s'est mis en place avant, et surtout pendant la révolution Tunisienne, et n'est probablement pas grand chose par rapport à ce que cette nation inventera en matière de technologie sociale, si elle s'en saisi pour se reconstruire, demain.

Les photos de la manifestation de samedi à Paris en soutien au peuple tunisien sont ©  Respect Mag ( album Flickr )

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