Depuis trois semaines, le Maghreb est en révolution.
Pourtant, les principaux journaux et les télévisions d'Europe ne parlent
que fort peu de ce qui est en train de se passer en Tunisie, mais aussi, à sa
suite, en Algérie, voire au Maroc, plus prompts à critiquer le déroulement
des élections en Iran que la dictature féroce du président Ben Ali ou la
corruption galopante qui prévaut au sein du gouvernement Bouteflika.
Ces événements sont traités par la presse en second titre, comme s'il ne
se passait rien de déterminant, et sont ainsi de facto banalisés, pendant que,
en Tunisie et en Algérie, les exécutions se multiplient sous les balles de la
police.
Et le phénomène est accru encore par le fait que les gouvernements tunisien
et algérien empêchent les images de franchir leurs frontières. En outre,
Youtube rejetterait les images de violences policières postées par des
internautes. Or, sans images, pas de reportage à la télévision...
Alors que ces peuples, nos anciennes colonies, proches de l'Europe, qui
furent parties de l'Empire romain (excusez l'humaniste de formation qui
s'exprime) et devraient être parties de l'Union européenne depuis longtemps
déjà, sont en train de s'affirmer, ne les saluerons-nous pas? Ne les
appuierons-nous pas? 1792 est-il donc si loin?
Tout est parti de Tunisie, une dictature soutenue par l'Europe, une
dictature où syndicalistes et journalistes sont emprisonnés et éliminés
physiquement, sans que nos gouvernements n'y trouvent à redire : un jeune
homme, Mohammed Bouaziz, à vingt-six ans, s'est suicidé par le feu en pleine
rue, le 18 décembre dernier, épuisé par la misère et la tyrannie du
président Ben Ali, le grand ami de l'Occident.
Sans tarder, une manifestation sans précédent a envahi les rues de la petite
ville de Sidi Bousid. Et la colère s'est répandue ; la révolte a fait tache
d'huile et semble se métamorphoser en révolution. Travailleurs pauvres,
ouvriers, puis ingénieurs, médecins, avocats, fonctionnaires et étudiants,
tout un peuple lassé de la dictature et de la misère a emboîté le pas à
cette révolte. De sociales, les revendications sont devenues politiques, au cri
de "Ben Ali, démission!".
La Tunisie, cette dictature à deux heures de vol des charters de touristes
inconscients et du Club Med, vacille enfin.
Mais le régime se défend et les emprisonnements sauvages se multiplient et
frappent les opposants tous azimuts, y compris les artistes, tel le jeune
chanteur Hammadi Ben Amor, qui avait interpelé directement le président Ben
Ali dans une de ses compositions et a été arrêté à Sfax, le 6 janvier.
La police a été envoyée contre la population ; elle a ouvert le feu, à
balles réelles, mais n'a pas pu arrêter le mouvement.
Une cinquantaine de personnes au moins auraient déjà trouvé la mort. Et les
blessés sont innombrables, à tel point que des hôpitaux commencent à manquer
de moyens pour les soigner. Le chef d'état-major, qui a refusé de faire tirer
sur la foule lors d'une manifestation, a été remplacé à la tête de
l'armée par le chef de la sécurité, sur ordre du président Ben Ali, qui
impute officiellement les violences à des groupes terroristes et, selon nos
sources, tenterait de justifier de la sorte l'établissement de la loi
martiale.
Le gouvernement a pris la décision de fermer les écoles et les universités.
Face à la répression, l'Europe se tait, alors qu'on tue devant sa porte :
plus qu'indifférent, son silence, complice, est perçu en Tunisie comme un
soutien à la dictature.
La France, en particulier, très attendue sur le dossier tunisien, s'est
retranchée derrière un devoir de neutralité, par l'intermédiaire de son
ministre des affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie. Cela dit, à
l'Assemblée nationale, on aura pu constater que la dictature tunisienne
dérange moins la droite que la gauche...
Face aux protestations de certains députés de gauche, le gouvernement
Sarkozy a donc expliqué ne pas vouloir s'ériger en "donneur de leçons" à
l'égard du président Ben Ali et du peuple tunisien, préférant, semble-t-il,
les réserver pour la Côte d'Ivoire du président Laurent Gbagbo...
Quant à l'Union européenne, on l'avait davantage entendue, lorsqu'il
s'était agi de stigmatiser la Yougoslavie du président Slobodan Milosevic...
De Tunisie, la contestation a gagné l'Algérie voisine, puis le Maroc :
quand Tunis éternue, pourrait-on dire désormais, c'est le Maghreb qui
s'enrhume.
Depuis plusieurs jours, Alger et plusieurs grandes villes sont en proie à un
soulèvement populaire sans équivalent depuis les émeutes de la faim de 1988 :
les jeunes, surtout, mais aussi la classe moyenne, ruinée par la crise
économique et la hausse spectaculaire du prix des produits de première
nécessité, ont envahi les rues de la capitale.
Aux dernières nouvelles, le président Bouteflika aurait provisoirement
quitté Alger, où des troupes de jeunes gens armés de sabres, de machettes et
de couteaux ont pris le contrôle de certains quartiers. Les grands
rassemblements prévus, tels les matchs de football, ont été supprimés.
La minorité aisée, qui met depuis des années le pays en coupe réglée,
s'inquiète de l'évolution d'un mouvement social qui est en train de lui
échapper, elle qui s'est accaparé, depuis des années, les revenus du
pétrole, dont regorge le sud-algérien, et en détourne les dividendes, privant
l'État des ressources nécessaires au financement d'une politique sociale.
Au Maroc, enfin, si la contestation s'exprime de manière moins violente et
semble s'être affaiblie après seulement quelques jours, plusieurs
manifestations se sont mises en branle : la richesse du pouvoir royal, les
palais immenses qui narguent, à travers tout le pays, la misère du peuple
entassé dans la précarité des médinas, font depuis longtemps l'objet d'un
mécontentement latent qui, à tout moment, pourrait donner lieu à une
explosion de colère.
Dans ce pays, l'opposition semble mieux organisée, par une élite politique
bien structurée; et la révolte pourrait ressurgir rapidement, à l'instar de
celles qui secouent ses voisins immédiats. Toutefois, la police a reçu
l'ordre de disperser les manifestations naissantes, notamment celles qui ont
lieu en soutien aux insurgés tunisiens.
Partout, les opposants à ces gouvernements corrompus s'organisent grâce à
internet. En Tunisie, de nombreux blogueurs ont ainsi été arrêtés, à leur
domicile même, et incarcérés...
C'est bien une révolution populaire qui secoue le Maghreb, un mouvement
unique qui tente sa chance, pour la démocratie et le bien social. Mais, sans
notre aide, sans notre cri, elle pourrait rapidement s'éteindre, étouffée
dans la répression. Et cette chance sera perdue pour eux et pour nous, pour
encore trente ou cinquante ans.
C'est d'eux, pourtant, dont nous avons besoin, pas de l'anti-culture
états-unienne.
Hélas, nos gouvernements s'accommodent très bien de ces régimes, qui leur
assurent obédience et stabilité au Maghreb.
Criez, disais Voltaire, criez! L'opinion publique fait trembler les trônes
des tyrans. Contre les assassins juridiques, il n'y a d'espoir que dans le
cri public! Que l'opinion publique braille aux oreilles de nos dirigeants! Que
l'opinion publique exige! Alors, crions! Crions! Crions-le à la Terre
entière!
N'abandonnons pas ces femmes et ces hommes, qui espèrent et nous attendent,
sur l'autre rive du grand lac Méditerranée...
Mais, au vu des choix des médias occidentaux et de la position attentiste de
l'Union européenne, il faut craindre que les insurgés du Maghreb ne soient
déjà tous condamnés.
Pierre PICCININ
Professeur d'histoire et de sciences politiques
Website : pierre.piccinin-publications.over-blog.com