12/09/2025 ssofidelis.substack.com  13min #290229

 Israël a commencé à effacer la ville de Gaza, dans un silence international inquiétant

Je suis à Gaza, mon sac est prêt, mais je refuse de partir de chez moi

Des Palestiniens fuyant la ville de Gaza sont livrés dans le centre de Gaza, le 8 septembre 2025. (© Ali Hassan/Flash90)

Par  Ahmed Ahmed*, le 9 septembre 2025

Les attaques dévastatrices d'Israël contre ma ville contraignent des milliers de gens à fuir à la recherche d'une "sécurité" qui, nous le savons, n'existe plus, et perdre nos maisons pour toujours.

Un mois s'est écoulé depuis que le cabinet de sécurité israélien  a approuvé le plan du Premier ministre Benjamin Netanyahu de prendre le contrôle total de la ville de Gaza, une campagne que le ministre de la Défense Israel Katz a ensuite baptisée  "Gideon's Chariots II".

Pour ceux d'entre nous qui vivaient encore dans les quartiers de la ville qu'Israël n'a pas encore complètement rasés, nous avons d'abord espéré que cette annonce ne serait qu'une autre ruse pour nous terroriser et nous pousser à partir. Nous nous sommes sans doute dit qu'Israël n'envahirait pas de nouveau la ville de Gaza, après l'avoir déjà réduite en ruines. Peut-être avons-nous cru que le président américain Donald Trump interviendrait, alors que les médias mentionnaient les  importantes concessions du Hamas pour parvenir à un cessez-le-feu et à un accord sur les otages.

Cet espoir s'est dissipé lorsque l'armée israélienne a commencé à larguer des avis d'évacuation ordonnant aux habitants de fuir vers des "zones de sécurité" dans le sud de la bande de Gaza. L' invasion terrestre a suivi presque immédiatement, d'abord dans mon quartier, Al-Sabra, où je suis né et où j'ai grandi, puis dans le quartier voisin de Zeitoun, où vivent beaucoup de mes proches et amis. Ce matin, l'armée israélienne a  intensifié ses menaces, exigeant le départ de tous ceux qui survivent encore ici.

Depuis le 13 août, l'armée israélienne a lancé une vague dévastatrice de frappes aériennes, de tirs d'artillerie et d'attaques de drones sur ma ville, Al-Sabra et Zeitoun étant les plus touchées. Des quartiers entiers ont été rayés de la carte. Des milliers de personnes ont fui. Des milliers d'autres sont piégées, paralysées par les bombardements et le bourdonnement constant des drones au-dessus de leurs têtes. Des cadavres gisent dans les rues, hors de portée des équipes de secouristes.

La nuit, des robots chargés d'explosifs de l'armée israélienne parcourent les rues et  font sauter environ 300 logements jour après jour. Les explosions, qui se produisent à l'aube, font trembler le sol de mon quartier. Si je dors, je me réveille en sursaut, terrifié, et souffre de maux de tête pendant des heures.

Les  bombardements d'immeubles résidentiels de plusieurs étages - qu'Israël qualifie de "gratte-ciels terroristes" - apportent une nouvelle dimension terrifiante à la dernière campagne de nettoyage ethnique menée par Israël. L'une des premières cibles de cette opération a été la  tour Mushtaha, un immeuble résidentiel de 12 étages situé à l'ouest de la ville de Gaza et entouré de tentes de fortune. Les avions de chasse israéliens l'ont frappée quelques heures après l'ordre d'évacuation, affirmant sans preuve que le Hamas y aurait installé des bases militaires.

Des Palestiniens fuyant la ville de Gaza sont livrés dans le centre de Gaza, le 8 septembre 2025. (© Ali Hassan/Flash90)

Depuis, plusieurs autres grands immeubles ont été rasés, notamment la  tour Soussi, un bâtiment emblématique de 15 étages que je pouvais voir depuis ma fenêtre et devant lequel je passais tous les jours. Ses résidents n'ont eu que 20 minutes pour rassembler leurs affaires avant que leurs foyers ne soient détruits.

La poussière et les débris ont envahi notre appartement lorsque la tour s'est effondrée. Ma famille et moi avons toussé et pleuré l'anéantissement de notre quartier bien-aimé et des dizaines de familles qui se sont soudainement retrouvées à la rue, sans maison, sans nourriture, sans avenir.

À l'heure où j'écris ces lignes, j'entends le grondement des chars et des bulldozers israéliens à quelques kilomètres seulement de chez moi. Des centaines de familles du quartier ont déjà fui de peur, y compris ceux qui ont refusé de partir durant les invasions précédentes.

Quand je pense à mes amis, parents et voisins qui, par dizaines, ont déjà tués durant ce génocide, je me demande combien d'autres je vais encore perdre dans les jours à venir, quels visages je vais voir pour la dernière fois, et si je vais moi-même survivre. Je regarde mes voisins partir, sachant que c'est sans doute la dernière fois que je les vois. Peut-être seront-ils tués sur la route. Peut-être que moi aussi.

Par pur hasard, j'ai jusqu'à présent réussi à éviter les blessures et la mort. J'ai appris à m'adapter à cet éternel état de survie : je me déplace rapidement, je longe les murs et je marche sous les arbres pour ne pas être repéré par les drones. Je veille à garder les mains vides pour montrer que je ne représente aucune menace, même si cela n'a pas suffi à éviter la mort à de nombreuses victimes d'Israël. Je ne reviens jamais par le même chemin et je marche souvent en zigzag pour compliquer la tâche des snipers. Je suis constamment prêt à me jeter à terre.

Ma plus grande crainte est qu'un missile me déchiquette le corps, me rendant méconnaissable, ou que je sois blessé sans que personne ne puisse me secourir, pour finir entre les crocs des animaux errants. Je suis terrifié à l'idée de quitter la maison, de peur de passer devant un immeuble au moment où il est bombardé. Je sais que même si j'arrivais à l'hôpital, il y a peu de chances qu'un établissement de santé soit encore opérationnel pour me sauver.

De la fumée s'élève de la tour Mushtaha, à l'ouest de la ville de Gaza, après avoir été touchée par une frappe aérienne israélienne, le 5 septembre 2025. (© Ali Hassan/Flash90)

Et pourtant, j'ai dit à ma famille que je ne partirai pas. Contrairement à ce qu'affirme Israël, il n'existe aucun endroit sûr où nous réfugier : une fois qu'il aura détruit toute la ville de Gaza, il poursuivra vers le sud, y compris dans la "zone humanitaire" vers laquelle il nous pousse actuellement.

Ce lien indestructible

Al-Sabra et Zeitoun sont deux des quartiers les plus anciens et les plus densément peuplés de la ville de Gaza, où vivaient des communautés très soudées bien avant la Nakba de 1948. De nombreux habitants ont hérité de leurs parents des maisons et de petites entreprises : boulangeries de quartier, ateliers de menuiserie, de couture, ainsi que d'autres métiers traditionnels comme la fabrication de cornichons et l'extraction d'huile d'olive.

Avant le génocide, j'aimais me promener dans les ruelles étroites, toujours fasciné par les détails : les maisons si serrées les unes contre les autres qu'elles semblaient n'en faire qu'une. Les grands-parents assis sur le pas de leur porte l'après-midi, une tasse de thé à la main, offrant leurs prières et leurs bénédictions aux passants. Les rires des enfants emplissant les rues, et l'odeur du musakhan et du maqluba s'échappant des cuisines. Réputés pour leur hospitalité, les habitants accueillaient volontiers les étrangers, leur offrant parfois même le déjeuner après une brève conversation dans la rue.

En novembre 2023, lorsque l'armée israélienne a menacé pour la première fois d'envahir mon quartier, ma famille a refusé de partir. Comme toutes les autres familles de Gaza, nous nous sommes posé la même question : où irions-nous ? Quel lieu est suffisamment sûr ?

Mais lorsque les chars se sont approchés à moins de 100 mètres de notre maison et ont commencé à tirer sans discernement autour de nous, nous avons pris la décision déchirante de nous séparer en trois groupes et de nous disperser dans la ville de Gaza chez des proches, dans l'espoir qu'au moins certains d'entre nous survivent. Je suis parti avec mon père chez ma tante, à environ deux kilomètres de là, à Al-Sahaba, à l'est de la ville de Gaza, où nous sommes restés près d'un mois.

Nous nous rappelions mutuellement chaque jour de ne pas prendre le risque de retourner voir notre maison. Pourtant, comme ceux qui dû fuir leur foyer, nous nous sentions irrésistiblement aimantés par la nôtre, nous en approchant au plus près avant que les snipers ou les drones israéliens ne nous obligent à faire demi-tour.

Chaque fois que je quittais les lieux, je savais que je risquais de ne pas revenir. Je pouvais être abattu, tué ou laissé pour mort dans la rue sans que personne ne vienne me secourir. Pourtant, j'y suis allé, juste pour avoir la chance de passer un bref moment à l'intérieur, boire une tasse de café, toucher des meubles familiers ou de m'allonger un instant sur mon lit.

Des Palestiniens fuyant la ville de Gaza transitent par le centre-ville, le 8 septembre 2025. (© Ali Hassan/Flash90)

Le chemin du retour est devenu un chemin de croix, chaque visite rajoutant une nouvelle cicatrice à ma mémoire. Je passais devant des bâtiments en ruines qui conféraient autrefois à ce quartier son identité, et devant des ruelles autrefois fleuries et ombragées désormais réduites à des monticules de décombres. Je circulais dans les rues où mes voisins ont été tués, et le sang était encore visible sur le sol. Les rires des enfants ont fait place au bourdonnement constant et effrayant des drones et au fracas assourdissant des obus d'artillerie. Les visages familiers, autrefois source de réconfort et de convivialité, étaient blêmes de terreur.

Un jour, alors que je roulais à vélo à proximité de mon quartier, j'ai soudain entendu le sifflement des hélices d'un quadricoptère derrière moi. Pendant quelques secondes, je suis resté figé. Fallait-il que je me jette à terre, ou que je lève les mains pour montrer que j'étais un civil non armé ? J'ai décidé de quitter les lieux sur-le-champ. Même en ne représentant qu'une menace minime, on peut toujours se faire tuer.

Seul dans la rue, j'ai pédalé, accélérant tant bien que mal alors que les balles du drone sifflaient à mes oreilles. Je me suis juré de ne plus jamais prendre de tels risques. J'en suis tombé malade et resté alité deux jours après l'incident. Mais le matin du troisième jour, j'y suis retourné. Lorsque nous avons enfin pu rentrer chez nous en toute sécurité, après le départ des troupes israéliennes, nous avons eu l'impression de reprendre notre souffle après avoir frôlé la noyade.

Pour les Palestiniens, le lien avec le foyer ne se résume pas aux murs et à la pierre, il touche à l'essence même de notre existence. Ma grand-mère, Sharifa, me racontait souvent sa fuite de Jaffa durant la Nakba de 1948. Son père avait emporté la clé de la maison, convaincu que la famille reviendrait quelques jours plus tard. Il la lui a transmise avant de mourir.

Ils ne sont jamais revenus. La maison a été perdue à jamais.

Aujourd'hui, nombreux sont ceux qui, à Gaza, estiment vivre une nouvelle Nakba, encore plus dévastatrice que celle de leurs grands-parents. Mais contrairement à 1948, les Palestiniens savent désormais que ce qui leur est présenté comme un déplacement "temporaire" risque fort d'être permanent. C'est pourquoi nous sommes si nombreux à refuser de partir, même quand nos maisons sont bombardées.

Les Palestiniens transportent leurs biens au milieu des tentes et des décombres dans le quartier de Sheikh Radwan, au nord de la ville de Gaza, le 1er septembre 2025. (© Omar El-Qattaa)

Des cuillères, un gobelet en plastique, une assiette

En avril 2024, soit quelques semaines avant la fermeture du checkpoint de Rafah par Israël, mon père a pu faire évacuer ma mère vers l'Égypte. Sa santé s'était en effet détériorée en raison de la malnutrition et du manque d'accès à ses médicaments essentiels. Depuis, il suit l'actualité de Gaza 24 heures sur 24, la peur pour nous le rongeant de l'intérieur.

Il essaie de faire bonne figure lors de nos appels vidéo WhatsApp (lorsque la connexion le permet), mais sa peur transparaît dans les tremblements de sa voix chaque fois qu'il prend de nos nouvelles pour s'assurer que nous sommes toujours en vie, surtout après les informations faisant état de frappes aériennes à Al-Sabra. "J'ai perdu sept kilos ces deux dernières semaines", m'a-t-il dit lors d'un appel vidéo le week-end dernier.

Je lui ai fait comprendre que nous ne partirions pas, mais il nous a exhortés à anticiper une fuite à tout moment : à porter des vêtements amples pour pouvoir courir, à garder nos chaussures à proximité de notre couchage et à veiller à ce que quelqu'un reste éveillé pendant que les autres se reposent. Il nous a aussi conseillé, dans la mesure du possible, de donner plus à manger aux enfants - mes neveux et nièces - car chaque repas peut être le dernier avant bien des jours.

Si vous devez fuir, a-t-il dit, séparez-vous en petits groupes, gardez vos distances et empruntez des chemins différents pour maximiser nos chances de survie. Les enfants doivent courir en premier : si l'un d'entre eux est blessé, les adultes peuvent le porter. N'emportez que l'essentiel et, quoi qu'il arrive, ne cessez jamais de courir.

Mais nous savons tous les deux que cette fois, ce sera différent. Les opérations actuelles d'Israël à Gaza sont encore plus violentes et destructrices que tout ce qui a précédé. Il ne s'agit plus de bombarder des zones spécifiques, mais de tout raser, comme ils l'ont fait à  Rafah, à  Jabalia et à Beit Hanoun.

Mes sœurs et moi avons préparé de petits sacs avec le strict nécessaire. Même si c'est encore l'été, nous avons pris des vêtements d'hiver et de petites couvertures, car nous ne savons pas ce dont nous disposerons à l'avenir. Nous avons également pris des cuillères, un gobelet en plastique et une assiette, des objets inestimables lorsqu'on les perd. Nous avons également pris nos cartes d'identité, nos passeports et un petit bout de papier avec nos coordonnées et nos numéros de téléphone, au cas où nous serions tués ou blessés.

Des Palestiniens fuient la ville de Gaza et rejoignent le centre de la ville, le 8 septembre 2025. (© Ali Hassan/Flash90)

Je jette un coup d'œil à ma bibliothèque débordant des livres qui m'ont construit, comme 1984 et La Ferme des animaux de George Orwell, aux vêtements choisis au fil des ans, au bureau où j'ai étudié et où je continue d'écrire. Je jette un coup d'œil aux matelas, aux portes, au sol. Puis, je regarde le petit sac que je tiens dans la main. J'aimerais pouvoir y mettre toute ma vie, toute ma maison.

Le déplacement ne se limite pas à changer de lieu. C'est comme une version de l'enfer où l'on est divisé en deux : le corps à un endroit, l'âme piégée ailleurs.

Beaucoup de gens ont fui vers le sud en quête de sécurité, pour finalement ne trouver aucun abri, aucun lieu où dormir, aucune protection contre les attaques d'Israël. C'est ce qui les a amenés à rentrer chez eux, dans le nord, même s'ils se savent constamment en danger. Certains parviennent à trouver un petit studio à louer dans le sud, mais les loyers sont absolument exorbitants, parfois des centaines de fois supérieurs à ce que l'on peut se permettre.

Le gouvernement israélien soutient néanmoins l'existence d'une "zone sûre" et d'une aide humanitaire dans le sud. Mais tout ce qui nous attend là-bas, en réalité, ce sont davantage d'humiliation, de privations et de destructions. Tout comme dans le nord, l'objectif est clairement notre anéantissement pur et simple.

Ma grand-mère a gardé la clé de sa maison de 1948 jusqu'à sa mort. Je n'ai pas de clé à transmettre, juste un sac. Je me demande si mes enfants hériteront de ce sac comme elle a hérité de sa clé...

Traduit par  Spirit of Free Speech

Ahmed Ahmed est le pseudonyme d'un journaliste de la ville de Gaza qui a demandé à rester anonyme par crainte de représailles.

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