Omar Karmi
AFP
Omar Karmi explique comment la jetée destinée à acheminer de l'aide humanitaire à Gaza reflète la politique US au Proche-Orient : un fiasco. Le soutien inconditionnel apporté aux génocidaires israéliens ne relève même plus d'intérêts stratégiques selon lui, mais d'une forme de dévotion déconnectée de la réalité. Mais dans un climat de rivalité entre superpuissances, Washington semble perdre tout crédit au profit de Pékin. (I'A)
Rien n'illustre mieux la diplomatie US sur le génocide israélien à Gaza que la jetée temporaire construite à grands frais par l'armée étasunienne pour apporter de l'aide humanitaire aux 2,3 millions d'habitants de la bande qui souffrent d'une famine provoquée et proche du niveau catastrophique.
Annoncée au début du mois de mars, la jetée est finalement devenue opérationnelle le 17 mai. À partir d'une idée ridicule : les États-Unis auraient simplement pu insister pour qu'Israël maintienne les points de passage terrestres ouverts, ce qui aurait permis d'économiser 320 millions de dollars pour la construction de cette jetée.
Pendant les cinq premiers jours, aucune aide n'a été distribuée. Ensuite, de fortes vagues ont emporté certains des navires destinés à acheminer l'aide, ce qui a entraîné d'autres perturbations. Enfin, la jetée elle-même s'est brisée le 28 mai, 11 jours seulement après avoir été jugée opérationnelle. L'ensemble de la structure va maintenant être démonté et transporté au port d'Ashdod pour y être réparé.
Coûteuse et réalisée avec incompétence, cette jetée est le résultat direct de la réticence de Washington à confronter directement Israël sur les restrictions flagrantes qu'il impose à l'aide destinée à la bande de Gaza. Selon Médecins sans frontières, ces restrictions ont réduit à presque rien l'acheminement de l'aide humanitaire depuis que l'armée israélienne a pris le contrôle de la frontière entre Gaza et l'Égypte au début du mois de mai.
La dernière « proposition de cessez-le-feu » du gouvernement Biden suit le même chemin que le projet précédent et sera condamnée à sombrer. À moins que les États-Unis ne soient prêts à lui donner de la consistance en conditionnant le cessez-le-feu à des sanctions et un embargo sur les armes.
Mais cela semble hautement improbable étant donné l'approche timide du gouvernement US et le soutien inconditionnel qu'il a apporté à la violence génocidaire d'Israël jusqu'à présent.
L'impasse saoudienne
La lâcheté diplomatique n'est qu'un aspect de la question. En fait, les porte-parole étasuniens ont systématiquement dissimulé les nombreux et flagrants crimes de guerre d'Israël à Gaza et en Cisjordanie. Il est inconcevable que Washington ne sache pas ce qui se passe sur le terrain. Si bien que le gouvernement Biden apparait clairement comme un complice volontaire des actions d'Israël.
La jetée n'est pas le seul exemple de l'incapacité de Washington à faire ce qui devrait être fait.
Pour la deuxième fois en l'espace d'un mois, les tentatives étasuniennes de relancer un accord de normalisation entre l'Arabie saoudite et Israël ont échoué en raison du refus d'Israël d'envisager ne serait-ce que la création d'un État palestinien.
À la mi-mai, le conseiller US à la sécurité nationale, Jake Sullivan, s'est rendu à Riyad et Tel-Aviv. Les gros titres suggéraient qu'un accord était proche. Mais on en semble aussi éloigné que lorsque le secrétaire d'État US, Antony Blinken, en a fait sa propre présentation abjecte au début du mois de mai.
À Washington, Sullivan l'a lui-même concédé, déclarant aux journalistes que l'Arabie saoudite avait clairement indiqué « ce qui était possible si Israël s'engageait sur cette voie [à deux États] ».
Israël a répondu sans ambages qu'il n'avait pas cette intention. Ce qui n'a pas empêché les États-Unis de lancer une campagne de séduction à l'égard de Riyad. Des rapports indiquent que Washington est prêt à lever son interdiction sur les ventes d'armes offensives à l'Arabie saoudite. Ce serait un virage à 180 degrés : lorsqu'il était en campagne, le président Joe Biden avait juré de traiter l'Arabie saoudite en « paria » à la suite du meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi en 2018.
Toutefois, Riyad semble imperméable à ces tentatives de séduction. La position saoudienne s'est même plutôt durcie. Riyad a ainsi dénoncé en des termes très clairs le bombardement israélien de personnes déplacées dans des tentes à Rafah le 26 mai et a exigé la fin des « massacres génocidaires continus » d'Israël à Gaza.
En outre, les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite entretiennent des liens plus étroits avec Pékin. Fatigués d'attendre la promesse non tenue de recevoir des avions de combat F-35 fabriqués aux États-Unis en récompense de leur accord de normalisation avec Israël, les Émirats ont notamment commencé à s'approvisionner en matériel militaire auprès de la Chine. Et Pékin a par ailleurs joué un rôle déterminant dans le rétablissement des relations diplomatiques entre l'Arabie saoudite et l'Iran en 2023.
Pas de lignes rouges
L'accord entre les États-Unis, l'Arabie saoudite et Israël vise ouvertement à prévenir le rôle croissant de la Chine dans la région. Les démarches s'inscrivent dans le cadre d'une rivalité mondiale entre superpuissances qui s'intensifie et à laquelle Washington a consacré de plus en plus de ressources au cours des dernières années.
Mais le dévouement inconsidéré de Washington à l'égard d'Israël et son incapacité à faire plier ce pays font tourner les têtes du côté de la Chine.
Israël a ignoré à plusieurs reprises les demandes des États-Unis concernant l'assaut de Gaza, et ce dès le mois de décembre, lorsque les États-Unis ont déclaré qu'ils souhaitaient qu'Israël mette un terme à son assaut avant la mi-janvier.
Les États-Unis se sont en outre déclarés opposés à la création d'une zone tampon à Gaza, sans résultat.
En mars, les États-Unis se sont abstenus lorsque le Conseil de sécurité des Nations unies a voté en faveur d'un cessez-le-feu immédiat ; théoriquement, n'importe quel allié de Washington prendrait ce signal au sérieux. Mais Israël a continué malgré tout.
Biden a déclaré qu'en cas d'invasion de Rafah, il suspendrait les livraisons d'armes à Israël. Cette menace a également été ignorée. Et concrètement, une seule cargaison de munitions a été temporairement arrêtée. Une semaine plus tard, après le début de l'opération israélienne à Rafah, le gouvernement US annonçait son intention de livrer à Israël de nouvelles armes pour un montant d'un milliard de dollars.
En réalité, il n'y a pas de lignes rouges.
C'est ce qu'a déclaré Sullivan lui-même aux journalistes le 22 mai, en affirmant qu'il avait transmis à Israël la « position claire » de Biden. Quelle est cette position ? « Il n'y a pas de formule mathématique. Ce que nous allons examiner, c'est si cette opération entraîne beaucoup de morts et de destructions ou si elle est plus précise et proportionnelle. Et nous verrons ce qu'il en est. »
Voilà pour la clarté.
Ce qui est suffisamment clair pour les États-Unis, c'est que le massacre avec des bombes US de 46 personnes dans des tentes où elles s'abritaient ne répond pas à la formule mathématique de « beaucoup de morts et de destructions » telle qu'énoncée par le porte-parole de la Maison-Blanche, John Kirby, le 28 mai.
Le flippening ou basculement
Il n'est pas bon pour une superpuissance de changer constamment les règles du jeu. Cela confirme son irresponsabilité.
Mais ce n'est qu'une partie de la raison pour laquelle les pays de la région se tournent vers la Chine. La semaine dernière, Pékin a accueilli des dirigeants arabes pour des négociations commerciales. Et le président Xi Jinping a appelé à la création d'un État palestinien indépendant. Il s'est en outre engagé à accroître l'aide à Gaza ainsi que le financement de l'UNRWA.
La diplomatie de Washington sur Gaza est par ailleurs prise en otage par une propagande nationale autour de la Palestine, un récit politique qui a longtemps été dissocié de la réalité et de la raison et qui a complètement sombré dans un univers parallèle au cours des huit derniers mois.
Le soutien des États-Unis à Israël a ainsi dépassé le stade de l'intérêt stratégique « normal » pour entrer dans le domaine de la ferveur dévotionnelle ou de l'« admonition biblique », selon les termes de Mike Johnson, président républicain de la Chambre des représentants.
Cela explique notamment les réactions à l'annonce du procureur général de la CPI, Karim Khan, qui a demandé des mandats d'arrêt pour crimes de guerre à l'encontre de Netanyahou et du ministre israélien de la Défense, Yoav Gallant, ainsi que de trois dirigeants du Hamas.
Le sénateur républicain Tom Cotton a qualifié la CPI de « farce ». La représentante démocrate Debbie Wasserman Shultz a conclu que l'annonce montrait « l'échec moral béant » de la Cour.
Le secrétaire d'État Blinken a laissé entendre qu'il travaillerait avec des représentants républicains pour imposer des sanctions, non pas contre les personnes accusées de crimes de guerre, mais contre la CPI ! 1
Avant même cette annonce, 12 sénateurs républicains avaient menacé de représailles les procureurs de la CPI et leurs familles : « Ciblez Israël et nous vous ciblerons ».
Ajoutez à cela la rhétorique déséquilibrée de certains politiciens étasuniens, comme celle de Tim Walberg. Membre du Congrès du Michigan, cet ancien pasteur exhortait en mars dernier Israël à balancer une bombe atomique sur Gaza, déclarant qu'il « fallait faire comme à Nagasaki et Hiroshima » pour « en finir rapidement ».
Il y a aussi les frasques de Nikki Haley, ancienne candidate républicaine à la présidence. Cette semaine, elle a passé son temps en Israël à signer des missiles destinés à Gaza.
Nikki Hailey in Israel scribbling "FINISH THEM"on the shells that the IDF is about to fire into Rafah in defiance of the International Court of Justice. Biden provided the shells, Republicans autograph them. The US political class is united in its complicity with this genocide. pic.twitter.com/hejqVAjq8M
- Yanis Varoufakis (@yanisvaroufakis)
Ajoutez encore le scrutin de novembre : il opposera un président sortant dont les capacités cognitives suscitent depuis longtemps des inquiétudes à un adversaire aujourd'hui reconnu comme un criminel par la justice. Vous comprendrez pourquoi les pays de la région peinent à considérer les États-Unis comme un « acteur responsable ».
Dans le monde chaotique et obscur de la cryptomonnaie, on parle beaucoup du flippening, le moment où la deuxième plus grande cryptomonnaie, l'Ethereum, dépassera le Bitcoin sur un certain nombre de mesures, y compris la capitalisation boursière et la confiance des marchés.
Il semble que quelque chose de similaire se produise actuellement au niveau géopolitique. Selon les prévisions, l'économie chinoise devrait dépasser celle des États-Unis dans un délai compris entre cinq et trente ans. Et la question n'est plus de savoir si, mais quand exactement. Si bien que la Chine apparait comme un partenaire stratégique de plus en plus attrayant pour les pays en quête de clarté et de cohérence diplomatiques.
Trop avancés dans le sang
La diplomatie déboussolée de Washington ne montre aucun signe de reprise en main à court terme, quoi que l'on puisse penser de la dernière tentative de cessez-le-feu de Joe Biden.
Tant que les États-Unis ne seront pas prêts à demander des comptes à Israël, ils n'auront que peu d'influence sur Netanyahou et son cabinet de guerre.
Pour l'heure, les porte-parole du gouvernement US sont toujours occupés à se demander si les derniers outrages israéliens vont à l'encontre de la « position claire » de la Maison-Blanche, à savoir « beaucoup de morts et de destructions ».
Un rapide coup d'œil sur ce que les États-Unis ont soutenu au cours des huit derniers mois permettrait peut-être de clarifier les choses :
- Israël a endommagé ou détruit plus de 70 % des habitations de Gaza.
- Israël a endommagé ou détruit plus de 80 % des écoles.
- Israël a endommagé ou détruit toutes les universités et tous les instituts d'enseignement supérieur de Gaza.
- Israël a rasé de « vastes zones » de terres agricoles et de vergers.
- Sur les 36 hôpitaux de Gaza, seuls quatre sont encore opérationnels.
- Israël a détruit plus de 500 mosquées et réduit trois églises à l'état de ruines.
- Israël a délibérément interrompu l'approvisionnement de Gaza en nourriture, en eau, en électricité et en carburant.
- Les 2,3 millions d'habitants de Gaza souffrent d'une famine provoquée ayant atteint un niveau catastrophique.
- Israël a déplacé de force 1,7 million de personnes à Gaza, dont un grand nombre de manière répétée.
- Gaza n'a plus d'accès à l'eau potable et ses habitants sont contraints de vivre dans des conditions de surpeuplement. Si bien que les taux de maladies infectieuses grimpent en flèche. À Rafah, 90 % des enfants de moins de cinq ans sont infectés par une ou plusieurs maladies.
- Israël a tué au moins 266 travailleurs humanitaires.
- Il a tué plus de 700 professionnels de la santé.
- Israël a fait de Gaza l'endroit le plus meurtrier au monde pour un journaliste, un travailleur humanitaire ou un enfant.
- Au total, Israël a tué ou blessé près de 120 000 personnes, le chiffre réel étant probablement beaucoup plus élevé.
Voilà ce que Washington soutient. Si les responsables étasuniens n'ont pas encore trouvé la « formule mathématique » permettant de faire le lien entre les deux, d'autres ont moins de mal avec l'algèbre :
La question n'est pas celle de la complicité avec le génocide israélien. La question est la suivante : compte tenu de la complicité des États-Unis, les responsables du gouvernement vont-ils simplement conclure à la Macbeth que « dans le sang, ils ont trop avancé » et qu'il ne sert à rien de changer de cap ? Ou faut-il attendre un point d'inflexion qui fera prendre conscience aux États-Unis que pour maîtriser leur allié génocidaire, ils doivent exercer de véritables pressions et se tenir prêts à en assumer les conséquences ? Auquel cas, quelles nouvelles horreurs faudra-t-il encore ?
1 Le gouvernement a depuis fait savoir qu'il ne soutiendrait pas un projet de loi visant à sanctionner la CPI.
Source originale: Electronic Intifada
Traduit de l'anglais par GL pour Investig'Action