Un mois après le vote de la loi sur le dégel du corps électoral et l'embrasement de la Nouvelle-Calédonie, Macron a annoncé la suspensions de la réforme électorale. Mais rien n'est réglé, nous explique le leader indépendantiste kanak Dominique Fochi.
Un mois après l'explosion en Nouvelle-Calédonie, l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale fait passer la situation dans l'archipel au second plan dans les médias. L'accalmie y semble pourtant très précaire et la crise bien loin d'être résolue. Dans le même temps, le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) se réunit ce week-end pour un congrès crucial à Koné, chef-lieu de la province Nord.
Dans la nuit du 14 au 15 mai, l'Assemblée nationale sortante adoptait par 351 voix contre 153 le projet de loi constitutionnelle actant le dégel du corps électoral en Nouvelle-Calédonie. Suite à la dissolution, Emmanuel Macron a annoncé ce 11 juin la suspension temporaire du projet de loi.
Cela faisait alors plusieurs mois que les indépendantistes, Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) en tête, étaient vent debout contre cette mesure. Et le faisait savoir via une vaste mobilisation pacifique, très suivie sur place, menée par une Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT) rassemblant l'ensemble des organisations politiques et syndicales souverainistes de Nouvelle-Calédonie. En vain.
On connaît le résultat : suite au vote des députés à Paris, la Nouvelle-Calédonie s'est embrasée, ravivant les douloureux souvenirs des « événements » de la sanglante décennie 1980. Au mouvement de colère insurrectionnelle du peuple kanak a répondu la mise en place de l'état d'urgence, du 13 au 28 mai, l'envoi massif de forces de l'ordre ou encore la formation de milices européennes surarmées et brutales.
Bilan : des dégâts estimés à plus d'un milliard d'euros, des centaines de blessés au moins et neuf morts selon le dernier décompte officiel, dont six jeunes Kanak, et deux membres des forces de l'ordre.
Basta! : Pouvez-vous nous préciser la différence entre le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et Cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), dont on a beaucoup entendu parler ces dernières semaines ?
Dominique Fochi
est membre du bureau politique du FLNKS et de la CCAT.
©Benoit Godin
Dominique Fochi : Le FLNKS est la structure historique, créée en 1984 pendant la période dite des « événements ». Il regroupe quatre des principaux partis indépendantistes, dont l'Union calédonienne, dont je suis le secrétaire général. Mais il a élargi son dernier congrès à six autres organisations politiques et syndicales. La CCAT a été créée depuis sept mois seulement pour organiser la mobilisation contre le dégel du corps électoral et porter la voix des indépendantistes, notamment du FLNKS, sur le terrain. Ce dernier reste toujours le représentant du peuple kanak, que ce soit pour les discussions avec l'État ou au niveau international.
La CCAT a été vivement critiquée par le gouvernement français, et accusée d'être à l'origine de la flambée de violences qu'a connu la Nouvelle-Calédonie. Le ministre de l'Intérieur l'a même qualifiée de « groupe mafieux »...
Nous n'avons rien à voir avec une organisation mafieuse. Ces propos venaient justifier l'envoi massif de gendarmes et de militaires et la répression des indépendantistes, toujours en cours au pays. Lorsque le président de la République est venu en Nouvelle-Calédonie (le 22 mai, ndlr), il a rencontré en même temps que la délégation du FLNKS le représentant de la CCAT, Christian Tein, alors même que celui-ci était assigné à résidence. À l'issue de la discussion, Emmanuel Macron a reconnu que la CCAT était une organisation politique, menant un combat politique.
Rappelons qu'avant la mi-mai, cela faisait déjà plusieurs mois que nous organisions des manifestations pacifiques, conviviales, familiales, avec la CCAT contre le projet du gouvernement. Le 13 avril, nous avons rassemblé plus de 60 000 personnes sur la place des Cocotiers [principale place de Nouméa, NDR]. C'était un mois avant l'examen par l'Assemblée nationale de la loi sur le dégel du corps électoral. Mais nous avons face à nous un État, un gouvernement qui ne nous écoutent pas, qui ont opté pour le passage en force. Et voilà, il s'est malheureusement passé ce qui s'est passé.
L'État serait donc selon vous le premier responsable de la crise ?
Le pays a connu 36 ans de paix grâce aux accords de Matignon et de Nouméa, qui ont été bâtis sur deux rails : le consensus et l'impartialité de l'État. Le gouvernement est sorti de ces rails. Notamment lorsqu'il a validé les résultats de la consultation du 12 décembre 2021, la dernière des trois prévues par l'accord de Nouméa, à laquelle les indépendantistes avaient appelé à ne pas participer en raison de la crise sanitaire du au Covid-19 qui nous frappait alors [avec une faible participation de 43,9 %, le non à l'indépendance avait obtenu 96,5 %, ndlr].
Le gouvernement porte donc aujourd'hui la totale responsabilité de ce qui se passe au pays. Il s'est appuyé sur ses seuls relais locaux pour décider de l'avenir de la Nouvelle-Calédonie, sans du tout prendre en compte les aspirations des indépendantistes. La moitié de la population calédonienne veut accéder à la pleine souveraineté, on ne peut pas leur marcher dessus comme ça.
Il faut savoir que depuis 1853 [date de la prise de possession du territoire par la France, ndlr], le peuple kanak n'a jamais accepté la colonisation française. Regardez les livres d'histoire de la Nouvelle-Calédonie, il y a tout le temps eu des révoltes ! On le voit encore ces dernières semaines. Les jeunes ont démontré qu'ils ne renonceront jamais au rêve de leurs pères, celui d'accéder à la pleine souveraineté de la Kanaky.
On a en effet vu une jeunesse kanak très en colère, qui a porté le mouvement, en particulier dans la capitale Nouméa et sa banlieue...
Nous avons aujourd'hui sur Nouméa une jeunesse kanak urbaine, qui vit dans les quartiers populaires, dans les « squats » (le mot désigne localement les bidonvilles, ndlr), parfois sans eau, sans électricité. Alors que dans les quartiers sud de la même commune, on se croirait sur la côte d'Azur, avec des riches en très grande majorité européens.
Tous les chiffres nous disent combien les Kanak sont éloignés de l'accès à l'emploi, à la formation... Ils représentent aussi plus de 90% des détenus du territoire ! C'est dire la marginalisation de notre jeunesse qui en a assez d'être laissée pour compte dans son propre pays. Forcément, l'explosion sociale est venue s'ajouter à la revendication indépendantiste. Mais attention, celle-ci reste primordiale. Les jeunes sur le terrain sont d'abord des militants politiques, conscients des enjeux et des menaces que font peser sur nous les projets du gouvernement.
Vous évoquez les relais locaux du gouvernement, quels sont-ils ?
Les macronistes et le gouvernement se sont appuyés sur la frange la plus extrême de la droite calédonienne, des gens qui ont souvent des positionnements plus durs que le Rassemblement national local. Comme Sonia Backès, une des cheffes de file des Républicains calédoniens, qui a été nommée secrétaire d'État à la Citoyenneté dans le gouvernement d'Élisabeth Borne. Ou le député Nicolas Metzdorf, qui siégeait à l'Assemblée sur les bancs de la Macronie et a même été nommé rapporteur du projet de loi sur le dégel du corps électoral. Les partis pris du gouvernement étaient clairs.
Pourquoi est-ce précisément ce projet de dégel du corps électoral qui a mis le feu aux poudres ?
Il y a eu premièrement un rejet de la méthode. Les précédents accords avaient d'abord fait l'objet d'un consensus local avant d'être ensuite soumis aux parlementaires, alors que ce projet de loi constitutionnelle vient acter une décision unilatérale du gouvernement français. L'État renie d'une certaine manière sa signature de l'accord de Nouméa et revient ainsi sur tout ce qui a été construit depuis plus de 35 ans.
Il faut savoir que la colonisation de peuplement a mis en minorité les Kanak chez eux. Aujourd'hui, nous ne ne représentons plus que 40 % de la population de l'archipel. Malgré cela, nos anciens ont décidé dès 1983 de partager le droit à l'autodétermination dont nous sommes détenteurs selon les Nations unies en tant que peuple colonisé - car, rappelons-le, la Nouvelle-Calédonie est inscrite depuis décembre 1986 sur la liste des territoires à décoloniser de l'ONU.
Nos aînés ont ouvert ce droit à l'autodétermination à l'ensemble des communautés arrivées dans le cadre de l'histoire du pays et installées de longue date chez nous. Que ce soit les colons libres, les colons pénitentiaires [des milliers de bagnards et de condamnés ont été envoyés en Nouvelle-Calédonie au 19e et début du 20e siècle, ndlr], etc. C'était un pari sur l'avenir, le « pari de l'intelligence » comme l'a dit Jean-Marie Tjibaou [homme politique kanak]. Notre projet n'a jamais été un projet de renfermement sur nous-mêmes, mais bien d'ouverture. A condition qu'on ne nous noie pas dans le flot des nouveaux arrivants débarqués de la métropole.
La restriction du corps électoral, c'est donc la mère des batailles. C'est déjà ce qui avait conduit au soulèvement kanak des années 1980. On se souvient de 1984 avec le statut Lemoine, lui aussi voté au Parlement sans consensus local et prévoyant un référendum d'autodétermination avec un corps électoral ouvert. Ou de 1987, avec le statut Pons et un vote ouvert à tous ceux résidant sur le territoire depuis trois ans. On a l'impression de faire un bon de 40 ans en arrière. Tout ce qui a été négocié depuis, tout ce qui a été construit dans le cadre des accord de Matignon et Nouméa, Macron le détruit.
Quelle est la situation désormais en Nouvelle-Calédonie ?
La tension n'est pas retombée, c'est encore bouillant. La visite du président de la République n'a rien arrangé du tout. Au contraire même. Il a entretenu un flou qui ne satisfait personne. Le gouvernement entend maintenant rétablir l'ordre en envoyant des troupes, des blindés, en arrêtant plus de 800 personnes, en montrant les muscles. Ça ne peut pas marcher comme ça. Déjà que c'est compliqué chez nous, cela vient crisper encore davantage la situation. Comment dialoguer d'une façon apaisée dans un tel contexte ?
Pour libérer l'horizon, et ouvrir des perspectives pour de vraies négociations, nous avions demandé à ce que le président de la République retire une bonne fois pour toute son projet de loi constitutionnelle. Pas besoin de nous envoyer 3500 policiers et gendarmes, c'est de l'argent gaspillé ! Pourquoi s'entêter ? Il n'y a que le dialogue qui a ramené la paix dans le pays.
Que change pour vous la dissolution de l'Assemblée nationale, annoncée dimanche par Emmanuel Macron ?
Nous sommes un peu dans l'expectative. Est-ce que cette dissolution enterre de facto le projet de loi constitutionnelle, puisque le texte indiquait le 1er juillet 2024 comme date limite pour qu'il soit discuté devant le Congrès de Versailles ? Nous écoutons les juristes, qui ne sont pas d'accord entre eux. On reste donc très prudent sur ce point. Mais si le projet de loi constitutionnelle n'est pas mort, il a du sacré plomb dans l'aile [Emmanuel Macron a annoncé ce 11 juin, après la réalisation de cet entretien, la suspension du projet de loi suite à la dissolution, ndlr].
Pour le FLNKS, la question de décider si nous présenterons ou non des candidats à ces législatives anticipées devra être tranchée au plus tard ce week-end lors de notre congrès. Nous y définirons aussi notre stratégie commune et nos objectifs pour la suite. Sachant que maintenant, il y a eu des morts, et la plupart chez nous. Les exigences des militants vont sans doute être un peu plus élevées qu'auparavant.
Vous êtes actuellement en tournée à travers la France avec une délégation du FLNKS et de la CCAT. Qu'attendez-vous des Français de l'Hexagone ?
On appelle le peuple français à être attentif à ce qui se passe chez nous. Et à nous soutenir, à soutenir la lutte kanak. On l'a toujours dit, nous ne sommes pas l'ennemi du peuple français. C'est contre un système qu'on se bat, et pour la reconnaissance des droits de notre peuple. Pour pouvoir construire un avenir apaisé pour notre pays.
Propos recueilli par Benoît Godin
En photo : Les proches de Stéphanie Dooka se recueillent sur son cercueil lors de ses obsèques à Nouméa, le 1er juin 2024. Stephanie Dooka, 17 ans, a été tuée, avec son cousin, le 15 mai, par des tirs visant la tête. Le suspect a été mis en examen pour meurtre. ©Théo Rouby (Hans Lucas)