Rashid Khalidi/Chemi Shalev
Ha'aretz
Extrait de l'entretien du professeur palestinien Rashid Khalidi avec Chemi Shalev, du quotidien israélien Ha'aretz.
L'historien Rashid Khalidi, titulaire de la chaire Edward Said d'études arabes à l'université Columbia à New York, a été le conseiller de la délégation palestinienne à Madrid et Washington de 1991 à 1993.
Il a enseigné à Chicago où il était un ami personnel de Barack Obama. ( Source)
Question : Chemi Shalev : Parlons des Palestiniens. Pourquoi ont-ils passé à côté du Printemps arabe ? Et pensez-vous que la solution à deux États reste possible ? D'après vos détracteurs, vous ne seriez pas mécontent d'un tel développement.
Réponse : Rashid Khalidi : Quiconque défend la solution à deux États doit me dire comment un processus (de colonisation) de plus de quarante ans peut être inversé. Ce processus, même depuis que Meron Benvenisti a commencé à en parler à la fin des années quatre-vingt, n'a pas changé. Aucun gouvernement israélien ne l'a jamais arrêté. Rabin, peut-être, un petit peu, mais c'est tout. C'est inexorable : les bulldozers ne s'arrêtent jamais.
Expliquez-moi comment une solution à deux États est compatible avec la poursuite de cette dynamique. Votre journal explique mieux que la plupart la montée de cette idéologie et comment elle a envahi les institutions de l'État, une par une, notamment l'armée, comment les incontournables de ce mouvement, qui autrefois s'appelaient Harav Kook et quelques autres dans le mouvement révisionniste, lesquels n'ont jamais été au pouvoir - vous pouvez les compter sur les doigts d'une main en 1967 - pourquoi ils sont aujourd'hui assis dans un bulldozer qui ne s'arrêtera jamais, à moins que quelqu'un ne l'arrête. Quiconque est intéressé par une solution à deux États - Israélien, Américain, Palestinien ou Arabe - doit m'expliquer comment ce processus peut être inversé, ou comment la poursuite de ce processus, à l'infini dans l'avenir, est compatible avec ce que n'importe qui appellerait un « État » à surgir dans les territoires occupés. Voilà une appréciation objective.
Q. Eh bien les gens vous diront qu'avec un échange de 5 %, un échange de 10 % (de territoires), c'est toujours possible. Mais évidemment, ils ne vont pas l'arrêter en attendant... vous savez qu'il y a eu une tentative de l'Administration Obama.
R. Je ne parle pas d'un gel de la colonisation. Ce n'est pas ce qui est en cause.
Je parle de la façon dont vous délocalisez ce que j'appelle « le complexe de la colonisation industrielle », ce n'est pas les cinq ou six cent mille qui sont en Cisjordanie occupée et dans la Jérusalem-Est arabe occupée, mais ces centaines de milliers qui sont au gouvernement et dans le secteur privé, dont les gains et les intérêts bureaucratiques sont liés au maintien du contrôle sur les Palestiniens, ils sont au ministère des Finances, à la perception des impôts, des gens qui travaillent pour ces sociétés qui contrôlent les bases de données ; tout Palestinien est sur ces bases de données multiples, quatre millions de personnes, combien de saisies, combien d'ingénieurs logiciels grassement payés, combien de programmeurs, combien de consultants, combien de directeurs - c'est de cela dont il est question, de ces centaines de milliers de personnes.
La plupart ont une vie prospère près de la Méditerranée et ne s'en iraient pas dans les territoires occupés même si leur vie en dépendait. Mais leur vie et leurs ressources sont totalement liées aux gens qui vivent en Cisjordanie et, dans la limite du possible, à ceux qui vivent dans la bande de Gaza.
J'aimerais voir un politicien israélien prendre le courage de s'affronter à ces questions. Je n'en ai pas vu un seul. Aussi, je ne dis pas qu'il n'y en aura pas un - le défunt Tony Judt avait l'habitude de dire « Tout ce qu'un politicien a fait, un autre politicien peut le défaire » -, je peux considérer comme concevable d'avoir une solution à deux États, mais je vois aussi une autre dynamique... pas une dynamique qui dépendrait de ce président américain, mais une dynamique plus large.
Q. Soutenez-vous personnellement une solution à deux États ?
R. Si elle était possible ? Je pense que ce serait une vraie étape (une station, une gare... ndt) vers une résolution juste de ce conflit.
Q. Vous dites une étape. C'est codé, vous savez. Cela ne signifie donc pas la fin du conflit.
R. C'est une étape parce qu'une solution à deux États n'effacera pas le fait qu'il n'y a pas seulement quatre millions de Palestiniens dans les territoires occupés et un autre million, ou un million et demi, à l'intérieur d'Israël, il y a plusieurs millions d'autres Palestiniens. Aujourd'hui, certains de ces Palestiniens sont parfaitement intégrés là où ils vivent, et tout ce qu'ils pourraient vouloir est un passeport et une résidence secondaire ou un lieu de sépulture - mais ils ont des droits, et ils ont des aspirations, et ils ont un poids dans la politique palestinienne. Je ne vois pas comment une solution à deux États, résolution définitive et unique selon la vision d'Israël et avec laquelle aucun de ces Palestiniens ne reviendrait dans ce qui est Israël proprement dit - je ne vois pas comment une telle solution pourrait résoudre tout cela.
Autre problème, comment voulez-vous répondre au problème croissant que constitue cette importante minorité indigène à l'intérieur d'Israël ? La solution à deux États ne règle pas cela. C'est une partie du problème Palestine. C'est un problème israélien. Le transfert n'est pas la solution. Le nettoyage ethnique n'est pas la solution.
Q. Notre ministère des Affaires étrangères a une solution.
R. Pourquoi en parler alors que les Nations-Unies ont donné 55 % d'un pays, qui était au deux tiers occupé par des Palestiniens, à 35 % de la population qui ne possédaient que 7 % de la terre et qui, dans l'État juif prévu par le plan de partition des Nations-Unies, auraient dû faire face à une minorité arabe de 50 %. Cela a été réglé en « se débarrassant » des Palestiniens, mais se débarrasser de plus de Palestiniens ne réglerait pas le problème.
Q. Vous savez que ce que vous dites fait le jeu de ceux qui s'opposent à une solution diplomatique, qui avanceront cela comme la preuve que vous n'allez pas vous contentez d'un État palestinien indépendant, mais que vous continuerez à exiger le droit au retour, ainsi qu'une solution pour la minorité arabe israélienne.
R. Ils ne sont pas seulement une minorité arabe israélienne ; ils sont aussi une partie de la population palestinienne. Donc, aucune solution au problème palestinien, qu'elle soit définitive, juste et acceptée, ne peut faire comme si c'était un problème israélien interne et comme si les Israéliens pouvaient traiter les Palestiniens de l'intérieur d'Israël exactement comme il leur plaît. Ça ne marchera pas.
Q. Par conséquent, ils seront des citoyens extra-territoriaux ? extrajudiciaires ?
R. Non, les Israéliens doivent trouver un moyen pour reformuler leur propre citoyenneté afin que ces personnes puissent être israéliennes et palestiniennes en même temps. Il y a plus d'indigènes que nulle part ailleurs là-bas, exceptées quelques personnes dont les arrière-arrière-arrière-arrière grands-parents se trouvaient là aussi. Ils ont plus de droits, dans un certain sens du mot droits, que quiconque d'ailleurs, et ils ont certainement le droit d'être des citoyens de l'État dans lequel ils vivent, un État israélien, et qui doit être cadré avec l'idée de nation juive, de peuple juif, d'Israël en tant que foyer national du peuple juif, et ces choses peuvent probablement être résolues - mais ce n'est pas : « nous avons réglé les frontières, désormais fermées, et laissez-nous nous occuper de nos Arabes ». Les Israéliens sont libres de le faire. Ils en ont le pouvoir. Mais ça ne marche pas. En réalité, l'une des choses que les Palestiniens ressentent mal, c'est que la direction de l'OLP a ignoré cette question dans les années quatre-vingt-dix. Ce ne sera plus possible à l'avenir.
Dans le même temps, une solution à deux États s'intègre dans une solution plus large, et elle requiert aussi que les Palestiniens réinventent ce qu'un État palestinien peut être. Je pense qu'ils ont une façon de penser réductrice. Pourquoi ne pas avoir un État palestinien dans lequel vivraient des juifs ? Qu'y a-t-il de mal à cela ? Pourquoi n'y aurait-il pas un État palestinien binational, ou un État avec deux nationalités ? Ce serait le foyer national du peuple palestinien, comme Israël est le foyer national... Aucun Israélien ne pense aux frontières de 1947 ou de 1949 comme à un lieu où l'imaginaire national du peuple juif est restreint - et les Palestiniens ne le doivent pas davantage. Et ce n'est pas compatible avec une solution à deux États. En ce qui concerne les Palestiniens, toute la Palestine est la Palestine, tout comme aux yeux des Israéliens, tout le pays est Eretz Israël. Et ceci doit être intégré aussi dans la solution.
Donc, mon problème n'est pas avec la solution à deux États, parce que la partition est problématique, mais ce peut être la solution la moins mauvaise. Mon principal problème avec la solution à deux États est que je ne vois pas la dynamique en cours s'inverser. Je ne pense pas que nous ayons besoin de discuter de combien d'États peuvent tenir sur une tête d'épingle avant de traiter de cela.
Q. Donc, vous pensez que nous nous dirigions vers une solution à un État unique ?
R. Nous avons déjà une solution à un État unique. Il n'y a qu'un seul État entre le Jourdain et la Méditerranée. Il existe deux ou trois niveaux de citoyenneté ou non-citoyenneté à l'intérieur des frontières de cet État souverain unique, un État qui contrôle, ou du moins décide de ce qui est important. Quand je m'y rends, je ne vais pas dans un État palestinien, je traverse les frontières israéliennes, que ce soit au fleuve ou à l'aéroport Ben Gourion. Nous avons donc une solution à un État, et c'est ce que nous allons avoir dans un avenir prévisible, à moins que les Israéliens, ou des gens qui ont la capacité de les en persuader, inversent cette dynamique en cours qui rend une solution à deux États pratiquement impossible. Vous devez passer beaucoup de temps dans les territoires occupés avant de comprendre ce qu'Amira Hassa a décrit comme « la matrice de contrôle » - comment cela va-t-il être extirpé ? Il ne s'agit pas de pourcentages. C'est beaucoup plus compliqué que cela. Vous pouvez contrôler la Cisjordanie tout entière avec trois ou cinq ou dix pour cent - et je ne pense pas que ce soit aussi faible que cela soit dit en passant, parce qu'elle n'inclut ni Jérusalem ni le Jourdain et qu'elle n'englobe pas la question de la compétence. Lorsque nous étions en négociation entre 1991 et 1993 avec Elyakim Rubinstein, nous nous sommes heurtés à cette question complexe de la compétence. Ce n'est pas juste qu'une question de géographie. En parlant de pourcentage vous sortez du flou et sortez de la situation qui a été créée au cours des quarante années passées.
Q. Quelle est la situation de la direction palestinienne en ce moment ? La reconnaissance par l'ONU semble avoir échoué.
R. Je pense que les deux directions, l'Autorité palestinienne à Ramallah et le Hamas à Gaza, ressentent le besoin de changer ce qu'ils ont fait. C'est, je pense, pour cela qu'Abbas est allé aux Nations-Unies et pour cela qu'il s'est montré si tenace dans ses rapports avec les USA et Israël, et c'est pour cela encore que Khaled Meshaal paraît prêt à envisager une certaine forme de réconciliation. C'est en raison, d'une part, des changements dans le monde arabe et, d'autre autre part, de leur propre impopularité dans leur population. Personne ne croit que tirer des roquettes et d'avoir 1400 personnes tuées en réaction est une forme de « résistance » qui libérera la Palestine, et personne ne croit que discuter avec l'Américain Dennis Ross, qui pèse de son pouce sur la balance pour favoriser Israël, va apporter une solution équitable, juste et durable à la question palestinienne. Si vous croyez toujours cela, alors il vous faut vous faire examiner.
Ainsi, les deux directions sont actuellement en état de crise interne : il y a une crise de succession à l'intérieur du Fatah, à l'OLP il y a une crise de légitimité, une érosion des institutions, et le Hamas, comme vous le savez peut-être, n'est pas très populaire maintenant qu'il contrôle l'endroit depuis cinq ou six ans.
Mais je ne sais pas à quoi cela va mener. Israël et les USA ont interféré pour empêcher toute forme de réconciliation. Et il existe une forte résistance à la réconciliation en interne.
Q. Vous la soutenez.
R. Je pense que si les Palestiniens n'arrivent pas à accorder leurs violons, ils ne doivent avoir aucun espoir de résoudre leurs problèmes. Les problèmes palestiniens viennent, en premier lieu, des Palestiniens. Vous pouvez aussi blâmer Israël, ou les États-Unis ou les Arabes : ils ont leur part.
Q. Mais le danger est finalement que le Hamas régnera à la fois sur la bande de Gaza et sur la Cisjordanie.
R. Je ne suis pas inquiet comme d'autres à ce propos, parce que d'abord je ne pense pas que le Hamas ait la popularité qu'ils lui accordent. Ensuite, parce que je ne crois pas que l'un et l'autre soient prêts à renoncer aux contrôles qu'ils détiennent déjà. Et enfin, parce que je pense que le maintien du statu quo est désastreux pour les deux - et aussi et surtout pour le peuple palestinien.
De plus, ce dont ils parlent c'est d'intégrer le Hamas au sein de l'OLP - ce qui nécessite toutes sortes de changements dans les positions publiques du Hamas, vis-à-vis d'Israël, et vis-à-vis des accords signés par l'OLP et aussi des résolutions du Conseil national palestinien. Je ne sais pas s'ils en sont capables. Ils disent qu'ils vont le faire. Ils disent qu'ils auront des élections pour le CNP. Ils disent que vous aurez alors une composition complètement différente de l'OLP et qu'il y aura aussi des changements dans celle de l'Autorité palestinienne. Je me demande s'ils combineront un jour totalement Gaza et l'AP de Cisjordanie, mais il n'y a aucune raison particulière pour que la police, les services incendie et d'autres ne le soient pas. Les vrais services de sécurité probablement pas, mais les autres services, il n'y a pas de raison pour qu'ils ne le soient pas. Il n'y a pas de raison pour qu'une véritable administration, par l'AP, de la frontière avec l'Égypte ne conduise pas à un changement fondamental dans les statuts de Gaza. Ce serait l'intérêt de tous. Je pense à la réconciliation palestinienne comme à une condition préalable pour les Palestiniens pour sortir de l'ornière dans laquelle ils se trouvent. Cela ne résout pas le problème, mais permet aux Palestiniens d'aborder le problème en étant unis.
Q. Et quelle devrait être leur stratégie ?
R. Une chose qu'ils devraient faire, c'est de renoncer à la violence. Ils y ont renoncé, en principe - mais il faut qu'ils y renoncent en pratique. La violence ne leur a apporté rien d'autre qu'une catastrophe. Ensuite, ils doivent comprendre que l'impact de la violence sur Israël apporte de l'eau au moulin des pires forces en Israël. Enfin, il doivent comprendre qu'il leur faut opérer au sein du cadre juridique international, ce qui interdit la violence contre les civils. Si vous demandez que ces normes soient opposables à vos adversaires, vous devez vous-mêmes les respecter. Pas parce que les Israéliens le veulent, ni parce que les États-Unis l'exigent, mais parce que c'est ce qu'il faut faire, c'est la chose intelligente, c'est la stratégie à appliquer.
La seconde chose qu'il leur faut comprendre, c'est qu'autoriser les États-Unis à dominer les négociations est pire que de traiter directement avec Israël. J'étais dans ces négociations où un diplomate américain a proposé une conciliation pire que la position israélienne. L'Amérique est plus israélienne que les Israéliens - pourquoi avez-vous besoin d'elle ? Bien sûr, Israël en veut parce qu'elle multiplie par deux la puissance et la force d'Israël - mais d'un point de vue palestinien ? S'en passer, c'est mieux.
Enfin, toute la structure qui a été imposée à Madrid, Oslo et Washington est conçue pour perpétuer le statu quo. Ce n'est pas un processus de paix, c'est un processus pour gérer le conflit dans le sens des intérêts de l'Amérique et d'Israël. Vous devez jeter tout cela par-dessus bord. Les négociations doivent être stratégiques, aborder les problèmes réels et non une solution provisoire. Et vous devez être en capacité de faire pression sur l'autre partie, et si vous n'utilisez pas la violence, vous devez utiliser d'autres formes de pression. Il existe plusieurs façons de le faire, mais vous devez d'abord mobiliser votre peuple, vous devez sortir les gens de leurs coûteuses Audi et Mercedes, les sortir de la bulle de Ramallah où tout le monde prospère, où il n'y a pas de chômage, où il y a des bars, et où personne ne sait ce qu'il se passe à dix kilomètres de là, à l'extérieur de la bulle.
Q. C'est ce qu'ils disent d'habitude à propos de Tel Aviv.
R. Israël est une énorme économie prospère, les Israéliens peuvent régler cela eux-mêmes, c'est ce que les manifestants israéliens ont fait, Occuper Wall Street, Occuper Dizengoff, peu importe. C'est leur problème. Les gens qui vivent grassement à Gaza et encore plus à Ramallah ; c'est leur problème.
Il y a des stratégies, les relations publiques par exemple. Aucune délégation israélienne ne vient à New York sans passer les trois quarts de son temps à discuter avec le Congrès, avec les médias. Aucune délégation palestinienne venue à New York n'a jamais consacré un temps sérieux à la diplomatie publique.
Q. Il y a Hanan Ashrawi, Nabil Sha'ath.
R. Ils parlent toujours un anglais parfaitement correct, mais vous ne les voyez pas. Mais, je ne parle pas spécialement d'eux, je parle d'un échec qui remonte à vingt et trente ans, d'une incapacité à comprendre l'environnement international, l'environnement national des Israéliens et des Américains. Cela n'a jamais été vrai en Europe et dans le reste du monde - les Palestiniens y sont assez bons pour plaider leur cause - mais ils ont cet énorme angle mort dès qu'il s'agit des USA et d'Israël, qui sont les pays les plus importants.
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De Rashid Khalidi :
Histoire d'un état introuvable
L'identité palestinienne