Bernard CONTE
A partir de la fin des années 1970, le néolibéralisme a été imposé au détriment du libéralisme régulé qui fonctionnait sur la base redistributive du compromis fordiste au Nord et du nationalisme - clientéliste au Sud (1). Pour les capitalistes, il s'agissait de lutter contre la crise du profit, qu'ils considéraient principalement engendrée par l'inflation des demandes de redistribution de revenus adressées aux États.
Pour eux, en obérant les profits, les revendications sociales et politiques rendaient les démocraties progressivement « ingouvernables ». En effet, le jeu de la démocratie faisait que les règles de partage de la valeur ajoutée, à l'époque plus favorables aux salariés, étaient progressivement inscrites dans la loi, à travers ce qu'on pourrait qualifier de « constitutionnalisme social ».
Pour sortir de la crise, il fallait refermer la parenthèse des Trente glorieuses des salariés pour ouvrir celle des Trente glorieuses des financiers. Le passage au néolibéralisme a accompagné et a justifié l'extension géographique ainsi que l'intensification du capitalisme financiarisé favorisées par la dérégulation. Au service de la finance internationale, les politiques néolibérales se focalisent sur la croissance des profits et sur la réduction corrélative des coûts salariaux directs et indirects. Cela signifie la réduction du périmètre de l'État, la casse de l'État-providence ou de l'État nationaliste - clientéliste, la privatisation des rentes publiques..., avec pour conséquence, la paupérisation du plus grand nombre et l'euthanasie des classes moyennes.
En régime réellement démocratique, malgré le battage médiatique et la duplicité des élites politiques, un tel programme ne peut remporter, dans la durée, l'adhésion d'une majorité d'électeurs. Ainsi, la première mouture des réformes néolibérales, issue du consensus de Washington, s'est heurtée à un obstacle politique multiforme. Afin de poursuivre les processus engagés et de contourner ledit obstacle, les oligarques ont décidé de dénaturer la démocratie et de la rendre virtuelle afin que les populations n'aient plus aucune emprise sur les décisions politiques. Pour ce faire, le pouvoir de l'État central a été atomisé tant vers des instances supérieures qu'inférieures. De plus, le champ des options politiques a été réduit par l'enchâssement du néolibéralisme dans le droit, enchâssement réalisé dans le cadre d'un « constitutionnalisme économique », et complété par un système de « soft law », pour imposer la bonne gouvernance néolibérale « consensuelle ».
Pour l'oligarchie, la crise actuelle représente une opportunité pour le renforcement du pouvoir néolibéral et pour l'accélération corrélative du délitement de la démocratie.
La crise de gouvernabilité engendrée par les dérives du fordisme et les excès de la démocratie
Au cours de la parenthèse fordiste des Trente glorieuses, le compromis entre le capitalisme industriel et les salariés a progressivement donné lieu à des « débordements » revendicatifs coûteux, obérant largement les profits. Cette tendance, doublée d'une prise de conscience politique des populations, a conduit à une crise de gouvernabilité au Nord.
Par exemple, le rapport de la Trilatérale : La crise de la démocratie (2), publié en 1975, met en lumière la redécouverte par les économistes « du cycle de cinquante ans de Kondratieff, selon lequel 1971 (comme 1921) marquerait le début d'un ralentissement économique durable dont les pays capitalistes industrialisés ne devraient pas émerger avant la fin du siècle (3) ». De plus, lesdits pays sont confrontés à des divers problèmes : « l'inflation, les pénuries de matières premières, la stabilité monétaire internationale, la gestion de l'interdépendance économique, la sécurité militaire et collective (4)... ». Enfin, les dérives du processus démocratique ont notamment engendré « une surcharge de demandes adressées à l'État qui dépassent sa capacité à y répondre (5) ».
Comme « les demandes adressées à un gouvernement démocratique croissent, tandis que les capacités du gouvernement stagnent (6) », les démocraties deviennent ingouvernables.
Changer de cap en imposant le néolibéralisme
Il était urgent de réagir pour rétablir les conditions d'une exploitation optimale des travailleurs par le capital. La crise des années 1970, qui frappe le Nord avant de se propager aux pays du Sud, va donner l'occasion de revenir sur les concessions accordées aux salariés en déconstruisant le développement autocentré (principalement centré sur le développement du marché intérieur) que ce soit le fordisme au Nord ou le nationalisme-clientéliste au Sud.
Cette déconstruction passe par l'imposition des politiques monétaristes du consensus de Washington (7), qui visent à réduire drastiquement la consommation « improductive » de surplus (en termes de profits privés) par l'État-providence au Nord et par l'État nationaliste au Sud.
Pour les capitalistes, à travers la dérégulation, la privatisation, la libéralisation commerciale et financière, la « défaisance » de la protection sociale, la destruction des systèmes clientélistes..., il s'agissait de revenir sur les concessions accordées précédemment aux salariés.
Qui se heurte à l'obstacle politique
La faisabilité politique du traitement de choc néolibéral du consensus de Washington s'est avérée plus difficile que prévu. Les conséquences sociales négatives de l'ajustement monétariste, beaucoup plus flagrantes dans les pays du Sud, ont engendré des critiques, des résistances et des oppositions, parfois violentes (8).
La stratégie des élites politiques pour imposer l'ajustement, consistant à diviser et à opposer, a montré ses limites. Malgré les tentatives permanentes de manipulation de l'opinion publique par des actions de communication efficaces, il subsistait, en raison du jeu de la démocratie, des possibilités d'arrivée au pouvoir d'éléments moins favorables à la mondialisation néolibérale, voire opposés. Par exemple, des personnalités politiques opposées à la mondialisation néolibérale, au moins dans leur discours, ont été élues au sommet des États notamment en Amérique Latine, pré carré des États-Unis.
Devant la menace, il fallait réagir.
Contourner l'obstacle politique par l'ordolibéralisme
A la fin des années 1990, pour calmer les critiques et éviter tout « dérapage » démocratique nocif pour les affaires, le capitalisme financiarisé a adopté, à travers ses représentants officiels ou officieux, un discours plus politiquement et socialement porteur de consensus, entérinant le passage du monétarisme à l'ordolibéralisme (9).
La nouvelle rhétorique intègre un vocabulaire à connotation faussement sociale- démocratique-interventionniste, pseudo keynésienne... qui prépare les esprits à « l'économie sociale de marché » purifiée mise en oeuvre par le post-consensus de Washington. Sous couvert d'une novlangue, il s'agit simplement de poursuivre les processus engagés lors de la phase monétariste et de pérenniser les politiques néolibérales en les rendant incontestables.
Pour ce faire, il convient de les inscrire dans la loi, et plus précisément dans la loi fondamentale qu'est la Constitution, pour réduire au maximum la possibilité de mise en oeuvre de projets politiques alternatifs. Il faut réellement en finir avec le constitutionnalisme social des Trente glorieuses et passer définitivement au constitutionnalisme économique qui enchâsse la « gouvernance » néolibérale dans le droit. Le dispositif de réduction des degrés de liberté du politique est complété par la mise en avant d'un système de « soft law » comprenant notamment les agences de notation, les institutions financières internationales...
Au total, il s'agit d'enfermer le politique dans le carcan néolibéral, afin de rendre la démocratie inopérante tout en essayant de préserver l'illusion populaire de son fonctionnement effectif.
Et par l'approfondissement de la démocratie virtuelle
La démocratie virtuelle a une base formelle dans le vote des citoyens, mais le processus de décision politique, au moins concernant les domaines importants, est isolé de la participation et du contrôle populaires. Il s'agit de maintenir une démocratie de façade, et de déplacer la réalité du pouvoir vers de nouveaux centres isolés de toute influence populaire.
Amorcée de longue date, la dynamique de « virtualisation » démocratique s'opère à travers : (i) l'effeuillage du pouvoir de l'État central (10) vers le haut en direction d'instances supranationales et vers le bas par la décentralisation (11) ; (ii) la prise en compte d'acteurs dits « apolitiques », complices ou simplement manipulés.
Cette dynamique engendre l'atomisation, l'isolement et l'autonomisation des centres de pouvoir du niveau international au niveau local, en passant par les niveaux intermédiaires. Elle engendre aussi la « dilution » des responsabilités des décideurs que vient compléter un dispositif, sans cesse étendu, d'immunité assurant l'impunité.
Les élites politiques peuvent, sans risque, oeuvrer en faveur du capitalisme financiarisé en imposant le néolibéralisme. Il s'agit d'encadrer strictement l'intervention de l'État quand elle est au service des populations. A tous les niveaux (local, régional, national, communautaire, international), l'intervention publique ne doit pas entraver, ni même contrôler les activités du capitalisme financiarisé.
La crise actuelle : une crise de légitimité des élites
Par contre, lorsque le système entre en crise, l'intervention publique, salvatrice pour le capitalisme financiarisé, se fait massivement et durablement. Les populations sont sommées d'accepter d'endosser la socialisation de la gabegie des institutions bancaires et financières. Pour le justifier, les élites politiques usent d'un double langage.
La crise cesse alors d'être simplement financière ou économique, elle devient inévitablement politique. C'est une crise globale de légitimité des élites politiques.
Les premiers, les pays du Tiers-monde ont connu une telle situation, lorsqu'au début des années 1980, ils se sont trouvés écrasés par une dette extérieure insoutenable. Malgré le caractère « odieux (12) » de la majeure part de cette dette, les dits pays ont été placés sous la tutelle des institutions néolibérales (FMI, Banque Mondiale, OMC...) pour faire payer la note aux populations. Dans ce contexte, les élites politiques nationales « complices » ont eu beau jeu d'incriminer, dans le discours officiel, les institutions financières internationales pour mettre en oeuvre les politiques de prédation et de paupérisation dont elles espèrent recueillir quelques miettes.
Aujourd'hui, la crise grecque révèle l'extension de ce schéma aux pays du Nord. La Grèce préfigure la Tiers-Mondialisation de l'Europe (13).
Bernard Conte
Bernard Conte est enseignant - chercheur à l'Université Bordeaux IV et à Sciences Po Bordeaux.
Son Site : conte.u-bordeaux4.fr
Son Blogue : blog-conte.blogspot.com
(1) Texte rédigé à partir d'une communication présentée aux rencontres : Actualité de la pensée de Marx, organisées par Espaces Marx Aquitaine, Sciences Po Bordeaux, décembre 2010.(2) Michel Crozier, Samuel P. Huntington, Joji Watanuki, The crisis of democracy, Report on the governability of democracies to the Trilateral Commission, New-York, New York University Press, 1975.
(7) Voir : Bernard Conte, Le consensus de Washington, Bordeaux, 2003.
(8) Une des première critiques, Cf. Bernard Conte : L'ajustement à visage humain, Bordeaux, 2003.(9)Sur l'ordolibéralisme ou néolibéralisme allemand, voir : Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, Bordeaux, PUB, 2009, p. 54-60 ; François Bilger, « L'école de Fribourg, l'ordolibéralisme et l'économie sociale de marché », 8 avril 2005.
(10) Cet effeuillage s'opère en vertu du principe de subsidiarité qui présente une double dimension : verticale et horizontale, cf. Bernard Conte, La Tiers-Mondialisation de la planète, op. cit. p. 194-198.
(11) Les lois Defferre de 1982 marquent l'origine du processus de décentralisation en France.
(12) Une dette est dite « odieuse » lorsqu'elle a été contractée pour des objectifs contraires aux intérêts de la nation et aux intérêts des citoyens.
(13) Bernard Conte, La Grèce préfigure la Tiers-Mondialisation de l'Europe, Contreinfo.info, 16 mars 2010.