Robert FISK
Robert Fisk a questionné la conseillère d'Assad à propos de la violente bataille où se joue l'avenir de la Syrie.
Bouthaina Shaaban fait partie de la liste des six Syriens inscrits sur la liste américaine pour l'application de sanctions individuelles contre le régime Assad. C'est la conseillère politique du président. Une mère d'un âge moyen et femme écrivain parlant un anglais parfait, se sentant chez elle à Paris comme au Caire... Et tous ses actifs aux Etats-Unis sont gelés. Impressionnant.
Après avoir pris place dans son bureau à Damas, je lui ai posé la question qui allait de soi : quelle impression cela fait-il d'être sur la liste des sanctions de la nation la plus puissante sur terre ? « Rien en réalité », répondit-elle, rapide comme un éclair. « Je n'ai pas d'actifs - à l'exception des actifs de l'amour pour mon peuple. Les Américains comprennent dans le mot 'actifs' uniquement les dollars, et je n'ai de dollars nulle part dans le monde... »
Les « actifs de mon peuple » est un peu un cliché. Mais elle a touché juste. Elle n'est pas sur une liste européenne des sanctions - pas encore - et elle pense qu'elle peut aller en Europe si elle le veut. « C'est un peu ironique, vraiment, d'être sur une liste de sanctions américaines alors que mes livres sont en vente partout aux Etats-Unis. A l'heure actuelle mon unique projet de voyage est un possible voyage en Arabie Saoudite. »
C'est un de ces entretiens fréquents en Syrie - Shaaban préfère un échange off-the-record. J'insiste pour enregistrer. Une fois lancée, je ne peux plus l'arrêter, et elle confirme ce que tous les autres Syriens à Damas disent : que la situation de la sécurité à Homs est terrible, que l'armée est attaquée dans tout le pays. N'importe qui avec une plaque d'immatriculation militaire sur sa voiture est une cible. Shaaban est elle-même de Homs. « Aujourd'hui, c'est le deuxième anniversaire de la mort de ma mère et vous le savez nous aimons aller sur la tombe de nos proches pour l'anniversaire de leur décès, mais je ne peux pas aller sur la tombe de ma mère -.. J'ai peur d'être tuée à Homs. Tout le monde souffre maintenant. »
« L'autre jour, je suis allée voir la femme qui est la meilleure boulangère de Damas - elle travaille sur la route de l'aéroport, j'ai toujours acheté mon pain chez elle, mais elle pleurait, et elle m'a dit que certains hommes barbus sont venus chez elle et lui ont dit : « vous êtes une chrétienne et vous mettez du whisky dans votre pain. » Alors, elle a dû fermer sa boulangerie. C'est cela le genre de personnes qui veulent détruire la Syrie. Maintenant, les gens, pour la première fois, sont attentifs à la religion de leurs voisins. Ce n'était jamais arrivé auparavant. Vous savez, la Syrie est l'un des les pays où les gens ont des noms correspondant à des métiers - comme Najr (charpentier) et Haddad (forgeron). Mais maintenant les gens se demandent quelle est leur religion ».
L'explication politique est, bien sûr, familière. La violence est dirigée contre l'armée. « Elle est dirigée contre nos bâtiments publics et les villes. Cela n'a rien à voir avec des manifestations pacifiques. Cette violence est la chose la plus dangereuse qui se passe aujourd'hui en Syrie. Les Syriens veulent tous vivre en paix, et faire avancer le pluralisme et les réformes. Cette violence n'amène pas la démocratie Il y a évidemment un secteur qui voit son intérêt dans les conflits et non pas dans les réformes. Ils se sont tous vus donner de l'argent pour tirer sur les manifestants et les forces de sécurité... ou alors ce sont des fondamentalistes extrémistes ».
Je me suis déjà trouvé auparavant dans la même situation. Sûrement, sûrement - ais-je dit à Shaaban, pourtant ces terribles images sur YouTube de manifestants abattus à Deraa et Homs et Hama étaient réelles. On y voit même des soldats syriens se retourner et tirer sur l'homme en train de les filmer avec sa caméra mobile. Nous savons tous combien ces services de renseignement peuvent être brutaux. Je me souviens - mais y faire allusion - d'être passé devant le siège de la « muhabarrat » non loin de mon hôtel et disant à un ami la nuit même qu'ils devaient être en plein travail avec les « interrogatoires ». « [Ces interrogatoires] ont lieu dans les caves », répondit-il. « Vous ne voudriez pas savoir ce qui se passe là-bas. »
« Je pense que vous devez connaître les deux facettes de l'histoire », fut la réponse. « Je ne serais pas en mesure de vous dire l'autre côté de l'histoire. Il y a toujours deux côtés désormais de l'histoire... Je ne vais pas défendre quiconque mais au début de la crise, notre armée et notre police et les services de sécurité ont supporté des sacrifices terribles, mais ils leur a été dit de ne pas tirer sur les manifestants. Je ne sais vraiment pas pourquoi les gens devraient faire ce genre de choses. Les civils syriens qui sont allés en Turquie... ils sont rentrés et ont dit que les Turcs leur avaient promis un passeport, toutes sortes de choses qui se sont avérées être fausses. Pourquoi une personne voulant fuir Idlib irait en Turquie ? Ils se rendraient à Alep. »
Je dis à Shaaban que j'ai passé des heures à parler aux réfugiés syriens au Liban, des agriculteurs pauvres qui racontaient des histoires terribles des milices « shabiha » et de la brutalité des services de renseignement dans leur village de Tel Khalak. Certes, elle ne croirait pas que l'on faisait ce genre de choses ? Elle parle de « groupes armés » manipulant ces gens et de la façon dont « des armes passent à travers les frontières. » « À Deraa, nous avons trouvé des armes qui étaient israéliennes. J'ai dit à ces personnes qu'elle devaient montrer ces armes dans les médias... »
Comment se fait-il que les anciens meilleurs amis de la Syrie - la Turquie et le Qatar - sont maintenant parmi ses plus ardents détracteurs, lui ais-je demandé ? « Je trouve que l'attitude de la Turquie est un mystère. Quand vous avez un bon ami - et c'est la Syrie qui a ouvert aux Turcs la porte d'entrée du monde arabe, permettant aux Turcs de venir ici sans visa, et la Syrie a alors été inondée de produits turcs - nous ne nous attendions pas à avoir à tenir compte des politiques d'un autre peuple. Je pense qu'il y a plus gros en jeu, des raisons supplémentaires. la Turquie doit devenir un bouclier anti-missiles, et elle est membre de l'Otan - je ne sais pas quelle est la part du gâteau pour la Turquie en échange de cela. Quand j'ai entendu hier des déclarations d'un officiel turc à notre propos, je me sentais comme s'il se posait en maître et nous en élèves. Nous n'avons rien fait pour provoquer cette prise de position de la Turquie. »
Il y a de la perplexité devant la condamnation féroce venant du Qatar, mais du soulagement car il apparait évident que la réunion de mercredi entre les Syriens et la Ligue arabe s'est bien passée. « Je pense qu'ils sont venus avec une attitude positive. Ils ont dit que la Syrie était un pays très important dans le monde arabe, que tout ce qui se passe en Syrie aura une incidence sur tous les Arabes. Bien sûr, beaucoup de leurs questions étaient basées sur les rapports d'Al-Jazeera et d'Arabia[les chaînes de télévision]. »
Robert FISK
source : info-palestine.net
28 octobre 2011 - The Independent - Vous pouvez consulter cet article à :
Traduction : Nazem + corrections du Grand Soir