27/10/2011 mondialisation.ca  13min #59100

 Le triomphe médiatique des faussaires : y'en a marre !

Épitre à l'Occident : Plaidoyer pour la non-ingérence en Tunisie

par Chems Eddine Chitour

« Si j'ai le choix entre vivre dans un pays musulman sans liberté et un pays laïc où existe la liberté, je choisis le second! Il est sans doute plus proche de l'islam que le prétendu Etat musulman... »

Rached Ghannouchi. Interview au journal L'Express le 29 04 1993

Le 23 octobre dans le calme et la sérénité la Tunisie a fait preuve de maturité en organisant les premières élections pluralistes de son histoire. Plusieurs centaines de journalistes et des dizaines d'observateurs sont venus assister à l'événement. Ils ont pu témoigner de l'engouement du peuple tunisien pour un nouveau départ, signe d'un réel réveil voire d'une maturité qu'il nous faut saluer. Ceci ne nous étonne par parce que le peuple tunisien dans son histoire récente n'a pas subi une colonisation de peuplement comme ce fut le cas de l'Algérie. La France en envahissant la Tunisie, en imposant un protectorat vers 1880- on doit cela à Jules Ferry- et en installant un résident général n'a pas détruit les structures sociales de ce pays, le bey continuait à régner. Résultat des courses, il existe une classe moyenne et une culture spécifique que 50 ans de bourguibisme et de benalisme n'ont pas réduits au contraire. Les pouvoirs successifs postindépendance se sont appuyés justement sur ces classes moyennes pour développer le pays.

Les centaines de journalistes au-delà du fait qu'ils étaient là pour couvrir cet important événement, étaient en fait, venus voir comment les Tunisiens allaient réagir avec l'avancée prévisible du mouvement. Le mouvement islamiste tunisien Ennahda a affirmé avoir obtenu plus de 40% des sièges de l'Assemblée constituante. Abdelhamid Jlazzi, directeur de campagne du parti a déclaré que toutes les organisations tunisiennes seraient associées aux discussions à venir sur les futures institutions démocratiques du pays.

«Nous sommes arrivés au pouvoir par la démocratie, et non pas par des blindés», a-t-il promis. Pendant toute la campagne, Ennahda s'est prévalu d'un islamisme modéré sur le modèle du parti AKP, au pouvoir en Turquie. A l'inverse, les proches de Rached Ghannouchi affirment que les partisans d'un Islam plus orthodoxe jugent le chef de file d'Ennahda comme étant trop libéral. «Les salafistes, les wahhabites et mêmes certains membres de la confrérie des Frères musulmans ne l'aiment pas, certains pourraient même dire que c'est un 'kafir'' (un apostat)», rapporte un ami égyptien de Ghannouchi qui le connaît de ses années d'exil à Londres.(1)

Pire, l'immense majorité des reportages avait fait planer le spectre de l'Islamisme en diabolisant au passage l'Islam. Ce fut du pain bénit, les reporters choisissaient à dessein les citoyens et citoyennes qui devaient dire leur crainte voire leur aversion du mouvement de la renaissance.

Qui est Ennahda ?

On dit qu'Ennahda est une menace ! Menace pour qui? Pour les Occidentaux, c'est en fait de cela qu'il s'agit! Au nom de l'ingérence sacrée, on diabolise un mouvement en faisant craindre aux Tunisiens le spectre à l'algérienne qui, au passage, il faut le dire, eut son Printemps arabe un certain 5 octobre 1988 ou un scénario à l'iranienne, les islamistes étant installés durablement aux commandes.

Le leader d'Ennahda en l'occurrence, Rached Al-Ghannouchi est né le 22 juin 1941 à El Hamma, est un homme politique tunisien de tendance islamiste. Jeune homme, Rached Ghannouchi découvre les thèses des Frères musulmans en Egypte, pendant ses études de philosophie, puis revient en Tunisie en 1969. Il multiplie les prêches enflammés dans les années 70. La formation qu'il co-fonde en 1981, le Mouvement de la tendance islamique (MTI), prend le nom d'Ennahda, en 1989. Il fait trembler le pouvoir tunisien au point que Habib Bourguiba, veut le voir «pendu au bout d'une corde». Et son successeur, Ben Ali, le contraint à un exil de plus de 20 ans. Le mouvement est rapidement la cible de la répression et Ghannouchi est conduit à plusieurs reprises devant les tribunaux. Ghannouchi est gracié par le nouveau président Zine el Abidine Ben Ali le 14 mai 1988. En remerciement, il lui exprime sa confiance dans une interview publiée le 17 juillet par le journal Assabah. Ghannouchi vit en exil à Londres du début des années 1990 jusqu'à son retour en Tunisie suite à la révolution tunisienne de 2010-2011.

Le Code de la famille tunisien ne semble pas l'indisposer outre mesure comme le montre la lettre qu'il aurait adressé à Ben Ali: « Il reconnaît le Code du statut personnel comme étant 'dans l'ensemble [...] un cadre propre à organiser les relations familiales'' ».(2)

Faisant dans la méthode Coué certains journalistes en rajpoutent, après celles et ceux qui ont comparé le soulèvement des Tunisiens à la révolution française voire une révolution planétaire, les voila t-il pas qu'ils en rajoutent : « La Tunisie se porte comme un charme, on a de la pluie... Dieu merci, la sécurité est rétablie et l'industrie tourne, à nouveau. Bon, le tourisme piétine encore, mais la reprise n'est pas loin... le cheikh Rached Ghannouchi [leader du parti islamiste Ennahda] lui-même a déclaré: "Le 23 octobre n'est pas la fin du monde.'' Et quels que soient le résultat des élections et les forces élues, la vie suivra son cours et la terre continuera sa ronde autour du Soleil! (...) (...) Non! La Tunisie est sur les rails... et sur les bons. Soyons optimistes et fair-play, comme disent les sportifs. Apprenons la modestie dans la victoire et la patience du courage et de l'honneur dans la défaite. (...) Alors! Soyons optimistes! Le meilleur est à venir.»(3)

A l'autre bout du curseur, dans le même quotidien, on s'inquiète de la forte poussée d'Ennahda aux élections du 23 octobre. Il appelle le parti islamiste à ne pas oublier l'héritage laïc du pays. Que ferez-vous de cette démocratie, messieurs les gagnants? Que ferez-vous de la République? Que ferez-vous de notre Histoire? Et surtout quelles intentions avez-vous envers notre identité et envers la laïcité, legs incontournable d'une civilisation trois fois millénaire; berceau de ce brassage pluriculturel, pluriculturel, la force de diversité et, finalement, la tolérance sans laquelle nous n'aurions jamais pu vivre ensemble. Les urnes s'apprêtent à rendre le verdict historique. La Démocratie, dont les observateurs disent qu'elle ira à bon port, s'accomplit et renaît, trois mille ans après en Tunisie, depuis Carthage avec son Parlement, "les suffitats''. Mais c'est une démocratie fatalement fragile, qui bégaiera, qui provoquera ces ébranlements sur le sol de nos vieilles certitudes.(4)

Même là par mimétisme ravageur, le journaliste voulant décidément s'arrimer à une ère de civilisation qui n'est pas la sienne, oublie que les Amazighs pratiquaient la Djemââ, l'ancêtre de la gestion démocratique de la cité, avant les Phéniciens installées à Carthage, ce dont se flatte le journaliste. Trois millénaires, oui c'était les Amazighs. Huit siècles plus tard, la venue des Phéniciens sur les bords de Tamazgha (l'Afrique du Nord actuel) ont apporté certes, leurs savoir-faire mais le fond rocheux de la démocratie est à attribuer à la civilisation amazighe.

Pourquoi l'Occident propage à dessein l'inquiétude ?

Est il directement dans son quotidien par la destruction de la Libye et en son temps par la guerre civile en Algérie qui a broyé plus de 200 0000 citoyens et citoyennes ? Non ! mille fois non ! La détresse des pays maghrébins n'interesse les pouvoirs occidentaux actuels que dans la mesure où ils veulent continuer à avoir des rentes imméritées permises les dirigeants maghrébins actuels ou futurs à leurs bottes. Il faut savoir encore une fois que ce qui intéresse l'Europe c'est qu'il n'y ait pas un parti islamiste à ses portes. La « démocratie » selon leur directive oui, mais pas l'Islam sauf s'il montre patte blanche et c'est le but du tintamarre médiatique en diabolisant à outrance on prend date avec l'avenir quelque soit la couleur des futurs dirigeants.

Pour leur part, les Américains sont plus directs, ils n'auront pas de mal à composer avec les islamistes pourvu que leurs intérêts ne soient pas menacés. Christophe Barbier le spécialiste tout terrain nous l'explique: «Les islamistes d'Ennadha, qui devraient arriver en tête, appellent au rassemblement avec les formations laïques. Après la chute des dictateurs, les élections... (...) Une peur un peu honteuse, tant l'irénisme est de rigueur, et tenace aussi, le remords d'avoir si longtemps soutenu des dictateurs, avec, pour seule raison, cynique mais valable, d'être en sécurité sur nos rives. (...) Cette peur, c'est celle de l'islamisme, celle d'un pouvoir barbu et liberticide, dont les imams psychopathes remplaceraient les militaires d'opérette et les despotes débauchés d'hier.»(5)

« Nous sommes dans un marécage idéologique, un entre-deux politique où les potentats sont déchus, mais les démocraties, pas encore installées. Balbutiantes et vacillantes, elles sont comme un enfant effrayé par ses premiers pas dans un monde vertigineux. (...) Et si rebelles et révoltés avaient oeuvré, à leur insu, pour préparer le règne des imams? (...) S'imposer par une révolution ou une guerre civile n'est rien à côté d'élections gagnées: l'islamisme pourrait bien, demain, affirmer être légitime selon les critères mêmes de l'Occident. Que répondrons-nous? Aujourd'hui, les sirènes de l'optimisme chantent à tue-tête qu'il n'y a rien à craindre, que c'est un Islam modéré, «intermédiaire». Elles n'ont à la bouche que l'exemple de la Turquie, où islamisme et démocratie barbotent en harmonie dans le bain de miel de la prospérité économique. C'est oublier la cure de laïcité imposée jadis à son peuple par Kemal Atatürk, ce vaccin longue durée. Plutôt que le modèle turc, c'est le scénario algérien qui risque d'advenir. Il y a vingt ans, l'Algérie faillit tomber dans l'intégrisme par la fente des urnes, il fallut interrompre le processus électoral et engager la bataille armée. »(5)

Barbier parle du règne des imams, de barbus de l'Algérie qui, pour une fois, trouve grâce aux yeux de l'Occident parce qu'elle a interrompu un processus démocratique. En parlant d'un Islam intermédiaire il fait référence je pense, à un Islam mondain sans aspérité, qui s'accommode de l'apéro et qui se déleste de sa spécificité. Un Islam que les clercs «musulmans intermédiaires» en Europe ânonnent sur les plateaux pour être bien en cours.

Le modèle tunisien est pour les dirigeants occidentaux un moindre mal, d'autant que les Tunisiens y sont sensibles. On se souvient que Bourguiba était fasciné par Ataturc au point,dit-on que même le drapeau tunisien présente des similitudes avec le drapeau turc. Il semble que les Turcs ne veulent pas de cette proximité.

« Recep Tayyip Erdogan n'a jamais apprécié la comparaison des idées du Parti de Rached Ghanouchi aux siennes. (...) L'AKP est formé d'élites des milieux d'affaires comme des milieux intellectuels, ce qui n est pas le cas d'Ennadha. (...) Lors de la visite du Premier ministre turc Erdogan en Tunisie, il n'hésita pas à éviter de serrer la main à Rached Ghanouchi qui l'attendait à l'aéroport de Tunis. (...) Le parti majoritaire à l'Assemblée nationale turque ne veut surtout pas être vu comme des islamistes car cela réduirait ses minimes chances d'entrer dans l'Union européenne. (...)»(6)

Par ailleurs et s'agissant du parti Ennahda, i lsemble qu'il a fait appel à des financements étranges.

« Dans tout cet imbroglio, on apprend qu'Israël est le premier mécène du Parti Ennadha. On peut s'interroger sur la raison d'un tel pacte. Le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu a fait un don de 12 millions d'euros à Rached Ghannouchi par l'intermédiaire de la Banque Rothschild. (...) Les États-Unis d'Amérique sont le deuxième généreux donateur au Parti Ennadha avec 5 millions d'euros versés aux extrémistes. (...) Les Pays du Golfe ne financent pas le Parti Ennadha le jugeant trop ouvert à leurs goûts et pas assez extrémiste. (...) Mais à quoi jouent les Américains? Financer leur probable futur ennemi? La stratégie américaine est de constituer un Grand Orient intégriste partant d'Alger pour aller jusqu'au Pakistan permettant ainsi aux États-Unis de plus facilement piller les ressources en phosphore tunisiennes comme les ressources pétrolifères de Libye ou du Bahreïn.»(6)

Le sacerdoce de Ghannouchi

Si on analyse le parcours de Ghannouchi force est de constater que l'homme est constant dans son rejet du pouvoir. Son argumentaire quant au choix de l'Islam est venu au bout d'un processus de réflexion comme il l'explique dans une interview il y a une vingtaine d'années. Pour Ghannouchi l'idéal nassérien d'une nation arabe, forte, prenant modèle sur le monde occidental, s'était brisé. «J'avais, dit-il, pour la première fois visité l'Europe. Et, dans les auberges de jeunesse, j'avais rencontré une génération pessimiste, perdue et droguée. Les jeunes ne croyaient en rien, critiquaient durement leur société, et les philosophes occidentaux eux-mêmes, comme Sartre, attaquaient l'Occident, nous le montraient de l'intérieur, avec ses doutes et non plus comme une image idéalisée. (...) Parce que les élites au pouvoir ont été éduquées en Occident. A travers elles, les anciennes puissances coloniales ont pu conserver leur influence. Lorsque le peuple redécouvre ses racines, l'élite moderniste n'a d'autre moyen de se protéger que de recourir aux militaires formés, eux aussi, en Occident.(7)

Monsieur Rachide Ghannouchi fait le procès des élites qui ont vendu leurs âmes à l'Occident,il aurait pu au passage nous expliquer son cas à savoir la sollicitude du Royaume Uni pendant une vingtaine d'années à son égard en lui permettant de vivre en toute quiétude et de s'être installé socialement. Cet Occident honni lui a permit de faire proséprer ses idées qu'il vient -du jour au lendemain- vendre aux Tunisiens et Tunisiennes comme étant la solution aux problèmes de la Tunisie.

Interrogé sur sa vision de la modernité il déclarait toujours dans cet interview à l'Express :

« Cela dépend de quelle modernité vous voulez parler! Nous rejetons votre conception, qui consiste à séparer la religion et la vie de la société. Mais nous avons notre propre chemin vers une modernité qui ne cherche pas à imiter l'Occident. Et qui implique une totale liberté de pensée, une totale liberté du peuple de choisir ses gouvernants. Alors, évidemment, nous approuvons. (...) le régime de Téhéran est basé sur la volonté du peuple iranien. A ma connaissance, aucun observateur n'a prétendu que les élections au Parlement iranien ont été truquées ou falsifiées. Je crois qu'il n'existe que deux Parlements dignes de ce nom dans tout le Moyen-Orient: l'iranien et l'israélien.(...) Ce qui est en question n'est pas tant le concept de démocratie qu'une réaction contre l'Occident, que nous refusons d'imiter. Nous nous opposons à des gouvernements qui se réclament de la démocratie. Mais aucun penseur islamique ne prétend que l'autorité du gouvernement est l'incarnation de la volonté divine! (...) Notre problème est que l'Etat n'est ni islamique ni laïc. Je peux vivre tranquillement dans des pays comme la Grande-Bretagne ou la France où la liberté confessionnelle est respectée. En Angleterre, il y a un parti islamique... Mais pas en Tunisie! Pas en Egypte!»(7)

On le voit les choses ne sont pas simples et on dit que Ghannouchi sans doute, la vie à Londres, l'âge, la comparaison avec les régimes totalitaires musulmans, lui ont fait prendre conscience des vertus de la démocratie. L'expérience algérienne nous a valu 200.000 morts; elle est unique. La configuration est différente en Tunisie et le pouvoir ne pourra prendre le risque d'annuler les élections. Pourquoi ne pas essayer de jouer le jeu? L'occasion est unique et la Tunisie tient en Ghannouchi une dernière carte «soft» pour aller vers une transition apaisée qui pourra servir de modèle à la fois pour les autres Etats musulmans mais aussi qui fera la preuve que l'Islam bien compris - pas celui des «Lumières» comme l'ânonnent les spécialistes musulmans de service sur les plateaux des chaînes françaises est consubstantiel de la démocratie «Ach choura». Je suis sûr que la Tunisie trouvera son chemin si l'Occident la laisse en paix en n'attisant pas la haine et la phobie de l'Islam. En Algérie, nous observons avec attention cette expérience et nous souhaitons la réussite à ce peuple avec lequel nous partageons, l'histoire, le sol, et la culture.

Notes

1. Andrew Hammond; Bertrand Boucey, Jean-Loup Fiévet et Henri-Pierre André (Reuters)

2. Michel Deure, « L'émir des islamistes exprime sa confiance en M. Ben Ali », Le Monde, 17 mai 1988

3. Khaled Guezmir: Ici la Tunisie, la démocratie va bien. Le Temps 24.10.2011

4.  courrierinternational.com

5. Christophe Barbier: Après le printemps arabe, l'hiver islamiste? L'Express 25/10/2011

6.  agoravox.fr

7. Jacques Girardon, Rached Ghannouchi: «Pourquoi je suis islamiste». L'Express 29/04/1993

Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique enp-edu.dz

 mondialisation.ca

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