Il est d'usage de considérer les résolutions du Conseil de sécurité comme sources de droit. Encore faut-il qu'elles se conforment aux principes de la Charte des Nations-Unies. Ce n'est manifestement pas le cas de la résolution 1973 autorisant l'intervention des volontaires de l'OTAN en Libye.
©UN Photo/Paulo Filgueiras
Le 17 mars 2011, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté une Résolution dans le but de protéger la population civile dans le conflit interne à la Jamahiriya arabe libyenne. Bien que l'article 27-3 de la Charte des Nations Unies exige l'accord de tous les membres permanents pour toutes les décisions qui ne relèvent pas des questions de procédure, la décision adoptée sans le consentement de la Chine et de la Russie est considérée comme légalement valide puisqu'il est devenu coutumier parmi les membres des Nations Unies de considérer l'abstention comme un consentement.
Pour répondre aux exigences de l'article 39 de la Charte en ce qui concerne l'imposition de mesures coercitives, dont l'usage de la force, le Conseil a établi que la « situation » de conflit interne à la Libye constituait une menace pour la paix et la sécurité internationales. En violation des dispositions des articles 42 et suivants de la Charte relatifs à la mise en application collective de résolutions par le Conseil lui-même, les paragraphes opérationnels 4 et 8 de la Résolution autorisent tous les Etats membres à prendre au besoin, individuellement ou dans le cadre d'organismes ou d'arrangements régionaux, toutes mesures nécessaires pour protéger la population et faire respecter l'interdiction de tous vols dans l'espace aérien de la Jamahiriya arabe libyenne.
Il est évident que la délégation de pouvoirs quasi illimités aux parties et groupes régionaux intéressés, qui est devenue habituelle depuis les Résolutions de 1990/1991 sur la Guerre du Golfe, est incompatible non seulement avec la Charte des Nations Unies mais aussi avec le droit international. Bien que les dispositions des articles 43 et suivants de la Charte concernant la mise à la disposition du Conseil de sécurité de forces armées et de contingents de forces aériennes nationales soient restées lettre morte et que le Comité d'état-major ne soit jamais devenu opérationnel, le Conseil de sécurité ne peut en aucun cas autoriser l'usage de la force dont l'ampleur et la forme sont uniquement à la discrétion des parties qui s'offrent pour intervenir au nom de l'ONU. Les procédures évoquées dans les paragraphes opérationnels de la Résolution 1973 et leur application par les parties intéressées, dont l'OTAN, sont contraires à la doctrine de sécurité collective qui constitue la base des dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies sur plusieurs points importants :
1. La notion de « toutes mesures nécessaires » que les Etats membres intéressés sont invités à prendre pour « protéger les populations civiles » (|4) et « faire respecter l'interdiction de vol » (|8) est vague ; elle n'a pas été définie. Dans un contexte de politique internationale hégémonique, les termes imprécis sont inévitablement interprétés en fonction des intérêts particuliers des parties intervenantes et ils ne peuvent par conséquent jamais constituer la base d'actions légalement justifiées. Ces termes ont souvent été utilisés comme prétexte à un usage pratiquement illimité de la force.
2. L'absence de définition précise de l'expression « toutes mesures nécessaires » empêche d'entrée de jeu d'affirmer la compatibilité des mesures adoptées avec les buts affirmés dans la Résolution. En réalité, cela autorise les Etats et les groupes d'Etats intéressés ainsi que leurs dirigeants politiques et militaires à agir en dehors de tout contrôle et dans une totale impunité.
3. « Autoriser » les Etats à prendre « toutes mesures nécessaires » pour appliquer une Résolution légalement contraignante est une invitation à exercer un pouvoir arbitraire et arrogant et prive de tout sens les obligations de l'ONU envers le droit international. Le fait que le Conseil de sécurité, en utilisant l'expression « toutes mesures nécessaires », ait adopté auparavant la même approche, c'est-à-dire dans la Résolution 678 (de 1990), qui portait sur la situation entre l'Irak et le Koweït, ne justifie pas l'action actuelle dans le conflit interne à la Libye.
4. L'interprétation de l'expression « toutes mesures nécessaires » par deux membres importants du gouvernement britannique peu après l'adoption de la Résolution est une preuve des problèmes suscités par l'emploi de termes non définis et en particulier des abus de pouvoir qu'il invite à commettre. Les ministres de la Défense et des Affaires étrangères ont tous les deux explicitement exclu le fait de tuer le dirigeant libyen des mesures « possibles » autorisées par la Résolution. Bien qu'ils n'aient pas repris cette idée dans des déclarations ultérieures et que le Premier ministre britannique n'ait pas adhéré à cette interprétation de « toutes mesures nécessaires », la boîte de Pandore est maintenant ouverte.
5. Le Premier ministre de la Fédération de Russie a très justement qualifié la Résolution de « défectueuse » et d'« imparfaite » dans la mesure où elle permet « n'importe quoi » et ressemble à un « appel médiéval à la croisade ». Bien que ce jugement puisse paraître choquant aux gardiens attitrés de l'humanité et représentants de la « communauté internationale », la procédure par laquelle les dirigeants d'un pays sont déclarés hors-la-loi internationaux et chaque Etat ou groupe régional est invité à se joindre au combat comme il l'entend ressemble effectivement à l'esprit des croisades. Or les déclarations de guerre médiévales n'ont rien à faire en droit international moderne. La justice expéditive et la mêlée générale humanitaire sont des éléments anarchiques qui appartiennent au système prémoderne des puissances impériales qui existait avant l'abrogation du jus ad bellum.
6. Dans le cadre des mesures d'application du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, qui comprennent l'usage de la force, l'expression « toutes mesures nécessaires » invite effectivement les membres autoproclamés d'une « coalition de volontaires » à agir de manière unilatérale. C'est quelque chose qui non seulement subvertit mais pervertit la logique de sécurité collective des Nations Unies au service d'une politique impérialiste masquée derrière des motifs humanitaires comme ceux proclamés à l'aide du slogan « responsabilité de protéger » (qui désigne un ensemble de principes adoptés en 2005 par l'Assemblée générale des Nations Unies) qui semble avoir remplacé celui, antérieur, d'« intervention humanitaire ».
7. L'interdiction stipulée à l'article 4-2 de la Charte aura perdu tout son sens si, au moyen d'une Résolution en rapport avec le chapitre VII, tout Etat membre peut réellement recourir à la force pour poursuivre un but abstrait de manière unilatérale et sans aucun contrôle.
8. L'objectif déclaré de « protection des populations civiles » a été appliqué par les Etats membres intéressés, avant tout par les anciennes puissances coloniales d'Afrique du Nord, en collaboration avec les Etats-Unis, de telle manière qu'il a fait encore davantage de victimes parmi les civils innocents.
9. Contrairement à l'objet du chapitre VII de la Charte, l'application de la Résolution 1973 par les parties intéressées a augmenté la menace à l'endroit de la sécurité internationale au lieu de la réduire. Ce qui était essentiellement un conflit interne résultant d'un soulèvement armé est devenu un conflit international. En intervenant dans un conflit interne aux côtés d'une seule partie, les Etats qui se sont chargés d'appliquer la Résolution, individuellement et au travers de l'OTAN, ont attisé le conflit et provoqué une situation qui pourrait conduire à une désintégration de la Libye, avec la perspective d'une instabilité à long terme dans toute la région nord-africaine et méditerranéenne.
10. La participation de l'OTAN en tant que coordinatrice de l'application de l'interdiction de vol et, finalement, de toutes les opérations militaires en Libye, a encore compliqué la dimension internationale du conflit. L'OTAN est un pacte de défense mutuelle d'Etats européens ainsi que de la Turquie et des Etats-Unis. Même sous couvert de « gestion des crises » et de nobles motifs humanitaires, les opérations d'agression en Afrique du Nord - en dehors de la zone du Traité - continuent d'être une menace pour la paix et la sécurité. La participation de l'OTAN en tant qu'organisation régionale, bien qu'elle ne représente pas la région nord-africaine, témoigne également des dangers que constitue la formule d'autorisation générale de la Résolution 1973. Il est certain que l'OTAN représente un éventail d'intérêts totalement différents de ceux de la région concernée. Au vu de sa composition et de ses objectifs politiques, l'OTAN n'a absolument pas à agir en tant qu'exécutant exclusif des Résolutions du Conseil de sécurité en rapport avec le chapitre VII de la Charte des Nations Unies.
11. En décidant de « protéger les populations civiles » en Libye alors qu'il ne l'a pas fait dans des situations comparables au Bahreïn et au Yémen, le Conseil de sécurité a manifestement choisi une politique de deux poids deux mesures qui semble déterminée par les intérêts stratégiques et économiques des pays participants.
12. Avec une extrême hypocrisie, les pays participants dissimulent leurs intérêts évidents derrière l'objectif humanitaire affirmé dans la Résolution 1973. Sous couvert de « responsabilité de protéger » invoquée par le Secrétaire général des Nations Unies comme justification de la Résolution, un usage vraiment unilatéral de la force a été décidé qui équivaut à des mesures militaires qui, en tant qu'acte de guerre aux côtés d'une seule des parties à un conflit interne, dépassent considérablement l'objectif affirmé et sont appliquées dans une totale impunité et sans contrôle suffisant. Avec son expression « toutes mesures nécessaires » figurant dans la Résolution 678 (de 1990), le Conseil de sécurité s'est mué en simple spectateur. A cause de la disposition de l'article 27-3 de la Charte des Nations Unies concernant les votes, l'autorisation ne peut pas être annulée sans l'approbation des membres permanents qui ont réussi à l'introduire dans la Résolution.
13. Il faut rappeler que le paragraphe opérationnel no 6 de la Résolution 1970 (de 2011) par laquelle le Conseil de sécurité a soumis la situation en Libye à la Cour pénale internationale (CPI) fournit une sorte d'« immunité préventive » à tous les responsables et exécutants qui interviennent militairement en Libye - pays qui n'est pas partie aux Statuts de Rome - dans la mesure où leurs ressortissants, en dépit de la décision de l'article 13-b des Statuts, ne seront pas assujettis à la juridiction de la CPI. Cette approche qui revient à amender des Statuts en ce qui concerne sa juridiction territoriale, procédure à laquelle le Conseil de sécurité n'est pas habilité, révèle à nouveau la prédominance des considérations politiques sur celles de justice et de droits humains.
14. En lien avec la tendance du Conseil de sécurité, depuis la fin de la guerre froide, à s'arroger des pouvoirs que la Charte ne lui donne pas et à élargir son mandat en tant qu'« administrateur de la justice », la Résolution 1973 semble avoir encore étendu la portée de l'action sur la base du chapitre VII de la Charte au point d'inclure la protection des populations civiles dans des situations de conflit interne. Cependant, si le Conseil de sécurité aspire à appliquer le droit et à arbitrer les conflits internes, il devra respecter les principes fondamentaux du droit, et avant tout l'interdiction de l'arbitraire dans l'application de la loi. Tant qu'il encouragera des Etats membres à agir selon leur bon vouloir, les autorisant à servir leurs intérêts nationaux au prétexte d'agir au nom des Nations Unies, les pratiques du Conseil de sécurité représenteront une menace pour la paix et la sécurité internationales.
15. Etant donné les contradictions résultant de l'autorisation d'appliquer « toutes mesures nécessaires » contenue dans les Résolutions du Conseil de sécurité en rapport avec le chapitre VII de la Charte des Nations Unies, contradictions qui mettent en cause la légitimité de l'ONU en tant qu'agent de sécurité collective, les Etats membres de l'Assemblée générale des Nations Unies devraient envisager de solliciter un avis consultatif de la Cour internationale de justice conformément à l'article 96-1 de la Charte.
Hans Köchler
Professeur de philosophie, président de l'International Progress Organization.
Horizons et débats (Suisse)