Lamia Oualalou
Ceux qui s'attendaient à ce que l'ex-président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva consacre ses derniers jours de mandat à liquider les affaires courantes en sont pour leurs frais. Avant de remettre l'écharpe présidentielle à Dilma Rousseff, le 1er janvier, le chef d'Etat le plus populaire de l'histoire du Brésil a profité de son dernier mois au pouvoir pour relancer le débat sur la question israélo-palestinienne.
Le 1er décembre, Lula a envoyé à Mahmoud Abbas, le président de l'Autorité nationale palestinienne (ANP), une lettre dans laquelle il annonçait la reconnaissance officielle de la Palestine en tant qu'Etat indépendant, dans ses frontières de 1967 - avant la guerre des Six-Jours, comprenant la Cisjordanie, la bande de Gaza, et Jérusalem-Est. Cette décision, précise la missive, soutient « la légitime aspiration du peuple palestinien à un État uni, sûr, démocratique et économiquement viable, coexistant de façon pacifique avec Israël ».
Dans la foulée, Brasilia a offert un terrain aux Palestiniens, pour qu'ils érigent une ambassade. Invité à l'investiture de Dilma Rousseff, Mahmoud Abbas a d'ailleurs déposé le 31 décembre la première pierre de l'édifice.
Cette décision a fait l'effet d'une bombe dans le monde diplomatique. Le Brésil est loin d'être le premier pays à reconnaître l'Etat palestinien. Une centaine d'autres nations l'ont fait auparavant : les pays arabes, mais aussi d'Afrique, d'Asie, et, en Amérique latine, Cuba et le Venezuela. Mais la majorité de ces reconnaissances ont eu lieu à la fin des années 1980, après la déclaration d'indépendance de Yasser Arafat, alors leader de l'OLP. Depuis, le mouvement s'était tari.
Le geste brésilien a pris toute sa dimension, quatre jours plus tard, lorsque l'Argentine a fait de même. De Buenos Aires, l'annonce surprend plus encore. L'Argentine possède la plus importante communauté juive d'Amérique latine, très liée à l'Etat d'Israël. En outre, le pays est toujours marqué par les deux attentats qui ont ensanglanté la capitale au début des années 1990 - contre l'ambassade israélienne et l'Amia, une mutuelle de santé juive.
Quelques jours plus tard, la Bolivie, l'Equateur, le Paraguay, le Guyana et le Pérou ont emboîté le pas aux deux principales puissances d'Amérique du Sud. L'Uruguay devrait en faire de même dans les prochaines semaines. Soucieux de ne pas se singulariser, le Chili, pays qui abrite la plus grande communauté palestinienne hors du Moyen-Orient, a adopté une position intermédiaire, reconnaissant l'indépendance de l'Etat palestinien, mais sans mentionner les frontières.
Cette succession de reconnaissances de l'Etat palestinien a provoqué l'irritation d'Israël. Le vice-ministre des affaires étrangères, Danny Ayalon, a affirmé à la radio israélienne que les déclarations latino-américaines étaient contre-productives : « Elles ne font qu'encourager les Palestiniens à croire à un miracle, en croyant que la communauté internationale va imposer un accord à Israël. » Et d'ironiser en comparant chaque reconnaissance au fait de cliquer sur « J'aime » sur le réseau social Facebook.
A l'Assemblée générale des Nations unies
En face, Mahmoud Abbas n'a pas caché sa satisfaction, estimant que la vague de reconnaissances constituait un « pas de géant en direction de l'indépendance ». Alors que les négociations avec Israël semblent une fois de plus dans l'impasse, après le refus du gouvernement israélien de geler le programme de colonisation des territoires occupés, les Palestiniens sont tentés par une nouvelle stratégie : obtenir une reconnaissance au sein de l'Organisation des Nations unies, pour mettre Israël au pied du mur.
L'idée serait d'abord de présenter une résolution au Conseil de sécurité de l'ONU, déclarant que la construction de colonies israéliennes dans les territoires occupés - y compris la partie orientale de Jérusalem - est illégale et constitue le principal obstacle à un accord de paix permettant la coexistence de deux Etats. Comme les Etats-Unis ont déjà fait savoir qu'ils opposeraient leur veto à un tel texte, l'étape suivante serait de le proposer à l'Assemblée générale de l'ONU, en espérant obtenir le maximum d'appuis.
Cela n'aurait aucun impact direct, mais constituerait au moins une victoire diplomatique et morale. Parallèlement, l'Autorité palestinienne cherche à multiplier le nombre de pays reconnaissant la Palestine dans ses frontières antérieures à la guerre de 1967. Dans ce contexte, la décision du Brésil, de l'Argentine et de leurs voisins constitue une importante avancée.
« Le président Lula a voulu marquer le coup, et signifier qu'on doit trouver une autre façon de négocier. Les pourparlers actuels ne fonctionnent pas. Lula a choisi les derniers jours de son mandat pour renforcer le symbole », confie Marco Aurelio Garcia, conseiller spécial de l'ex-président sur les questions internationales et l'un des seuls à connaître les coulisses de la décision brésilienne. Il a d'ailleurs, depuis le 1er janvier, été reconduit à son poste par Dilma Rousseff.
Marco Aurelio Garcia rappelle que le dernier acte officiel de Lula a été de recevoir Mahmoud Abbas au Planalto, le palais présidentiel. L'objectif, ajoute-t-il, est de donner un coup d'accélérateur, en impliquant plus de pays. « Cela a fonctionné, puisque l'Argentine, la Bolivie, l'Equateur et le Chili » ont suivi. Contrairement à ce que les chancelleries occidentales ont spéculé, « il n'y a pas eu de concertation avec les pays voisins ». « Chaque pays a pris sa décision seul, précise Garcia. Mais cela a révélé la coïncidence de points de vue sur un sujet de politique internationale important, peut-être même le plus important du monde. L'Amérique du Sud prend conscience que pour jouer un rôle dans un monde multipolaire, l'intégration physique, énergétique, la politique de défense commune, sont nécessaires, mais que la convergence sur des questions de politique étrangère est nécessaire. »
Malgré l'absence de discussions en amont, le fait que ce soit Brasilia qui ait donné le la est révélateur. « Le Brésil s'impose ainsi comme le plus actif sur les questions internationales ; c'est une nécessité après l'échec de sa tentative de médiation sur la question iranienne », estime Jorge Battaglino, professeur de relations internationales à l'université Torcuato di Tella de Buenos Aires. « C'est aussi une manière pour toute la région de rentrer en plein dans un sujet hautement sensible, et de cesser d'être coupé du reste du monde », précise-t-il.
En Argentine, la prise de position a d'autant plus étonné que la nomination, pour la première fois, d'un ministre des affaires étrangères juif, Hector Timmerman, avait été interprétée comme un rapprochement avec Israël. « Ceux qui pensaient qu'avec Timmerman, le lobby pro-Israël influencerait Cristina Kirchner, se sont trompés », estime Pedro Brieger, écrivain argentin, auteur du Conflit palestinien, 100 questions et réponses.
Perte d'influence des Etats-Unis
Ce nouvel intérêt de l'Amérique latine pour des sujets jugés autrefois trop lointains est « facilité par la perte d'influence des Etats-Unis dans la région », analyse Alex Sanchez, chercheur au Council on Hemispheric Affairs, un centre d'études sur l'Amérique latine basé à Washington.
Cette implication dans la situation du Proche-Orient a été initiée en 2005, avec l'organisation à Brasilia du premier sommet entre pays arabes et pays latino-américains. A l'époque, Washington, qui demandait à assister aux débats en tant qu'observateur, s'était vu rappeler par le Brésil que les Etats-Unis ne se situaient dans aucune des deux zones géographiques, ce qui rendait la demande irrecevable.
Il est révélateur que le seul pays sud-américain à refuser ostensiblement de reconnaître l'Etat palestinien aujourd'hui est la Colombie, principal allié de Washington dans le sous-continent et proche d'Israël, avec lequel il entretient une importante collaboration militaire.
La nouvelle posture latino-américaine s'explique également par des raisons économiques. Bien que le Mercosur (qui inclut les pays du cône sud-américain) ait signé un accord de libre-échange avec Israël, en voie de ratification, les pays sud-américains ont des liens croissants avec le monde arabe et l'Iran. Le Proche-Orient est ainsi devenu un marché de premier plan pour les matières premières de la région. « Reconnaître l'Etat palestinien est une façon de s'attirer la sympathie des pays musulmans, et de renforcer les relations commerciales », confirme Alex Sanchez.
Quel impact aura réellement la vague de reconnaissance sur les négociations ? « A court terme, cela attire l'attention de la communauté internationale sur le sujet et souligne l'incapacité des Etats-Unis à faire avancer le dossier. Mais pour être vraiment efficace, il faudrait que le mouvement se poursuive en dehors de l'Amérique latine, notamment au sein de l'Union européenne », estime Pedro Brieger.
Pour Marco Aurelio Garcia, les enjeux seront plus clairs lors de la prochaine réunion entre pays arabes et latino-américains, qui aura lieu en février à Lima, au Pérou. Il est possible que plusieurs pays de la région en profitent pour reconnaître l'Etat palestinien. « Mais la réussite du sommet dépendra surtout des pays arabes, s'ils viennent nombreux ou non », dit-il.
Le conseiller international de la présidente brésilienne insiste sur le fait que les Etats-Unis ne doivent pas interpréter le geste brésilien comme une défiance. Il rejette aussi les commentaires de ceux qui estiment que le Brésil risque de voir son influence se diluer en intervenant sur trop de sujets internationaux. « Je pense que la décision de Lula est un cadeau pour Dilma. La présidente a d'ailleurs réitéré à Mahmoud Abbas l'intention du Brésil d'intensifier la coopération avec la Palestine. Le Brésil continuera à essayer d'être un intermédiaire important dans la recherche de la paix au Proche-Orient », insiste-t-il.
Est-ce une conséquence directe de ces reconnaissances ? Fin janvier, le comité de coordination d'une soixantaine d'ONG israéliennes soutenant le processus de paix a décidé de reconnaître à titre symbolique « un Etat palestinien dans les frontières de 1967 au côté d'Israël, avec Jérusalem comme capitale des deux Etats, ainsi que l'ont fait récemment plusieurs pays d'Amérique du Sud ». « Nous appelons le gouvernement israélien à adopter notre position et à reprendre sur cette base les négociations », a expliqué Ron Pundak, l'un des responsables de ce comité, qui avait participé aux négociations ayant abouti aux accords d'Oslo en 1993 sur l'autonomie palestinienne.