Par Ann Talbot
24 janvier 2011
« La révolution tunisienne n'est pas loin de nous, » a dit Amr Moussa aux 22 membres de la Ligue arabe rassemblés pour le sommet économique dans la station balnéaire de Charm el-Cheik en Egypte. « Les citoyens arabes sont dans un état de colère et de frustration sans précédent, » a-t-il averti après que ses hôtes égyptiens ont tenté d'empêcher toute discussion sur les événements survenus en Tunisie.
Mohammed El Baradei, l'ancien inspecteur en armement nucléaire des Nations unies a averti que l'Egypte était confrontée « à une explosion de type tunisien » au moment où certains opposants appelaient à une semaine de la colère.
« Ce qui a transpiré en Tunisie n'est pas une surprise et devrait être très instructif à la fois pour l'élite politique en Egypte et les élites en occident qui soutiennent les dictatures. Répression ne veut pas dire stabilité et quiconque pense que l'existence de régimes autoritaires est le meilleur moyen de maintenir le calme, se trompe, » a dit El Baradei au quotidien britannique The Guardian.
« Ces choses ont besoin d'être organisées et planifiées correctement. J'aimerais recourir aux moyens existant au sein du système pour effectuer un changement, telle la pétition que nous sommes en train d'organiser pour exiger une réforme politique. Le gouvernement doit envoyer un message aux gens disant, 'oui, nous vous comprenons', et bien sûr, si les choses ne changent pas, alors nous devrons envisager d'autres options dont des protestations et une grève générale.
« J'espère encore que le changement se produira de façon ordonnée et non pas selon le modèle tunisien, » a dit El Baradei.
L'Egypte est l'Etat le plus peuplé d'Afrique du Nord et le plus important stratégiquement. Elle recevra en 2011, 1,3 milliards de dollars d'aide des Etats-Unis. Ceci fait de l'Egypte le deuxième plus grand bénéficiaire d'aide des Etats-Unis au Moyen Orient, après Israël.
Le ministre égyptien des Affaires étrangères, Ahmed Aboul Gheit, a rejeté comme « complètement absurde » l'idée qu'un soulèvement de type tunisien pourrait se produire. Mais des experts de la région n'étaient pas aussi catégoriques quant à la perspective de survie du régime du président Hosni Moubarak, âgé de 82 ans.
Michelle Dunne du Carnegie Endowment for International Peace (Fondation Carnegie pour la Paix internationale) a averti, « Pour commencer, des injustices économiques largement répandues telles le chômage des jeunes peuvent en effet rapidement se transformer en revendications spécifiques pour un changement politique et, ensuite, ceci peut arriver même en l'absence d'organisations d'opposition fortes.
« La troisième leçon de la Révolution du Jasmin de la Tunisie était peut-être la plus mémorable de toutes : Lorsqu'un changement en souffrance a finalement lieu, il est souvent surprenant de voir à quel point peu d'efforts et de temps sont nécessaires. »
Dans le cas de la Tunisie, Washington a réagi rapidement pour persuader le président Zine al-Abidine Ben Ali de démissionner lorsqu'il est apparu avec évidence que son régime répressif ne pourrait pas contenir le soulèvement. Jusqu'à ce moment là, Washington a maintenu son soutien à Ben Ali qui était l'un de ses alliés les plus proches en Afrique du Nord.
Selon l'hebdomadaire satirique français, Le Canard Enchaîné, des officiers de l'armée américaine ont parlé directement aux généraux tunisiens. C'est leur décision de ne pas soutenir le président qui l'a convaincu de fuir le pays. Les diplomates et les responsables français ont été pris totalement à contre-pieds. Ils avaient offert leur aide à Ben Ali jusqu'au dernier moment. La ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, aurait dit en privé : « Ce sont les Américains qui ont pris les choses en main. Nous sommes restés tout le temps dans un brouillard total. Inutile de préciser que les Américains n'ont pas pris la peine de nous tenir au courant, » s'était-elle plainte.
Le soulèvement en Tunisie représente un tournant dans les affaires mondiales et ce n'est pas seulement la France qui s'est trouvée impréparée face à la situation. Une nouvelle époque de soulèvements révolutionnaires a commencé et menace la stabilité de nombreux régimes au Moyen Orient et en Afrique du Nord qui sont depuis longtemps considérés comme stables.
Des tensions sociales profondément enracinées ont éclaté en Tunisie et ont renversé une dictature qui était en place depuis 23 ans. Des tensions identiques existent partout dans la région. Une forte hausse des prix a exacerbé ces tensions. Des économistes prédisent des taux de croissance record pour le Moyen Orient et l'Afrique du Nord en 2011. Mais l'effet de la croissance qui s'est déjà produite a été de creuser le gouffre entre riches et pauvres. Presque la moitié de la population de 80 millions d'habitants de l'Egypte vit avec moins de 2 dollars par jour.
Six Egyptiens ont tenté de s'immoler ces derniers jours et dix dans le monde arabe en général, en imitant le geste de Mohamed Bouazizi qui s'est immolé par le feu après que la police tunisienne lui avait confisqué son étal de fruits et légumes qui était son unique gagne-pain. Le fait que de tels actes de désespoir se multiplient dans la région donne la mesure de la situation désespérée à laquelle sont confrontés des millions de personnes.
Les gouvernements ont rapidement réagi en réinstaurant les subventions des denrées alimentaires et du carburant que le Fonds monétaire international (FMI) leur avait ordonné de supprimer il y a quelques semaines seulement. Mais le FMI ne leur permettra pas de les maintenir indéfiniment. Les prix augmenteront sans aucun doute une fois de plus. L'Egypte a accepté un programme du FMI qui supprimera les subventions des denrées alimentaires et du fuel et qui correspondent actuellement à 7 pour cent du PIB.
Le gouvernement syrien a annoncé qu'il versera 11 dollars par mois à certaines des familles les plus pauvres du pays. Mais malgré le soulèvement tunisien, le FMI pousse la Syrie à abandonner les subventions alimentaires. Le régime Baathiste s'est embarqué dans la voie d'un important programme de restructuration économique dans l'espoir d'encourager les investissements étrangers. Selon l'hebdomadaire The Economist, ceci a signifié « une réduction considérable des subventions et un serrement de ceinture douloureux pour les masses syriennes bien loin de l'opulence.
L'année dernière le Yémen a accepté un prêt de 369,8 millions de dollars du FMI en échange d'un programme de restructuration économique. Selon ce programme les subventions sur le carburant et d'autres aspects des dépenses publiques seront réduites afin de diminuer le déficit fiscal de l'Etat. Deux nuits d'affrontements ont eu lieu entre des manifestants et la police à Aden, la principale ville dans le Sud du pays. Contrairement à la Tunisie, il y a au Yémen une question de séparatisme qui est en jeu, mais les questions sociales sous-jacentes sont les mêmes dans ce qui est l'Etat arabe le plus pauvre. A l'image de nombreux autres dirigeants de la région, le président Ali Abdullah Saleh est au pouvoir depuis 30 ans au Yémen.
En Libye, des manifestations se déroulent dans plusieurs villes en raison des retards dans l'attribution de logements sociaux. A Bani Walid, des manifestants se sont introduits dans des maisons inoccupées d'un projet de logements sociaux. Ils ont dit qu'ils attendaient depuis des années pour avoir un logement. Benghazi, Bidas, Darna et Sabhaa ont connu des protestations identiques.
En Jordanie, des protestations ont eu lieu dans les villes d'Irbid, Karak, Salt et Maan au sujet de la hausse des prix et du chômage. Les pays arabes enregistrent les taux de chômage les plus élevés du monde selon l'Organisation arabe du Travail. Le gouvernement jordanien vient tout juste d'annoncer une réduction du prix des denrées alimentaires et du carburant évaluée à 225 millions de dollars. Mais cette concession n'a pas réussi à stopper les manifestations. Quelques manifestants ont réclamé la démission du premier ministre Samir Rifai.
Au Soudan, la police a utilisé du gaz lacrymogène contre les manifestants à Al Kamlee, une ville proche de la capitale Khartoum. Des manifestants ont bloqué la rue principale de Khartoum pendant plus d'une heure. Les étudiants des universités d'Al-Gezira et de Khartoum ont été impliqués dans des manifestations contre les projets du gouvernement de réduire les subventions des denrées alimentaires et du fuel. Le dirigeant du parti d'opposition islamiste, Hassan Al-Turabi, a été arrêté.
Le gouvernement de Khartoum est confronté à une crise économique et politique. Ses avoirs en devises étrangères baissent rapidement et le Sud du pays riche en pétrole est sur le point de faire sécession avec l'appui de lOccident.
Le ministre d'Etat éthiopien du Commerce, Ahmed Tusa, a exprimé sa crainte qu'un soulèvement de type tunisien n'éclate en Ethiopie. Le gouvernement a tenté de limiter les prix. Mais Tusa a dit que le coût des denrées essentielles « était en train d'exploser au-delà du pouvoir d'achat des classes inférieures et moyennes. »
« Ce qui est arrivé en Tunisie ne devrait pas arriver en Ethiopie, » a dit Tusa, mais le président Meles Zenawi « craint le pire. »
Ces mouvements posent un sérieux défi à la politique étrangère des Etats-Unis dans l'ensemble de la région. Les régimes desquels Washington et ses alliés ont dépendu pourraient s'effondrer aussi rapidement que celui de Ben Ali. Le soutien à l'égard du gouvernement d'union nationale de la Tunisie est une tentative de restabiliser la situation en projetant en avant les partis d'opposition officiels et les syndicats qui veulent continuer à travailler avec l'Occident. Mais, il y a une opposition de taille à cette manoeuvre en Tunisie, notamment contre l'inclusion de membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (RDC) de Ben Ali, l'ancien parti dirigeant.
Ceci a obligé trois ministres de l'Union générale des Travailleurs tunisiens (UGTT) à quitter le gouvernement ainsi que Mustapha Ben Jaafar, en tant que ministre de la Santé, le dirigeant et ancien candidat présidentiel du Forum démocratique du travail et des libertés (FDTL).
Les ministres RCD, dont le premier ministre Mohammed Ghannouchi, siégeant à présent au gouvernement d'union nationale ont quitté le parti. Le comité central du RCD a été dissout.
Le gouvernement a aussi décidé de reconnaître tous les partis politiques interdits, y compris l'Ennahda, le parti islamiste jusque-là illégal, afin de pouvoir recourir à ses services.
Mais la dissolution du RCD ne change pas le caractère de classe du nouveau régime ni le rôle essentiel de n'importe quel changement survenant au sommet, en Tunisie ou ailleurs, dans la sauvegarde des intérêts impérialistes. L'unique moyen par lequel les travailleurs et les paysans opprimés peuvent défendre leurs intérêts est de construire des sections du Comité international de la Quatrième Internationale et d'entreprendre la lutte à la fois contre l'impérialiste et contre ses représentants locaux.
(Article original paru le 21 janvier 2011)