20/12/2025 ssofidelis.substack.com  7min #299537

Ce qui me sépare des vivants

Par  Ahmad Ibsais, le 18 décembre 2025

Ce que signifie continuer à regarder, alors que le monde tourne sans vous.

Google dit que lorsqu'on pleure si longtemps que le visage finit par s'engourdir, c'est parce que la contraction répétée des muscles faciaux réduit le flux sanguin, et que le sel contenu dans les larmes irrite les terminaisons nerveuses. C'est une réaction physiologique. Temporaire et réversible.

Mais Google n'explique pas ce que signifie la persistance de l'engourdissement. Lorsqu'on pleure, qu'on a envie de pleurer ou qu'on est incapable de pleurer depuis plus de deux ans, et que le visage apprend à se contenir. Quand on entend un enfant suffoquer dans les eaux de pluie qui s'engouffrent dans une tente et que notre visage reste impassible. Ou lorsqu'on vous dit qu'un enfant a reçu une balle dans la tête sortie de l'autre côté, et qu'on se dit : "Oui", en restant impassible.

Je vis en retrait depuis octobre 2023.

Ce n'est pas une métaphore. Entre moi et le monde, se dresse comme une vitre. Je peux tout voir : les cafés emplis de rires, les voitures bondées de gens vivants, mon propre reflet exécutant des gestes ordinaires. Mais je n'arrive pas à passer de l'autre côté. Je suis incapable de faire entendre ma voix. Je reste figé dans l'instant, depuis que j'ai compris, pour la première fois, qu'être témoin d'atrocités ne veut plus rien dire.

De l'autre côté de la vitre, le monde célèbre sa capacité à tourner la page. Ils parlent de résilience, peut-être leur version altérée de la guérison. Ils disent qu'il ne faut "pas se laisser consumer par la tragédie". Ils passent devant les morts, comme des voyageurs enjamberaient un corps sur un quai de gare. Ils sont simplement rodés à perpétuer la fiction de vie qu'ils sont autorisés à mener par ceux qui tuent ceux qui n'y sont pas conviés. Et cela me met en colère, très en colère, tout le temps.

Même mon propre peuple semble s'être approprié ce travers. La semaine dernière, mon fil d'actualité était envahi de photos de l'équipe de foot palestinienne à la Coupe arabe. Des centaines de messages les ont célébrés, applaudis, et ont diffusé des photos de leurs maillots, de leurs buts et de leur fierté. Et je fixais mon écran en me disant : "Gaza continue de mourir de faim." "Des bébés meurent de froid dans des tentes". "Comment sommes-nous capables de tout cela  ? Comment pouvons-nous poster des messages sur le foot ?"

Quelle performance  ! Est-ce passer à autre chose, ou n'avoir été que peu concerné par la situation au départ ?

Et me voilà pourtant coincé là, incapable de jouer le jeu avec eux.

On partage des contenus comme on fait de l'activisme, et on publie des histoires comme pour gagner un Pulitzer. Puis on vaque à nos vies, car que peut-on faire d'autre  ? Les morts restent morts. Les mourants des mourants. Et en chemin, le deuil n'est plus qu'un quota dépassé, un fardeau trop lourd à porter.

Mais je suis toujours là. Toujours debout, comme figé au premier choc. Je regarde encore et encore la buée naître sur la vitre, y plaque mes paumes, et prononce des mots que personne ne peut entendre.

J'ai envie de crier qu'ils sont toujours en train de mourir. Et que tout empire.

Mais la vitre étouffe mes cris.

Et pendant ce temps-là, à Gaza, les tempêtes hivernales balayent cette bande de terre, parce qu'il y a toujours un pendant ce temps-là, parce que le froid et la mort sont régis par des horloges distinctes. Quatorze personnes sont mortes. Pas à cause des bombes (même si les bombes continuent de pleuvoir et de déchiqueter les corps), mais à cause du froid. De la pluie. De l'effondrement des bâtiments que les missiles israéliens ont déstabilisés, laissant le temps faire le reste.

Hadeel al-Masri, neuf ans, est morte dans un abri à l'ouest de la ville de Gaza. Le bébé Taim al-Khawaja est mort dans le camp de Shati. Rahaf Abu Jazar, huit mois, est morte après l'inondation de la tente de sa famille, installée dans un abri sans toit, bombardé après la destruction de leur maison par un raid aérien israélien.

"Hier", raconte aux journalistes le grand-père de l'enfant, "nous avons été surpris par les cris de sa mère : 'Mon fils est bleu !' Sa température s'est maintenue entre 33 et 34 degrés Celsius, affectant ainsi tous ses organes. Puis son cerveau n'a plus réagi, et c'était fini".

Fini ?

J'ai lu ces rapports de l'autre côté de ma vitre. D'après Amnesty International, "le génocide perpétré par Israël dans la bande de Gaza occupée se poursuit". J'ai lu que 6 480 tonnes de matériel humanitaire ont été bloquées à l'entrée de Gaza entre le 10 octobre et le 12 décembre. J'ai lu que des enfants meurent de malnutrition dans des hôpitaux vides de médicaments, que 93 Palestiniens ont été abattus pour avoir tenté de regagner leurs terres au-delà de la "ligne jaune", une frontière arbitraire tracée par Israël pour empêcher les gens de rentrer chez eux.

J'ai tout lu, impassible.

Assister à ce que l'on ne peut arrêter constitue une violence inouïe. Voir son chagrin traité comme un fait divers alors que les morts s'accumulent sous diverses formes. Les bombardements se sont quelque peu ralentis (faut-il y voir matière à célébration ?). On dirait qu'une mort lente est préférable à une mort en fanfare.

Mais ma vitre étouffe les cris, et de l'autre côté, on célèbre un cessez-le-feu qui ne nous concerne pas. On est prompt à festoyer, mais plus encore à oublier.

J'ai donc appris que se figer.

Se figer n'est pas s'immobiliser. Être immobile est un choix. Se figer, c'est ce qui arrive lorsque votre corps réalise qu'aucun mouvement ne vous sauvera, que crier ne vous fera pas entendre et que briser la vitre va simplement vous faire saigner - du sang de part et d'autre.

Se figer, c'est la miséricorde que le corps s'accorde à lui-même. Une petite mort avant la grande.

Mais je ne suis pas censé me figer, c'est mon peuple qui se fige.

Je suis censé être résilient. Censé accepter la violence et aller de l'avant. Censé savoir qu'il est impossible de porter le fardeau des morts, qu'il faut préserver sa santé mentale et accepter l'impuissance.

C'est précisément la limite. Le coup de grâce. Il n'y a rien à faire.

Donc, le monde ne fait rien, et il faudrait croire que c'est signe de sagesse.

Je ne sais plus quoi faire de tous ces noms. Hadeel. Taim. Rahaf. Je les écris. Je les prononce à voix haute dans mon appartement, à l'abri des autres. Comme si les garder en mémoire en répétant leur nom pouvait donner un sens à leur mort. Comme si mon attention avait compté.

Mais peu à peu, je commence à comprendre que le deuil ne fonctionne pas ainsi.

Le deuil a besoin de témoins. Que se passe-t-il quand les témoins sont insensibles  ? Que se passe-t-il lorsque même moi, qui ne peux m'empêcher de regarder, cesse de ressentir ce que je devrais ressentir  ? Lorsque je lis que Rahaf s'est noyé dans sa tente, ma première pensée n'est pas l'horreur, mais "oui"... ?

Avant, je pleurais. Maintenant, je fais des listes. Je garde les articles. Je prends des notes. Je constitue un dossier comme si, quelque part, un tribunal allait le prendre en compte.

Autrefois, les morts vivaient dans notre mémoire collective. Aujourd'hui, je n'en suis plus si certain. Je peux contempler chaque visage, prononcer chaque nom, appuyer mon visage contre cette vitre jusqu'à la recouvrir de buée, et de l'autre côté, le monde célèbre le cessez-le-feu, poste des messages sur l'équipe de foot et me demande pourquoi je suis toujours aussi en colère alors qu'il n'y a plus rien.

Ce n'est pas fini. Ce ne sera jamais fini. Mais je suis l'un des rares à me sentir coincé par cette prise de conscience.

Que faire du chagrin quand les témoins ont fui  ? Et que même notre propre peuple détourne le regard pour survivre au quotidien  ? Je comprends leur besoin de regarder ailleurs, mais je n'arrive pas à le leur pardonner.

La vitre s'épaissit. Ou peut-être que je m'en éloigne. Quoi qu'il en soit, la distance se creuse. Certains jours, je me réveille et, le temps de quelques secondes, j'oublie. J'oublie qu'il y a un génocide. J'oublie que des enfants meurent de froid. J'oublie que je suis censé regarder. Et pendant ces courts instants, je ressens quelque chose qui s'apparente à la paix.

Puis, je me souviens. La vitre réapparaît. Je me fige alors à nouveau, les paumes contre la vitre, regardant le monde tourner sans moi.

Je reste figé. J'écris des mots derrière la vitre. Je ne sais pas si vous pouvez m'entendre. Je ne sais pas si quelqu'un peut m'entendre. Mais je dois le dire quand même :

Ils meurent encore.

Je suis incapable de passer à autre chose. Je ne passerai pas à autre chose. Quitte à rester figé derrière cette vitre pour toujours, quitte à être en colère pour toujours, quitte à perdre la raison à cause du froid, quitte à être le dernier à regarder là où tous les autres ont fui.

Traduit par  Spirit of Free Speech

 ssofidelis.substack.com