11/12/2025 reseauinternational.net  10min #298704

L'amour au service de l'enseignement

par Munia Jamal

Lamia Hatem, fondatrice de la première école pour les enfants des martyrs à Gaza, est à la fois la mère de ses élèves et leur enseignante.

Lamia Hatem est une enseignante de Gaza dont la gentillesse et le courage m'ont vraiment inspirée.

Lorsque la guerre a éclaté, Lamia s'est portée volontaire pour enseigner dans une petite tente, aux enfants déplacés de force. Elle rêvait de construire une école pour les orphelins et les enfants des martyrs, et elle a réalisé ce rêve.

Elle a fondé l'école Al-Sumud, la première école de Gaza réservée aux enfants des martyrs. Lamia est devenue une mère pour ses élèves, leur offrant de l'amour, des soins et un endroit sûr où étudier et guérir. L'école est désormais officiellement reconnue par le ministère de l'Éducation et accueille plus de 150  orphelins.

J'ai entendu parler de Lamia Hatem pour la première fois grâce à une vidéo Instagram. Ce qui a attiré mon attention, c'est la façon dont elle regardait ses élèves, ces orphelins, avec une tendresse qui semblait irréelle en pleine guerre. Sa voix douce, ses bras autour des petits en quête de chaleur, sa patience face à leur peur... tout cela m'a interpellée.

J'ai été profondément émue par ce qu'elle faisait.

Elle a 22 ans, elle est née et a grandi à Gaza, et lorsqu'elle parle de ses élèves, elle ne les appelle pas «mes élèves». Elle les appelle «mes enfants».

Depuis toute petite, Lamia adore apprendre. Sa mère a été sa première source de soutien, l'encourageant à lire, à étudier, à rêver plus grand que les murs de leur maison. Enfant, elle a étudié l'anglais, appris des algorithmes, mémorisé le Coran dès la sixième année et excellé à l'école.

Plus tard, elle a obtenu un diplôme en médias anglais à l'université Al-Azhar, a suivi une année d'études en éducation et prépare actuellement une maîtrise en gestion. «Je suis très ambitieuse en matière d'apprentissage», dit-elle. On l'entend dans sa voix : pour elle, l'éducation n'est pas une carrière. C'est une histoire d'amour.

Avant la guerre, Lamia n'avait pas l'intention de devenir enseignante. Elle travaillait dans la rédaction publicitaire. Elle était employée dans une entreprise de marketing appelée StepUp à Gaza et était devenue chef de son département. «J'étais créative dans ce domaine», dit-elle. «Je pensais que c'était ma voie».

Puis la guerre a éclaté. L'entreprise a été détruite. Son travail s'est arrêté d'un coup. Comme tant d'autres à Gaza, elle et sa famille ont été déplacées et se sont retrouvées dans un camp surpeuplé à  Deir Al-Balah, dans le sud.

Un jour, dans le camp, une annonce a été faite : on avait besoin de volontaires pour enseigner aux enfants déplacés. «J'ai tout de suite levé la main», m'a-t-elle dit. «J'ai toujours aimé aider, en particulier à travers l'apprentissage». Elle ne se sentait pas tout à fait prête à devenir enseignante, mais quelque chose dans son cœur a répondu avant que son esprit ne puisse s'y opposer.

La première salle de classe n'était qu'une bande de tissu posée sur le sable. Les enfants s'asseyaient en cercle, parfois avec une simple ardoise pour écrire, parfois avec quelques cahiers et crayons qu'ils se partageaient.

Lamia travaille toujours dans le sud, actuellement déplacée avec sa famille dans le camp de  Nuseirat. Elle se rend chaque jour à son travail pour enseigner aux enfants et continue d'accueillir de nouveaux orphelins, le tout de manière entièrement bénévole.

Elle est fiancée mais pas encore mariée, et n'a pas encore d'enfants. Mais tous les orphelins dont elle s'occupe la considère un peu comme leur mère.

Un jour, une organisation bénévole appelée  Graines d'humanité a fourni une tente avec quelques chaises, un tableau blanc et quelques fournitures. C'était encore un espace fragile : la pluie s'infiltrait en hiver et en été, la chaleur transformait la tente en fournaise, mais c'était mieux que le sol nu.

Lamia travaillant avec des enfants dans une tente du camp de
déplacés - Illustration : capture vidéo par Lamia Hatem.

Enseigner là-bas n'était pas facile. Les frappes aériennes étaient si proches qu'elles faisaient trembler le sol. Parfois, un parent d'un de ses élèves était tué. Parfois, un enfant de sa classe était blessé ou ne revenait pas.

«C'étaient des moments très difficiles», dit-elle. «Mais ce qui m'a permis de continuer, c'est mon amour pour l'enseignement et ma conviction que ces enfants avaient droit à l'éducation, même en temps de guerre».

Dans les camps de déplacés, toutes les mères étaient occupées à essayer de garder leur famille en vie : cuisiner sur des feux de fortune, aller chercher de l'eau, nettoyer, faire la queue pendant des heures pour obtenir de l'aide humanitaire.

Le cœur des enfants était souvent lourd d'une solitude qu'ils ne pouvaient pas exprimer. «Ils avaient un vide émotionnel», explique Lamia. «Mon rôle ne se limitait pas à celui d'enseignante. Je voulais être comme une mère, une sœur. Je voulais qu'ils se sentent en sécurité, aimés, entourés de tendresse».

Peu à peu, elle a constaté que beaucoup de ses élèves étaient orphelins ou enfants de martyrs. Certains n'avaient personne pour les aider à apprendre. D'autres avaient des handicaps ou des difficultés d'apprentissage : une mauvaise audition ou vue, un niveau scolaire très bas. C'étaient des enfants que les autres écoles refusaient.

«Je voulais faire quelque chose rien que pour eux», explique-t-elle. «Un endroit qui accueillerait ceux que personne d'autre n'accepte». Elle s'efforce d'améliorer leur niveau scolaire et leur moral, en leur donnant de l'espoir et le sentiment que leur vie a encore un sens.

C'est ainsi qu'est née l'école Al-Sumud pour les enfants des martyrs et les orphelins. Au début, ce rêve semblait impossible. Lamia a essayé de collecter des dons. Les montants étaient modestes : 100 dollars, 200 ou 300 shekels, à peine suffisants pour couvrir les besoins essentiels.

Puis un homme a proposé de prendre en charge le loyer d'un bâtiment convenable : de vrais murs, un toit, un espace plus grand, des chaises et un tableau blanc. Ce n'était pas luxueux, mais après des mois passés dans une tente, inondée par la pluie ou brûlée par le soleil, cela semblait un miracle.

Lamia avait passé des jours à marcher sous une chaleur torride pour trouver un endroit approprié, là un endroit qu'elle connaissait et où elle se sentait un peu plus en sécurité.

L'école se trouve finalement près d'une clinique de l'UNRWA à Al-Nuseirat. «Il n'y a pas d'endroit vraiment sûr à Gaza, a-t-elle déclaré, mais j'ai choisi le plus sûr possible». Son frère et son beau-frère l'ont aidée à transporter des chaises, à aménager la salle de classe et à la préparer pour les enfants.

La classe de Lamia est bien remplie, mais l'ambiance y est très
bonne - Photo : Lamia Hatem.

Elle a choisi le nom Al-Sumud avec soin. «Nous sommes résolus», m'a-t-elle dit. «Je suis résolue à ne pas me laisser abattre et mes élèves aussi, malgré tout ce qu'ils vivent, malgré la perte de leurs parents, leurs blessures, leur fatigue psychologique. Ils veulent toujours apprendre. Ils veulent devenir médecins, ingénieurs et professeurs».

Une histoire l'a particulièrement marquée : celle d'un garçon de dix ans nommé Raji Lafi. C'était un excellent élève, calme et travailleur. Il adorait pêcher. Les jours où il allait à la mer, il rapportait de petits poissons pour ses camarades de classe, deux poissons, parfois plus, partageant ainsi son petit bonheur avec tout le monde.

«Un jour, en classe, se souvient Lamia, il m'a dit : «Madame, au prochain cours, je vous apporterai trois poissons»». Ce prochain cours n'a jamais eu lieu. Raji a été tué lorsque la tente de sa famille a été bombardée.

Ses élèves n'arrêtaient pas de demander : «Madame, où est Raji  ? Quand reviendra-t-il ?» Lamia ne savait pas quoi répondre. «Je leur ai dit : «Raji est au paradis maintenant. Il peut nous entendre. Il veut que nous continuions à apprendre»».

Aujourd'hui, lorsqu'elle regarde la mer, elle la voit comme Raji la voyait : non pas comme un danger, mais comme un endroit où respirer et se libérer de ses peurs.

Les enfants d'Al-Sumud lui vouent un amour presque douloureux. Beaucoup ont perdu leur père, leur mère, parfois les deux. Ils cherchent de la chaleur partout où ils peuvent en trouver. Ils la serrent dans leurs bras, s'assoient près d'elle et lui tiennent la main.

Elle tombe souvent malade, car, à cause de cette proximité constante, elle attrape leurs fièvres et leurs rhumes, mais elle en rit simplement. «Ce n'est pas grave, dit-elle. J'ai mis ma vie, mes efforts et mon énergie entre leurs mains».

Pendant la famine, ses élèves venaient en classe très affaiblis, incapables de se tenir debout ou de se concentrer. «Ils avaient vraiment faim», dit-elle. «Je ne pouvais pas leur donner de pain, alors je leur ai donné des paroles d'espoir».

Elle les asseyait et récitait avec eux : «Qui les a nourris quand ils avaient faim et les a protégés contre la peur». -  Sourate Quraysh. Elle leur lisait des versets du Coran et des prières simples pour leur donner du courage. Plus tard, lorsque la situation s'est un peu améliorée, ils sont revenus et lui ont dit : «Madame, les prières que nous récitions se sont réalisées».

Bâtiment scolaire Al-Sumud à Al-Nuseirat, sud de Gaza -
Illustration : capture vidéo par Lamia Hatem.

Un jour, pendant un bombardement intense, les explosions étaient si proches que tout le bâtiment tremblait. Les enfants ont paniqué et ont essayé de courir dehors. Lamia savait que quitter le bâtiment pouvait être encore plus dangereux.

«Je les ai tous rassemblés sous mes bras, comme un oiseau couvre ses oisillons de ses ailes», raconte-t-elle. «Je leur ai dit : «Personne ne bouge». Nous avons attendu que le calme revienne. Puis je les ai renvoyés chez eux, un par un, en toute sécurité».

Lamia a mis en place un système simple mais efficace dans son école. L'école enseigne l'arabe, les mathématiques et l'anglais à des élèves du grade 3 (CE2) au grade 7 (5ème), et chaque matière est enseignée par un enseignant différent. Chaque groupe de niveau vient trois fois par semaine pour une session de trois heures avant de laisser la place à la classe suivante. «C'est ainsi que nous nous organisons», explique-t-elle.

Le 20 octobre 2025, l'école Al-Sumud a été  officiellement reconnue par le ministère de l'Éducation. Des inspecteurs ont visité l'école, ont vu les 150 enfants et ont évalué les enseignants et l'environnement d'apprentissage. Ils ont ensuite accordé à l'école un statut officiel.

«J'ai ressenti une immense fierté», a déclaré Lamia. «J'ai senti qu'Allah avait remarqué ma bonne volonté et avait permis qu'elle porte des fruits. Mais j'ai aussi le sentiment que ce n'est qu'un début».

Les défis restent immenses. Les besoins sont toujours fondamentaux et urgents.

Il n'y a pas de toilettes dans l'école. Il n'y a pas beaucoup d'électricité, pas d'écran pour diffuser des vidéos éducatives, et pas assez d'enseignants et de salles pour accueillir le nombre croissant d'élèves.

Lamia a beaucoup d'idées, comme utiliser la technologie et même l'intelligence artificielle pour créer des cours interactifs, mais elle n'a pas les ressources nécessaires pour les mettre en œuvre. «J'ai l'énergie et les connaissances», dit-elle. «Ce qui me manque, ce sont les outils».

Son rêve ne se limite pas à une école. «Je veux construire un village pour les orphelins», m'a-t-elle confié. «Une grande école avec des arbres, une cour pour jouer, des laboratoires, des appareils, tout. Un endroit où ils peuvent se sentir chez eux, où ils peuvent guérir et grandir».

Quand je lui ai demandé si elle avait déjà songé à abandonner, elle m'a souri d'un air fatigué et a secoué la tête. «Je suis épuisée. Je m'effondre parfois. Mais quand je vois leurs sourires en classe, mon cœur s'apaise et tout redevient plus facile».

Chaque jour, Lamia se tient devant ses orphelins et leur redonne cette ressource essentielle dont la guerre génocidaire a tenté de les dépouiller : l'espoir en l'avenir. Dans sa classe, elle leur dit en paroles et en actes : «Vous n'êtes pas seuls. Vous êtes mes enfants. Et vous avez encore un avenir».

source :  We Are Not Numbers via  Chronique de Palestine

traduction  Dominique Muselet

 reseauinternational.net