23/11/2025 dav8119.substack.com  9min #297000

Le pulsion de contrôle

 Davy Hoyau

Comment en arrive-t-on à une société où systématiquement, tout ce qui est fait est nuisible, nocif, mauvais, idiot, absurde, destructeur, déprimant, révoltant, et tel que n'importe quel imbécile aurait pu largement mieux faire, et mieux encore, même s'il était complètement abruti, il n'aurait jamais pu faire pire ?

C'est une question qui se pose.

Dans une première approche on peut admirer le fait que toute personne active contribue à un système autodestructeur. Quoi qu'elle fasse, la seule partie utile dont le système pourra profiter ne sera que d'accentuer son autodestruction.

Dans les processus itératifs, de renforcement, il est très fréquent, et passablement normal, que ce qui est naturel devienne conscient. Ainsi la volonté objective d'autodestruction devient-elle ce qui trône au plus haut du sommet du système.

La nature joue bien des tours à la conscience humaine dont le rôle dans l'univers est de prendre conscience d'elle-même, dans le cadre strict des lois physiques qui sont imposées.

L'humain a été créé pour prendre le contrôle de la nature dans laquelle il s'inscrit, et au final de sa destinée. L'autodétermination est le propre de l'humain. La croissance en complexité des organismes et des systèmes de pensée qui en découlent, ont la propriété émergente de sans cesse obtenir un plus grand contrôle sur leur environnement, jusqu'à ne plus faire qu'un avec lui.

*

Lorsque la nature fonctionne naturellement, les animaux et les végétaux sont très exactement tels que Dieu les a conçus. Ils sont dignes et purs. C'est le cas aussi des enfants, qui sont brillants et emplis d'énergie et de promesses d'un avenir meilleur.

À ce moment-là, leur potentiel est maximal. Toutes les évolutions futures sont ouvertes. On peut tout croire et tout espérer.

Puis vient le fameux et nécessaire moment où il faut commencer à avoir un contrôle sur ce qui arrive.

Au sein d'un être comme au sein d'un système, l'obtention du contrôle s'accompagne d'une perte de potentialités, et il arrive nécessairement un moment où on s'en rend compte et où on tient à obtenir une conscience du qu'on contrôle.

Dans les pathologies de la peur de la perte du contrôle il résulte une obsession pour le contrôle, y compris envers des choses futiles ou carrément inutiles. Cela va de pair avec la perte de potentialité inhérente à ce contrôle. Et le plus souvent évidemment, la potentialité qui est perdue est totalement ignorée, car si elle ne l'était pas, cela laissera plus d'amplitude dans l'acceptation de la perte de contrôle, ce qu'on appelle la confiance.

La confiance est l'ouverture aux possibilités inconnues d'arriver, et la quasi-certitude qu'on arrivera à se débrouiller avec cela.

C'est un enjeu qu'on voit fréquemment chez les personnes qui ruminent leurs discours potentiels, alors que dans le feu de l'instant ils ne savent plus quoi dire. Les raconteurs de bobards - éditorialistes, intellectuels - ne cessent de ressasser en public des choses auxquelles ils ont déjà réfléchi, mais lorsqu'intervient une nouvelle donnée qui pourrait contrarier leurs conceptions, elle est balayée d'un revers de main.

*

La maladie dont souffre notre monde est l'obsession du contrôle. On ne peut plus se balader sans destination précise, sans que cela paraisse louche. Les gens ont peur. Et évidemment cela va de pair avec l'acceptation d'une annulation stricte de toute liberté, et même un reniement de son intérêt, en tant qu'humain.

On juge que les humains ne sont pas dignes d'être libres parce qu'ils feraient n'importe quoi, et que personne ne saurait comment réagir à cela.

Il est important d'intercaler ici, dans ce discours, la notion pantagruéliquement transcendante selon laquelle l'univers n'aurait eu aucun intérêt à être créé si tout avait été déterministe, et sans introduire la notion de liberté, qui est responsable des miracles cosmologiques sur lesquels reposent la raison de vivre.

La liberté est fondamentale, vitale, et cela veut dire que les humains ont le devoir de veiller à procurer cette liberté aux autres, afin qu'ils se sentent assez en confiance pour expérimenter l'univers et acquérir des connaissances et ainsi, une conscience d'eux-mêmes.

Cela veut dire qu'il s'agit de donner les moyens d'exercer des choses imprévisibles, et de permettre, aimer et savoir profiter de l'innovation, l'invention, et du génie humain. Cela suppose bien évidemment un système social qui soit apte et avide de génie humain, mais surtout - et ça c'est la dernière donnée qui a été oubliée - que ce système humain soit profitable à l'humain, et à sa liberté.

En somme un système humain viable est un moteur d'accroissement de la liberté, et réciproquement un système qui brime et détruit la liberté est par nature en perdition.

*

La réflexion nous est venue de devant notre fenêtre où ils refondent un parc public pour le rendre "multisports". C'était un espace vierge où les gens venaient pour faire à peu près n'importe quelle activité sociale, sportive ou associative, ou même pour que les petits apprennent à marcher. Il y avait de la place pour cela, et des coins habituellement réservés à différentes tranches d'âges, les vieux et leur terrain de pétanque, les jeunes et leurs rotonde à sports, et les tous-petits dans leur bac à sable. C'était cool !

L'horreur de ce parc est qu'ils sont sans cesse en train de le maltraiter en empêchant les plantes et les arbres de pousser. Dès que des fleurs apparaissent, où les enfants aiment se rouler au printemps, ils passent la tondeuse et deux semaines après, inéluctablement il ne reste plus que du foin. S'en rendent-ils compte ? On sait déjà à quoi ressemblerait la réponse à cette question : "moi je fais ce qu'on me dit", "c'est comme ça qu'on fait", "on a toujours fait ça", "sinon ça va être le bordel", etc.

En fait personne ne sait pourquoi il faut absolument éradiquer toute croissance naturelle qui ne serait pas le résultat d'une volonté propre. Les plantes grimpantes, les buissons, les fleurs géantes et multicolores qui poussent sur les barrières, personne n'en a voulu, donc on les extermine. "Comme ça c'est propre". Ils coupent des arbres et ils disent "comme ça les enfants peuvent jouer". Sauf qu'ils adoraient grimper à cet arbre ! Ils coupent des branches qui "poussent trop", et l'arbre tombe malade, et ils ne voient pas le rapport.

Leurs jugements, sont systématiquement dépréciatifs de ce qu'ils ne contrôlent pas. C'est ça la maladie mentale. Ce parc est une représentation symbolique de la connerie humaine. Et maintenant, comme ils ont vu que les gens faisaient des sports divers et variés, des entraînements avec des coachs, des réunions de pompiers, des festivités musicales, des parties de basket, de foot, de corde à sauter etc., ils se sont dits "multisports" ET DONC ils ont découpé l'espace en parcelles dédiées à deux sports, le foot et le basket, séparées par un grillage. Il n'y a plus que deux sports faisables ici. Fini les enfants qui apprennent à faire du vélo. Fini les jogging, et finies les réunions de groupes, parfois des gens qui sortent du bureau pour passer un moment ensemble. Ils sont vraiment débiles. Ils ont même remplacé le sol de charmants petits pavés par du goudron, "comme ça on risque pas de tomber".

Ils ont objectivé ce qu'ils ont vaguement compris et éradiqué tous les potentiels auxquels ils ne peuvent pas penser. Ils ont pris le contrôle de ce que les gens peuvent faire ou pas.

*

Enfin bref, les exemples vont bien plus loin que ce bac-à-sables de la stupidité humaine.

L'exemple topique est le fait de raser une forêt pour en faire des allumettes. Les centaines de milliers d'espèces animales et végétales qui y formaient un écosystème qui devait sûrement recéler des miracles biochimiques révolutionnaires, ont été éradiqués, par soucis d'utilité. Mais quelle utilité, comment se mesure-t-elle ? C'est le système humain qui répond à cette question.

De quel droit une personne civile et snobe arrive-t-elle dans une forêt pour dire aux chevreuils et aux sangliers qui habitent là "c'est chez moi ici, c'est moi qui ai les papiers, alors dégagez !".

On voit le même phénomène de réduction des potentialités dans l'industrie. Depuis longtemps se posait la question de la raison pour laquelle les constructeurs, quelles que soient leurs domaines, ne cherchaient pas à être complémentaires les uns aux autres, en faisant en sorte que les pièces de leurs produits soient détachables et compatibles avec celles d'autres marques, afin de laisser l'utilisateur choisir paisiblement ce qui correspond le mieux à ses usages et à ses besoins. C'est à dire en laissant l'utilisateur libre de choisir ou découvrir les meilleures solutions.

Au lieu de cela les industries se font concurrence sur les produits identiques et incompatibles, volontairement obsolescents. Et le choix restant se porte essentiellement sur la foi en l'image de marque, c'est à dire des notions irrationnelles, de telle sorte que les qualités des produits soient dispersées entre plusieurs marques, et qu'on en change régulièrement et qu'on en ait besoin de plusieurs.

Ce n'est pas "économique", c'est pourtant là-dessus que se fonde l'économie.

Même les logiciels ont de plus en plus tendance à fermer toute créativité, et à ne laisser que des "widgets" "pré-créatifs" vaguement appropriés. La modularité n'est jamais permises, c'est devenu spirituellement binaire, "soit tu prends, soit tu prends pas".

*

Et lorsque les politiciens ouvrent leur bouche, que de nouvelles lois absurdes sont pondues tous les jours alors qu'il faut des années pour lutter contre la moindre d'entre elles, que des guerres aberrantes voire imaginaires sont orchestrées, le problème est toujours le même, celui de la pulsion de contrôle, et dans son sillage, celui de l'effacement des potentiels évolutifs dont on peut prédire qu'ils ne seront pas à la faveur des débiles mentaux qui nous gouvernent. Et de toutes manières ils ne le seront jamais.

L'humain est fait pour pour obtenir le contrôle de sa propre destinée, individuellement et collectivement, et pour cela il applique avec un excès de zèle une pulsion de contrôle sur tout ce qu'il peut, et ce faisant il détruit son propre avenir.

Dans le système capitaliste déclinant, pendant que la ruine se généralise, les gens continuent quand même à se battre pour savoir lequel sera le meilleur, le plus fort, et finalement le dernier à faire faillite. On en arrive à "il ne doit en rester qu'un". C'est à dire que le but du fait-même de s'organiser en société s'est muté en un but obsessionnel et compulsif de survie individuelle au détriment de tous les autres.

Cette guerre de la concurrence est précisément ce qui aura empêché les gens de s'unir au sein d'un macro-groupe social d'intérêt commun.

Mais : si on veut vraiment prétendre avoir un minimum de contrôle sur ce qui arrive, encore faut-il avoir la latitude de faire en sorte qu'il arrive de nouvelles choses. Et finalement, le contrôle de sa propre destinée dont l'humain a si grandement besoin, le fait de poursuivre des buts évolutifs communs, ne peut provenir que de la capacité à abandonner la volonté de contrôle obsessionnel sur ce qui nous dépasse et qu'on ne comprend pas, afin de le découvrir et de continuer à acquérir de la connaissance sur la nature humaine et la nature de l'univers qui est le nôtre.

Il faut lâcher prise, car disons-le objectivement, l'humanité ne sera à-même d'obtenir un réel contrôle sur la nature et sur elle-même que lorsqu'elle en sera digne, qu'elle exercera ce pouvoir avec sagesse, et qu'elle aura l'assurance que son action s'inscrit avec précision dans l'harmonie de l'univers. C'est à dire pas avant vingt millions d'années. En attendant, ce n'est qu'en acceptant l'inattendu qu'on aura une meilleure expérience du contrôle de l'instant présent.

 dav8119.substack.com