06/08/2025 legrandsoir.info  10min #286449

La langue aux catacombes

Carpo Cardels

Le proustologue académicien Antoine Compagnon, élu meilleur féministe de l'année 2014*, a expliqué que l'Académie - française - ne "fonctionnait pas au même rythme" (que le reste de la société, comprend-on). Il ne croyait pas si bien dire. Pour la suivre, à vos déambulateurs ! Vitesse maximale autorisée, 4 km/h et dépassement interdit !

Les ancêtres ou les anciens, puits de savoirs et d'expérience, il faut en prendre soin comme de précieux livres. Nationaliser les EHPAD, virer le privé de cette affaire, poursuivre en justice et punir tous ceux et toutes celles qui ont fait du profit sur leurs os usés. Si le degré de civilisation d'une nation se mesure à la façon dont elle prend soin de ses vieux, la France est une barbarie.

Cependant, est-il raisonnable que des octogénaires (la moyenne d'âge des Immortels est de 77 ans) s'occupent de réguler la langue française ? N'y-a-t-il pas là un paradoxe fondamental à vouloir faire dompter cette entité dynamique et sans cesse en mouvement par des individus sclérosés par leur conservatisme ? Conservateur, conservatrice, c'est d'ailleurs le nom qu'on donne à la fonction de celles et ceux qui administrent les créations humaines figées dans leur immobilité éternelle. L'équivalent en linguistique des langues mortes.

Leur travail réflexif, dont le résultat se matérialise dans le dictionnaire de l'Académie française, est à leur image : desséché, peu fécond et long, très long à venir.

La neuvième édition du dictionnaire de l'Académie française achevée en 2024 remplace celle de 1935. Cette réactualisation a démarré en 1986 : il a donc fallu 40 ans pour publié les 4 tomes. En 1992 paraît le premier tome, en 2000, le second, en 2011, le troisième et enfin, en novembre 2024, le quatrième et dernier tome. 40 ans de branlette intellectuelle pour éjaculer un dictionnaire sans pertinence aucune.

Ah, ça, elle n'avance effectivement pas au même rythme, la Coupole !

Le Petit Robert sort une nouvelle version chaque année. Celle de 2025 comprend 75 000 mots. Le dictionnaire de l'Académie Française en contient 60 000... Si le nombre de mots au prorata des jours à les produire était une vitesse, le Petit Robert roulerait à plus de 200 km/h et l'Académie marcherait. Par contre, le trajet ne coûterait pas le même prix : 400 balles pour le dico des Immortels et 70 pour le Robert.

À titre d'autre comparaison, le Wiktionnaire, dictionnaire en ligne collaboratif, c'est un million d'entrées et c'est gratuit.

Le contenu du dictionnaire de l'Académie française est à l'avenant : réac et bourgeois, raciste et misogyne.

L'absence la plus significative, qui symboliserait le mieux la gabegie de cette institution passéiste et onéreuse, c'est celle du mot « bisou ».

Y-a-t-il un mot plus utilisé chaque jour en France, à l'oral ou à l'écrit, les yeux dans les yeux ou à distance, au téléphone, par e-mail ou par texto que le mot « bisou » ? Et ce n'est pas que cela : ce mot, c'est aussi un mot du peuple, une familiarité qui dépasse le cadre purement familial et que ne s'accorde pas ou très peu la bourgeoisie.

Mépris de classe, donc ?

Ce serait risible si ce n'était malheureusement pas la seule omission et si le problème des omissions était le seul.

De nombreux autres mots pourtant attestés depuis longtemps par l'usage sont absents du dictionnaire de l'Académie française (qui se targue pourtant d'être un dictionnaire d'usage).

Ainsi, et c'est aussi un symbole, si le mot « fellation » (et son corollaire argotique « pipe ») y figurent, pas de trace du « cunnilingus ».

Autre grand absent : le Covid. On se souviendra pour l'occasion de la controverse -  résolue par l'Académie elle-même - sur le genre du Covid. Au passage, l'argument pour justifier le féminin brillait par son incohérence : puisque le « d » de l'acronyme « covid » vient de l'anglais disease et que disease se traduit par « maladie » et que « maladie » est féminin, alors on devrait dire LA covid. Seulement si on appliquait ce raisonnement au week-end, on devrait dire LA week-end. En réalité, la majorité des anglicismes, si ce n'est la presque totalité, sont de genre masculin.

Les anglicismes sont sans nul doute la catégorie lexicale qui souffre le plus de l'indifférence des Académicien(ne)s. Si c'est un débat qui dépasse largement le cadre de l'Académie, entre ceusses qui rejettent ce qu'ils considèrent comme la manifestation d'un impérialisme linguistique (oubliant au passage que le latin était la langue impériale) et ceusses qui pensent que le dynamisme et la vivacité d'une langue se mesure, entre autres choses, à sa capacité d'absorption, il n'en reste pas moins que, alors que l'Académie française ne se caractérise pas par son anti-impérialisme, nombre de mots attestés depuis longtemps par l'usage sont introuvables dans son dictionnaire : web, mail, dealer, live (sauf dans la catégorie « ne pas dire »), vintage, cash, customiser, borderline, buzz, casting, smartphone, spoiler (son équivalent franco-français « divulgâcher »  pourtant recommandé par l'Académie elle-même, est également absent de son dictionnaire), burn-out, teaser... pour les plus anciens et les plus connus.

Par contre, woke et wokisme sont bien présents. Ce n'est guère étonnant quand on sait le caractère obsessionnel de ces thèmes pour le Figaro, organe quasi-officiel de l'Académie française : tapez « wokisme » dans sa barre de recherche et ce sont près de 2000 occurrences qui apparaîtront. Pourtant, si on considère ce que ces termes recouvrent pour eux, on ne manque pas a contrario de s'étonner de l'absence du mot « transidentité » dans le dictionnaire, tandis que « transsexuel », lui, est présent, malgré le rejet qu'il suscite de la communauté concernée. Mais l'Académie se moque de l'usage comme des usagers.

Si « transphobie » est absent, oeuf corse, « homophobie » a été rajouté in extremis avant la publication du dictionnaire papier.

Au-delà de sa pauvreté évidente, il y a aussi des lacunes dans le traitement des mots. Des définitions surannées, fleurant bon la naphtaline et sans mises à jour.

Une « femme » est toujours définie « par ses caractères sexuels, qui lui permettent de concevoir et de mettre au monde des enfants. » excluant de facto de cette catégorie les femmes stériles, ménopausées et transgenres. On se demande quel pas de géant a été franchie depuis la définition de 1935, dans laquelle la femme était « la compagne de l'homme » ou celle de 1878, qui la définissait comme « la femelle de l'homme ».

En comparaison, l'« homme » est avant tout défini comme être humain des deux sexes. Pour trouver le pendant de la « femme », il faudra descendre de plusieurs paragraphes.

La femme est donc aussi un homme comme les autres.

Pour les Immortels, un « négrillon » reste un « petit enfant noir ». Ce n'est ni péjoratif ni raciste, juste « familier ». Comme «  bisou », finalement. La seule concession faite entre la version précédente et celle d'aujourd'hui, c'est qu'« enfant noir » a remplacé « nègre ».

L'Académie française considère toujours l'« autisme » comme un « repli morbide sur soi », définit le mot « jaune » comme un individu « caractérisé notamment par la pigmentation jaune ou cuivrée de la peau » (toujours sans précision sur son caractère péjoratif, raciste ni même injurieux). Idem pour « mongolisme » (« arriération mentale ») ou « mongolien ».

L'Académie française rejette également la féminisation de certaines professions : ainsi, une « préfète » reste la « femme d'un préfet » (alors que cette fonction, certes majoritairement masculine, comprend quelques éléments féminins tout de même).

Enfin, bien qu'elle ait approuvé, non sans un certain mépris, les rectifications orthographiques de 1990, dans la dernière mise à jour de son dictionnaire, l'Académie française ne tient pas compte de cette réforme en première instance, continue de mettre en avant les anciennes orthographes et se contente d'un encart sous la définition des mots réformés.

Arguant d'une mission de service public, le même Antoine Compagnon vante les 1000 visites quotidiennes du portail (non pas seulement du dictionnaire en ligne !) de l'Académie française, faisant, si elle n'était pas déjà faite, la preuve de son peu d'intérêt pour les choses du XXIème siècle. On ne l'en blâmerait point s'il ne dirigeait pas les destinées de la langue française... À titre de comparaison, le CNRTL en ligne, c'est entre 1,5 et 2 millions de visites quotidiennes et le Wiktionnaire francophone, c'est plus de 600 000 visites par jour...

De quoi l'Académie française est-elle alors le nom ?

D'abord d'une certaine idée de la France qui se résumera ainsi : créée par Richelieu, supprimée par la Révolution et restaurée par Napoléon.

Ensuite, l'Académie française (et plus largement l'Institut de France),  c'est un patrimoine immobilier et foncier -  donné ou légué depuis le XIXème siècle - composé de la Villa Kérylos, de la Bibliothèque de l'Institut de France, du Manoir de Kérazan, de la Maison de l'Institut de France à Londres, de la Colombière, du domaine de Chaalis, de la Fondation Dosne-Thiers, du Château de Chantilly, de le Bibliothèque Mazarine, de le Fondation Simone et Cino Del Duca, du Musée Jacquemart-André et du Château de Langeais.

La Cour des Comptes alerte régulièrement sur le train de vie des Académiciens : 2,5 millions d'euros par an pour entretenir les 33 membres « presque » bénévoles, occupation d'appartements parisiens à titre gracieux (comme le cas de Maurice Druon par exemple : « en 1999, l'auteur des Rois Maudits ayant indiqué qu'aucun appartement du parc immobilier de l'académie ne correspondait à ses souhaits, la commission administrative avait décidé, en raison des services rendus, de lui laisser le choix de l'appartement dont l'Académie prendrait le loyer à sa charge. Maurice Druon a décidé d'habiter dans un appartement de sept pièces situé dans le VIIe arrondissement de Paris. Valeur locative estimée en 2012 : 5 400 €. »), dépenses en hausse et effectifs stable, avantages en nature injustifiés...

Les Sages dénoncent également dans leur rapport de 2021, « un patrimoine artistique et culture exceptionnel en partie laissé à l'abandon ». Et alors que l'Académie française (mais aussi les cinq autres Académies regroupées au sein de L'Institut de France) est supposée entretenir son patrimoine avec les recettes provenant de son exploitation, l'état est régulièrement obligé d'injecter des dizaines de millions d'euros pour pallier les carences causées par une mauvaise gestion.

À l'heure où le gouvernement demande aux travailleurs français des sacrifices scandaleux pour combler les déficits que lui-même creuse par une gestion dispendieuse toujours au bénéfice des mêmes dont l'utilité s'avère proportionnellement inverse au poil qu'ils ont dans la main, il serait peut-être temps d'envoyer aux oubliettes (ou aux catacombes) ces profiteurs, afin qu'il profitassent justement dans la plus grande sérénité et le plus grand calme d'une immortalité bien méritée.

Et nous foutent accessoirement la paix avec leur vision poussiéreuse et franco-centrée de la langue française.

Il existe déjà des institutions internationales de veille de la langue française : le Conseil supérieur de la langue française et le Conseil international de la langue française.

Cet article est inspiré du travail des  Linguistes Atterrés et notamment de la chaîne  Linguisticae.

(*)  Dans un article du Figaro daté du 7 janvier 2014, Antoine Compagnon s'est fendu, à propos de l'enseignement, d'une tirade contre « la féminisation massive de ce métier [qui] a achevé de le déclasser, c'est d'ailleurs ce qui est en train de se passer pour la magistrature. »

Les sources :

Le dictionnaire de l'Académie est une honte , Linguisticae
 Tract des linguistes
 LDH-France
 Dictionnaire de l'Académie française (allez les soutenir, ils en ont besoin)

 legrandsoir.info